L'art de la conversation...
Ecouter du Marivaux, c'est réentendre les voix qui se sont tues, leur harmonie, leur mélodie, leur ingéniosité à se connaître et à se reconnaître : les propos des hôtes les plus galants des soupers chez Mme Lambert. Ecouter des Fables de La Fontaine, c'est réentendre le ton et le tour, l'épicurisme acide et le charme courtois qui prévalaient dans l'entourage de Mme de La Sablières
La conversation est à la fois un art et un jeu, elle ébauche l’utopie d’une société idéale « à hauteur d’homme » et à l’échelle de nos subjectivités. Elle doit – disait Oscar Wilde – tout aborder mais ne rien approfondir, sur l’air de « vous m’avez compris… » Un proverbe japonais affirme même que « ce qu’un homme ne dit pas est le sel de la conversation ». A égale distance du consentement et de la controverse, elle dessine l’espace d’une relation sans contraintes, où la parole se déploie librement dans l’horizon de l’amitié, pour le plaisir, et ni pour convaincre ou dominer, ni pour enseigner ou tromper. Dans ce registre la parole retrouve sa vraie nature de lien social, dans l’ordre du don et contre-don, dans l’élément d’une intersubjectivité effective, où en se révélant à l’autre on s’éclaire soi-même et réciproquement. Alain notait dans ses Propos sur le bonheur que dans la conversation comme dans la danse « chacun est le miroir de l’autre ».
L'art de la conversation, considéré comme l'un des fleuronss 1 de la culture classique françaisen 1, désigne une pratique développée en France aux xviie et xviiie siècles, devenue un spectacle pour toute l'Europes 2 et caractérisée par la recherche d'une dimension esthétique et hédoniste dans les échanges mondains. Dans les ouvrages traitant de l'art de la conversation dans la France classique, les auteurs ne délimitent pas cet art protéiformes 3 dans ses formes ou ses codes. L'expression concerne originellement la conversation mondaine, mais ses pratiques et ses valeurs se sont répandues dans l'ensemble de la société cultivée, ont eu une influence importante dans la littérature, et le terme désigne plus généralement un art littéraire au sens classique de ce terme.
Pour des raisons culturelles et linguistiques, cet art a concerné essentiellement la France et son apparition a été favorisée par la libéralisation des mœurs à la mort de Richelieu. Il s'est développé grâce à l'émergence d'une société de Cour rassemblant une noblesse devenue oisive, en conservant ses caractéristiques originelles, issues du classicisme, dans le langage, la rhétorique et l'esthétisme, et sa diffusion dans l'ensemble du pays a été favorisée par le développement des Salons. Il a disparu rapidement lorsque la Révolution a bouleversé les conditions sociologiques qui l'avaient fait naître pour faire place à la « véhémence de l'orateur ».
Associant l'idéal de l'Honnête homme et la culture du Courtisan, l'humanisme et la grâce, l'art de la conversation exige d'être galant, d'avoir esprit, goût, bel air et bon ton. Hommes et Dames badinent en promenade ou dans les salons, échangent des flatteries, des pointes, dans la recherche d'un plaisir réciproque, se défiant de la rhétorique du débat. L'ensemble d'une société s'est reconnue dans cette pratique, et de nombreux contemporains en ont laissé un témoignage important à travers leurs mémoires, leur correspondance, ou des essais littéraires. Ils évoquent le plaisir qu'ils y trouvent, parfois les excès, et aussi ses codes et ses règles informelles. Ce sont ainsi de véritables portraits d'artistes qui nous sont parvenus.
La conversation orale représentait alors un modèle pour les différents genres littéraires, avec sa propre rhétorique et l'exigence formelle du classicisme, et s'inscrivait dans le courant esthétisant des Belles-lettres. Cette littérature de dialogues est devenue à son tour un modèle pour l'éducation sociale des aristocrates nobles et bourgeois, favorisant ainsi sa diffusion dans l'ensemble des cercles intellectuels, littéraires et mondains.
Dès le début du xixe siècle, et aujourd'hui encore, des récits et des études expriment intérêt et nostalgie pour cet art disparu. Dans une époque où la communication rejette parfois dans l'indifférence la langue que l'on parle et le style dans lequel on s'adresse à autruis 4, cet article invite à « découvrir la passion que des temps moins éclairés mirent à disputer sur les qualités de leur langage, sur l'honneur qu'il pouvait faire à autrui et sur la faveur qu'il pouvait valoir au sujet parlants 4 ».
L'Art de la Conversation qui se pratiquait en France aux xviie et xviiie siècles, est mort (voir § Entre Urbanité et Civilisation)s 7,s 8, devenu un lieu de mémoires 9, un mythes 10.
Avec la présentation encyclopédique des différents aspects de cet art, des témoignages et des études qu'il a suscités, l'article est également l'occasion d'une visite guidée, littéraire, d'un univers disparu. Il permet ainsi d'apercevoir quelques personnages, acteurs de ces conversations : Fontenelle et ses mondes, Madame du Deffand dans son salon, Diderot au coin de l'âtre, les bourgeois de Furetière et tant d'autres. Il permet également de percevoir l'écho de leurs conversations, dans le style rocaille des arts décoratifs et de la peinture de ce siècle, que Marc Fumaroli décrit ainsi : « Esprit de finesse et raillerie qui refusent l'esprit de sérieux sans renoncer à la suprême responsabilité de l'élégance, dans la galanterie du dialogue masculin-féminins 11 ».
Pendant cette période d'un siècle et demi, La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat4 : la noblesse, dépouillée de ses fonctions anciennes, se retrouve à Versailles pour faire sa cour au roi ; Madame du Deffand en prend son parti et constate que « Gouverner un état ou jouer à la toupie, me paraît égal ; mais c'est la pierre philosophale que de s'assurer de ne s'ennuyer jamais5 ». Alors les plaisirs, les arts et les lettres règnent à la cour de Sceaux. À cette époque-là, on peut être précieuse (voir § Les précieuses et les savantes) sans être toujours ridicule, mais il est préférable de ne pas paraître savant (voir § Les fâcheux). On s'évanouit d'une expression triviale inconsidérée, dans un salon ou au théâtre. On sursaute, à Sceaux, dans les salons littéraires, à l'irruption d'une cadence à la rime dans la prose d'une conversation, parce que Vaugelas la condamne6,a : la galanterie et la magnificence n'avaient encore jamais paru en France avec tant d'éclat7. À Versailles, la société de cour régule les positions de prestige, et l'essentiel des rapports de force se traduit dans les échanges mondains où le fond s'exprime d'abord par la manière. Un trait d'esprit du duc de Lauzun atteint et blesse la cible, mais il est difficilement compréhensible pour le lecteur du xxie siècle : le duc s'exprime davantage par le ton et l'attitude que dans ses mots.
Cet art s'est diffusé dans l'aristocratie et la bourgeoisie, par la littérature et le développement des Salons, et dans la société, où, selon Furetière « on tâchait d'imiter tout ce qui se pratique dans les belles ruellesn 3 par les précieuses du premier ordre8,ws 2 ». Il s'est développé dans le cadre de la conversation mondaine, la démarquant des conversations savantes ou éruditesn 4. C'est ainsi que « l'ensemble d'une société oisive s'est retrouvée dans ce qu'elle identifiait elle-même comme un loisir mondain commun. Ce fut, pour la nation tout entière, un idéal de sociabilité sous le signe de l'élégance et de la courtoisie, qui opposait à la logique de la force et à la brutalité des instincts un art de vivre ensemble fondé sur la séduction et sur le plaisir réciproques 13 ».
Pour tenter d'approcher la réalité musicale de ces conversations et mieux comprendre l'esprit de la nation qui conversait, alors qu'il n'en reste évidemment aucune archive sonore, il faut écouter la musique de cette langue classique précise, souvent somptueusen 5, instrument des conversations. Les références et illustrations sonores (voir § Illustrations sonores) et les textes encadrés faciliteront cette approche : « En apprenant la prosodie d'une langue (la prosodie cherche l'ode, c'est-à-dire la musique dans la langue et la manière dont ceux qui la parlent habitent le réel) on entre plus intimement dans l'esprit de la nation qui l'a parlée »n 6 et les témoignages des acteurs, la lecture des dialogues dans l'œuvre romanesque et théatrale permettront également d'approcher cette réalité effacéen 7.
Si les chefs-d'œuvre éphémères de cet art ont disparu, « des épaves plus résistantes nous en sont parvenuess 8 », selon l'expression de Marc Fumaroli : « la disposition des hôtels particuliers, leur décor, les arts plastiques et décoratifs travaillent à créer, avec l'art des jardins, un milieu liquide, miroitant et ductile pour cette grande affaire française, la sociabilité orales 2. »
Les salons reconstitués avec leur mobilier au musée des arts décoratifs à Paris (§ Voir aussi) évoqueront le décor, de ce théâtre de la conversation. L'article Style Louis XV présente quelques exemples de ce mobilier.
Une visite au Musée du domaine de Sceaux (§ Voir aussi), une déambulation dans le parc du château feront renaître la cour de Sceaux et le salon de la duchesse du Maine ; le château de Rambouillet (§ Voir aussi), a également accueilli beaucoup de ces chefs-d'œuvre éphémères. Et bien sûr Versailles, le parc et le château, (§ Voir aussi), la scène où se produisaient le duc de Saint-Simon et ses contemporains.
Les études contemporaines (voir § Études modernes) proposent de nombreuses pistes pour approfondir la connaissance de cet art et de son contexte culturel ; la lecture des ouvrages de la bibliographie classique (voir § Auteurs antérieurs à la Révolution) permettra d'entendre un écho de la langue de ces conversations, et des émotions qu'elles procuraient. La langue littéraire était en effet un modèle pour la conversation réelle, qui en retour nourrissait l'œuvre romanesque.
« Malgré tous les défauts qu'on attribue aux Français, c'est en France, et les étrangers équitables en conviennent, qu'il faut chercher le talent de la conversation. Il est plus commun et plus estimé chez eux que chez toute autre nation. Le même tempérament qui la leur fait aimer, les dispose à y réussir. »
— Abbé Trublet
La période sur laquelle on convient généralement de considérer que la conversation mondaine fut un art s'étend de la mort de Richelieu (1642) à la Révolution (1789). Le classicisme désigne cependant une période légèrement plus restreinte, en particulier pour la littérature, commençant par convention vers 1660 et centrée sur le règne de Louis XIV.
L'exclusivitén 8 française, souvent revendiquée, et souvent reconnue par l'étranger, d'une pratique de la conversation considérée comme un art par la société qui s'y adonne ou s'y reconnaît au point de l'élever au rang d'une institution littéraires 15, est généralement expliquée par les circonstances historiques (hypertrophie de la Cour, oisiveté de la noblesse...). Des caractéristiques sociales (oisiveté, soulignée par Stendhals 16) et culturelles (spécificités de la langue française classique...) sont probablement également en cause : ainsi, selon Voltaire, « de toutes les langues de l'Europe, la française doit être la plus générale, parce qu'elle est la plus propre à la conversation (...) car les Français ont été, depuis cent cinquante ans, le peuple qui a le plus connu la société9 ».
Madame de Staël l'affirme presque sans nuance : « on peut l'affirmer sans impertinence, les Français sont presque seuls capables de ce genre d'entretien. C'est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujetss 18 », et elle consacre un chapitre à répondre à cette interrogation : « Pourquoi la nation française était-elle la nation de l'Europe qui avait le plus de grâce, de goût et de gaietés 17? ». Et la conversation pourrait bien exprimer, dans sa forme et dans son objet, l'essence d'une sociétés 19.
Ainsi l'Allemagne serait moins prédisposée à cette pratique : l'écrivaine estime que le tempérament des Allemands et des Autrichiens ne les prédisposent pas à cet exercice : « ils donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le temps nécessaire en fait de conversation [de salon] c'est l'amusement ; si l'on dépasse cette mesure l'on tombe dans la discussion, dans l'entretien sérieux qui est plutôt une occupation utile qu'un art agréable s 20. » Norbert Elias y ajoute d'autres différences culturelles : « en Allemagne, le livre était, en dépit des relations sociales entre intellectuels, sinon le seul du moins le moyen de communication primordial ; en France, les hommes communiquaient entre eux - en dépit de leur amour du livre - d'abord par la conversation s 21 ».
L'Angleterre a cependant pu approcher cet art : « Les Anglais, ne redoutant point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres ; et loin que les manières anglaises parussent disgracieuses même en France (...) l'Angleterre a été pendant longtemps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurss 22 ». Mais Pierre Assouline, nostalgique de cet art français, suggère avec humour que de toute façon, « les gens de ce pays, qui pratiquent le small talk, et y survivent, ne sont pas comme nouss 23 ».
À propos de l'Italie, c'est Stendhal qui remarque que dans ce pays, « tout homme passionné est occupé et n'a pas besoin qu'on l'amuse ; faute d'amusements, il ne risque pas de tomber dans l'abîme de l'ennui, comme Madame Du Deffands 24 », l'opposant ainsi à la société mondaine de la France où l'on converse comme on joue à la toupie, pour chasser l'ennui5. L'incompréhension est réciproque, car la conversation n'occupe pas la même place pour les deux nations : « la conversation n'est ici [en Italie] que le moyen des passions ; rarement est-elle en elle-même un objet d'intérêt. Ce petit ensemble de faits, je ne l'ai jamais vu comprendre par un seul Françaiss 16 ».
Les Espagnols ne rechercheraient pas autant que les Français la compagnie de leurs compatriotes : « Le François ne saurait, comme l'Espagnol, plus tranquille et plus grave, soutenir une solitude oisive, content, pour ainsi dire, de lui-même, heureux par le seul repos10 ».
Ainsi le chevalier de Méré explique que ce terme, Honnête homme, « cette expression qui merite bien d'estre entenduë, si rare et si belle11 », n'a pas d'équivalent chez les Italiens, les Espagnols, les Anglais et les Allemands n 9. Cette spécificité serait liée à celle du modèle de l'Honnête homme, référence fondamentale des règles de la conversation (voir § Honnêteté, bon goût et galanterie), terme qui serait propre à la langue française. La conversation serait ainsi le « principal emploi des honnêtes gens désoccupés qui trouvent aisément, parmi les gens les plus occupés (...) certains qui ne sont pas toujours fâchés qu'on les détourne pour quelques moments d'un travail ennuyeux et pénible10 ».
François de Sales (1567-1622) identifiait trois catégories de conversationa 2, excluant le caractère ludique et esthétique ou mondain qui prévaudra ensuite :
- Les mauvaises conversations : « On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien ceux qui entraîne en icelles sont vicieux, indiscrets ou dissolus ; et pour celles-là, il s'en faut détourner. »
- Les conversations inutiles : « Il y a des conversations inutiles à tout autre choses qu'à la seule récréation, lesquelles se font par un simple divertissement des occupations sérieuses ; et quant à celles-là, il ne faut pas s'y adonner (...). »
- Les conversations utiles : « Reste les conversations utiles, comme sont celles des personnes dévotes et vertueuses (...) En toutes conversations, la naïveté, simplicité, douceur et modestie sont toujours préférées (...) Il faut pour l'ordinaire qu'une joie modérée prédomine en notre conversation. »
Il définit sa propre conception de la pratique des échanges mondains à la Cour royale du xvie siècle (« la gaieté et gausserie provoque à rire par une simple liberté, confiance et familière franchise, conjointe à la gentillesse de quelque mota 3 ») à partir de l'exemple médiéval de la Cour de Saint Louis au xiiie siècle, où la récréation reste en liberté surveillée : « Saint Louis, quand les religieux voulaient lui parler des choses relevées après dîner : Il n'est pas temps d'alléguer, disait-il, mais de se récréer par quelque joyeuseté et quolibets : que chacun die ce qu'il voudra honnêtement ; ce qu'il disait favorisant la noblesse qui était autour de lui pour recevoir des caresses de sa Majesté a 3. »
Le ton, le maintien, n'avaient pas encore la place prépondérante qu'ils prendront ensuite. L'« éloquence du corps » (le regard, les gestes, le visage) n'était pas impliquée consciemment dans l'art de la parole : « Les traités du xviie siècle ne faisaient qu'effleurer le sujet et, bien que préconisant une langue simple, naturelle, dénuée d'affectation, les manuels de conversation ne se préoccupaient guère de la voix et de ses capacités expressives, leurs auteurs pensant probablement que les choses allaient de soi s 25. »
Dans les années 1570, Montaigne, qui consacre un chapitre entier de ses Essais à la « conférence »a 4 propose une vision plus animée d'une confrontation orale : « J'ayme entre les galans hommes qu'on s'exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l'ouye, et la durcir contre cette tendreur du son cérémonieux des parolles. (...) Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse, si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le hurt et a ses allures contreintes a 5,ws 3 ». Dans cette vision, il s'agit se réunir des individualités fortes qui se confrontent en se respectant : c'est l'individu, avec sa personnalité, qui est la valeur centrale et non pas le groupe. Et pour la confrontation des idées Montaigne valorise la curiosité savante contre la non-challancearistocratiques 26.
La langue employée par Montaigne (gasconnismes, dédain pour l'élégance, voix vive et rauque), n'est pas encore celle de la Cour, qui sera réformée sous l'influence de Malherbe, et favorise la confrontation d'idées : la langue de Montaigne est encore celle d'une discussion virile, entre hommess 27. Cette véhémence heurtée fera place ensuite à l'euphonique douceur du langage de bonne compagnie et de cours 28, et Guez de Balzac, initiateur emblématique des Belles-lettresn 10 qualifiera Montaigne d'archaïsme et de provincialismes .
La mort en 1642 de Richelieu, ministre dur et haï, (« Que ne mouroit alors Son Eminence / Pour son bonheur et notre repos12 ! ») permet une libération relative de la parole et des mœurs13.
En 1661, la mort de Mazarin marque le début de l'exercice absolu du pouvoir par Louis XIV, avec le contrôle de la noblesse à la Cour et le retour d'une morale plus austère sous l'influence en particulier de Madame de Maintenon. Cependant, les évolutions du langage et de la société qui ont permis l'essor de l'art de la conversation (réforme de la langue, développement de la cour...) avaient déjà commencé, et cet art restera marqué par ce contexte originel d'un « atticisme Richelieun 11 » : « version originale, moderne et chrétienne, du goût attique des Anciens : un classicisme non d'imitation pédante, mais de fraîcheur inventive et de jeunesse retrouvées 31 ».
L'exercice absolu du pouvoir, et une Cour austère, favoriseront ensuite les comportements excessifs et transgressifs : les Précieuses, les Savants, le Ridicule... Mais, entre ces deux moments, la Régence d'Anne d'Autriche, reine indulgente, a permis le développement d'une civilisation mondainen 12. Dans cet intervalle, « on ne vivait alors plus que pour le plaisir, dans une liberté et une franchise qu'on a plus connues ensuite13 » : la « vérité délicate et sincère » peut s'exprimer plus librement, et « les vices délicats se nommaient des plaisirs12 ».
C'est à cette époque de paix qu'apparaissent les salons, et, avec eux, les Précieuses, dans l'acception initiale de ce terme, dont l'Abbé de Pure nous dit que « les premiers beaux jours que la paix nous a donnez, ont fait cette heureuse production, et en ont embelly leur serenité, et enrichi nos conversations. Ces astres qui brillent sur la terre, ont deux sortes de ciel que la nouvelle philosophie a appelé Alcove ou Ruelle. L'un et l'autre ne composent qu'une sphère, et sont dans un mesme cercle que l'on appelle de Conversation »14.
C'est ainsi que Saint-Évremond évoque, après 1672, dans une lettre à Ninon de Lenclos, les belles années de leur jeunesse (voir encadré), à la mort de Richelieu, alors qu'ils avaient moins de trente ans : le ton des conversations était plus libre, la raillerie, la flatterie et la préciosité n'avaient pas le caractère excessif qu'ils eurent par la suite.
Les sujets de conversations étaient élevés au rang d'art. On parlait beaucoup de mariage et de décès, mais le sujet principal était l'amour et on se posait des questions comme : "La beauté est-elle nécessaire pour faire naître l'amour ?" ou encore "Le mariage est-il compatible avec l'amour ?"
La noblesse, dessaisie de nombreuses charges de l'État, éloignée de la gestion de ses terres, est rassemblée à la Cour dans une oisiveté mondaine : Norbert Elias situe les prémisses de cette société de cour durant le règne de Henri IV de France (1589-1610)s 33.
- Le génie de la langue française
- La « conférence », rude, telle que l'appréciait Montaigne, n'est plus de mise, et la langue française elle-même a évolué, adoptant une musique plus élégante : « enfin Malherbe vint15... » promouvant la langue de la Cour avec son bonheur courtois et ses saveurs harmoniques et euphoniques (« du vin qui rit dedans l'or16... » voir encadré), à la portée seulement de la société cultivée, parisienne et proche du rois 27.
- Cette évolution consacre ce qui deviendra, selon Marc Fumaroli, un lieu commun : le « génie de la langue française » qui « hérite du latin sa clarté économique, de l'italien sa douceur, de l'espagnol son éclat, du christianisme gallican sa réserve et sa gravité morales, une lumière qui contient toutes les couleurs, mais qui n'en abuse pass 31 »
- Prestige et formalisme
- L'évolution sociale d'une classe cultivée et aisée favorise le développement de la conversation comme un art, loisir mondain qui se propage ensuite au-delà de la Cour royale par les salons et la littérature. Dans une telle société, les individus communiquent préférentiellement par la conversation et l'action a lieu essentiellement par la parole : le « commerce social d'homme à homme » est régi par « une réglementation méticuleuse de l'étiquette, du cérémonial, du goût (...) et même de la conversation »s 34 et Jacques Revel évoque « l'indéfini commentaire du groupe sur lui-même dans la conversations 35 ».
- L'exemple présenté dans la section Origine et place de la conversation littéraire illustre bien ce point : un grammairien critique sous forme de dialogue un roman, cette critique est à son tour critiquée par un autre grammairien également sous forme d'une conversation, et ces dialogues alimenteront les échanges d'après-dîner...
- L'effacement du je
- Madame du Deffand soulignait que dans les Essais de Montaigne « le je et le moi sont à chaque ligne », alors que dans cette nouvelle société de cour, il faut ne jamais parler de soi-mêmes 36(Voir § Un art collectif / Emulation mondaine). Et Bossuet le répète aux consciences aristocratiques qu'il dirige : « Qu'importe au monde qui vous soyez, où vous soyez, ou même que vous soyez ? Cela lui est indifférent ; on n'y songe seulement pas. Peut-être aimerait-on mieux être tenu pour quelque chose étant blâmé, que d'être ce pur néant qu'on laisse là17 », ou Pascal : « le moi est haïssable (...) il est incommode aux autres (...) chaque moi est l'ennemi18 ». Cette orientation morale favorise l'attention aux autres dans la conversation : écoute, complaisance et agrément (voir § Un art collectif / Émulation mondaine).
- Dans ce contexte moral, les positions de prestige, régies par la « rationalité de cour » dont Norbert Elias évoque l'apparition à cette époque, sont exprimées par les formes (maintien, ton, attitude...).
- La dispute mondaine
- La conversation s'inscrit, dès son origine, dans le cadre moral et mondain de l'Honnête homme qui se construit au xviie siècle. Au cours du xviiie siècle le développement des Lumières tend à valoriser progressivement les échanges intellectuels parmi la bourgeoisie cultivée ou savante, mais dans la Conversation il ne s'agit pas de raisonner ou de s'exposer. La discussion reste une activité principalement hédoniste, même pour une dispute intellectuelle : « il n'est pas question du vray ou du faux ; ces questions ne sont plus du temps, ny à la mode. Il est question de l'apparence & du plaisant19 ». Ainsi, Saint-Évremond constate, après le départ du marquis de Miremont du salon qu'il fréquente : « la conversation languit, la dispute est morte » mais s'il regrette les échanges « vifs, animés, et disputant » c'est parce que dans ces conversations, « l'air [brillant] y était préférable aux raisons »20, le plaisir reste privilégié plutôt que la rationalité, et le poète préféré au savant.
La hiérarchie des valeurs selon Montaigne est ainsi inversée avec la recherche de la grâce indicible : la curiosité, l'affectation sont prohibées au profit de la nonchalance aristocratiques 37. C'est ainsi que « La construction collective du goût passe par l'exercice sacralisé de la conversation »s 35 qui acquiert une valeur artistique, avec une esthétique mondaine centrée sur les effets, où l'art de plaire tient le rôle centrals 38.
Les bouleversements apportés par la Révolution créent un contexte social et économique dont l'aristocratie, et particulièrement la noblesse, avec ses codes mondains définitivement désuets, se trouve définitivement étrangère, et la conversation s'interrompt pour faire place à la véhémence des orateurss 39. L'art de la conversation, comme les autres arts, devait tout aux manières de voir, à la foi et au goût et la conversation mondaine, où « les devisants manifestaient leur modestie et leur douceur dans l'attention scrupuleuse apportée aux autres par la politesse, dans l'usage d'un style refusant véhémence et grandiloquences 40 » meurt dès que le tranchant d'un dogme opprime les vraisemblances et stérilise les médiationss 6. La vertu de complaisance cède la place à l'argumentation.
L'art et la manière
« Les lois de la conversation sont en général de ne s’y appesantir sur aucun objet, mais de passer legerement, sans effort & sans affectation, d’un sujet à un autre ; de savoir y parler de choses frivoles comme de choses sérieuses ; de se souvenir que la conversation est un délassement, & qu’elle n’est ni un assaut de salle d’armes, ni un jeu d’échecs ; de savoir y être négligé, plus que négligé même, s’il le faut : en un mot de laisser, pour ainsi dire, aller son esprit en liberté, & comme il veut ou comme il peutws 4. »
— d'Alembert et Diderot, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers
L'Encyclopédie donne une définition de la conversation qui s'inscrit dans une morale associant l'honnêteté, le bon goût et la galanterie.
- Honnêteté
- Particulièrement en conversation, l'honnesteté est le résultat d'un effort individuel et d'une entente collective pour s'adapter et s'adopters 51. La figure de l'Honnête homme (« sous une apparence fiere ils avoient le cœur juste, et les mœurs douces23 ») et ses codes moraux ont largement déterminé l'art de la conversation, avec cette remarque déterminante : « quel avantage peut-on tirer d'avoir de l'esprit, quand on ne sçait pas s'en servir à se faire aimer24 ? »
- Le chevalier de Méré fait appel fréquemment à cette figure de l'Honnête homme en définissant les règles de la conversation : « quand on y veut réussir, on doit principalement s'étudier à devenir honneste homme », et « faire en sorte (...) d'avoir veu le monde en honneste homme25 ». L'art de la conversation s'inscrit ainsi nettement dans un humanisme : « je ne comprens rien sous le Ciel au-dessus de l'honnêteté ; c'est la quintessence de toutes les vertus (...) Cette science est proprement celle de l'homme, parce qu'elle consiste à vivre et à se communiquer d'une manière humaine et raisonnable22 ».
- Bon goût
- Le contexte mondain et cultivé des conversations exigeaient également de l'honnête homme le bon goût. Mais si le ton, la galanterie, l'honnêteté, la bienséance, peuvent être définis et s'apprendre, comme des techniques, le goût qui « consiste à sentir, à quel point de bonté sont les choses qui doivent plaire, et à preferer les excellentes aux mediocres23 » ne peut être enseigné.
- Le bon goût ne peut être défini car « on le sent mieux qu'on ne le peut exprimer23 », même si certains ont sur ce point un sens assuré qui se fonde sur « des raisons tres-solides, mais le plus souvent sans raisonner23,b ». Comme pour les autres arts, pour la conversation le bon goût « contribuë à nostre bon-heur ; et plus il excelle, plus il y contribuë. Il ne faut pas chercher plus avant ; car ce serait demander pourquoy nous voulons estre heureux23 ». Comme pour les autres arts, on peut « s'exercer de bonne heure, à juger des choses du bon air, et (...) sur le goust des personnes qui l'ont excellent23 », et finalement « le goût se forme dans la conversation26 ».
- Galanterie
- La galanterie, équilibre entre complaisance et bienséance, est une qualité nécessaire lorsque des Dames participent à la conversation, sous peine d'« extravaguer23 », elle consiste à « donner une vüe agréable à des choses fâcheuses » mais il faut y être habile : « plus ces sortes de choses sont agréables lors qu'on les fait bien, plus elles dégoûtent si l'on s'en acquitte mal28 ». En particulier, les femmes étant supposées « aussi ignorantes que les crocheteurss 5 », leur présence interdit les conversations trop savantes : « bien qu'il soit utile de tout remarquer en passant, il n'en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir. Pour l'ordinaire, il faut procéder avec un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie29 ».
- L'idée de la Carte de Tendre est née d'une conversation galante et spirituelle (« ceux qui savent que cela a commencé par une conversation qui m'a donné lieu d'imaginer cette carte en un instant, ne trouveront pas cette galanterie chimérique ni extravagante30 ») : lors de l'un de ses samedis, Madame de Scudéry avait répondu à Pellisson qui l'interrogeait sur la route à parcourir pour cheminer de l'état d'ami particulier à celui d'ami tendres 52.
L'art de converser est, dans cette société qui voit dans la sociabilité la condition du bonheur, une vertu à part entière qui s'inscrit dans la culture de l'Honnête Homme, et nécessite un apprentissage pour y associer la grâce héritée de la culture de Cour. Signe de l'enjeu social et culturel de la conversation, le nombre et le succès des ouvrages qui enseignent l'art de converser montrent une véritable attente d'un public désireux d'apprendres 53.
Cependant, selon le chevalier de Méré, « il y a deux sortes d'Estude31... » :
- « ...l'une qui ne cherche que l'Art et les Regles » : dans la suite de Madame de Scudéry, de ses samedis, et de ses romans initiatiques, de nombreux manuels sont ainsi édités qui explicitent des recettes permettant de s'intégrer honorablement à ces conversations mondaines, mais ces règles de bienséance sont cependant destinées à un public bourgeois.
- « ...l'autre qui n'y songe point du tout, et qui n'a pour but que de rencontrer par instinct et par reflections, ce qui doit plaire en tous les sujets particuliers » : la tradition issue de l'hôtel de Rambouillet, plus aristocratique, se transmet essentiellement par imitation et imprégnations 53,α.
Les traités eux-mêmes soulignent toujours que les règles ne suffisent pas, et ce sont les cercles, les salons aristocratiques et finalement la Cour, qui fournissent les exemples à imiter : « les goûts se forment dans la conversation, et l'on hérite le goût d'autrui à force de le fréquenter33 ».
Dans la perspective aristocratique, il s'agit d'atteindre la grâcen 13, qualité sans laquelle une conversation n'a pas cette dimension esthétique idéale (« la grâce plus belle encor que la beauté34... ») qui emporte la séduction (alors que la beauté ne provoque que l'admirations 54) et qu'on ne peut atteindre que par la pratique, caractérisée par la naïveté et la nonchalance :
« En tous les exercices comme la dance, faire des armes, voltiger ou monter à cheval, on connoist les excellens maistres du mestierβ à je ne sçay quoyn 14 de libre et d'aisé qui plaist tousjours, mais qu'on ne peut guere acquérir sans une grande pratique (...) mais d'une façon si naïve qu'elle donne à penser que c'est un present de la nature. Cela est encore vray dans les exercices de l'Esprit comme la Conversation36. »
Ce Je-ne-sais-quoi est un indicible (voir encadré) qui unit le souffle de la parole et l'âme des actions, discours et comportement indissociables dans la conversation. C'est le terme utilisé par Nicolas Amelot de la Houssaye pour traduire (1684) le despejo espagnol de l'Homme de cour (1647) de Gracian, lui-même inspiré de la sprezzaturaγ italienne du Livre du Courtisan (1528) de Castigliones 55,n 15 où se retrouvent les cultures curiales européennes. La Cour reste le modèle essentiel, et les courtisans ont reçu le don de la grâce, dans une conception religieuse de l'indicible Je-ne-sais-quoi. Bossuet souligne cette origine divine dans son oraison funèbre de Louis de Bourbon, après avoir rappelé les charmes de la conversation du prince : « c'est de Dieu que viennent ces dons ; qui en doute ? ces dons sont admirables ; qui ne le voit pas37 ? ». Une revendication plus simplement aristocratique d'un don à la naissance se retrouve dans la remarque de Damien Milton : « ce que l'on appelle le goût dans un sens figuré est une chose bien rare et qui se trouve en peu de personnes. On ne saurait presque ni l'apprendre ni l'enseigner, il faut qu'il soit né avec nous38 ».
Ayant reçu de Dieu ou de sa naissance le don de la grâce, l'Honnête homme devra faire oublier ses modèles par le caractère négligé : « car on ne saurait trop se souvenir que c'est une belle chose d'estre éloquent, et ne pas sentir les instructions des Maistres ; (...) faire en sorte, s'il est possible, que cela paraisse venir purement de la beauté du genie, et d'avoir veu le monde en honneste homme (...) ce n'est pas qu'on puisse avoir trop d'Art ny trop d'Artifice en quoy que ce soit, pourveu qu'on ne s'en serve qu'à rendre le monde plus heureux ; mais il ne faut pas que l'un ny l'autre se montre39 ».
- La création poétique
- Quand elle est un art, la conversation est une création poétique, et l'émotion esthétique en est l'aboutissement, « l'esprit ne peut aller plus loin, et c'est le chef d'œuvre de l'intelligence40,c ». Cette recherche esthétique explique aussi le rejet de l'expression savante (§ Les fâcheux) : le chevalier de Méré écrit ainsi, dans une lettre à Pascal, janséniste, et célèbre déjà chez ses contemporains pour ses travaux scientifiques :
« Il vous reste encore une habitude, que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d'entrer d'abord dans des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le mondes 57... »
- Sainte-Beuve, qui évoque cette lettre dans le portrait qu'il fait du chevalier, réprouve une attitude qu'il considère comme irrévérencieuse envers un mathématicien déjà célèbre. Malebranche souligne en la regrettant également, cette sensibilité esthétique des jeunes gens et des beaux esprits : « ils ont une parfaite intelligence des choses sensibles, parce qu'ils ont fait un usage continuel de leurs sens ; mais ils n'ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison41 »
- L'un et l'autre ne partagent pas la posture esthétique revendiquée par le chevalier de Méré dans la conversation mondaine et il s'agit bien d'une différence d'attitude intellectuelle, « entre le génie sincère, géomètre, et le bel esprit façonné, butinant dans un univers dont le secret lui est indifférents 58 » : on y retrouve la querelle littéraire des Anciens (rechercher le vrai et le beau dans l'expérience du sublime) et des Modernes (rationaliser la poétique).
- Valeur morale
- La remarque du chevalier de Méré comporte également une dimension éthique, par référence à la Sancta simplicitas de la tradition chrétiennen 16. Elle rejoint la position mystique de Fénelon et Madame Guyon, en opposant la recherche d'un indicible à l'affectation savante de la curiositén 17 (au sens péjoratif de ce mot au xvie siècle : recherche d'une connaissance illégitime).
- La dimension esthétique de la conversation pratiquée comme un art pourrait avoir une dimension mystique : la beauté formelle exprimerait en elle-même une connaissance non savante (voir § Quand la conversation était un art / Éloge du sublime et clarté du discours). On retrouve encore l'idée d'une expression dans la forme plus que par les mots : le trait d'esprit révèlerait en un instant une connaissance poétique alors que les « raisonnements tirés ligne à ligne » indisposent les auditeurs par l'effort qu'ils nécessitent.
- La connaissance par le badinage
- Lorsque le ton reste dans une mesure raisonnable (voir § Au-delà d'une vertu honnête / La raillerie) le badinage, la plaisanterie, peuvent également être le moyen d'accéder à d'autres connaissances : « Pour badiner avec grâce et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse, et même trop de fécondité : c'est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien42 ». Aux xvie siècle et xviie siècle, le terme penser signifierait quelque chose proche de la saillie et de la pointe, loin donc de l'acception de ce mot chez Descartes, selon l'emploi qu'en fait le jésuite Bouhours dans deux de ses ouvragess 60.
- Ainsi Fontenelle dans un dialogue des morts fait-il dire à Sénèque s'adressant à Clément Marot :« je vous plains de ce qu'on n'a pas compris que vos Vers badins fussent faits pour mener les Gens à des réflexions si profondes. On vous eust respecté plus qu'on a fait, si l'on eust sçu combien vous estiez grand Philosophe ». Et Marot explique ainsi ce qu'il désigne comme les « perfections de la plaisanterie » : « toute sagesse y est renfermée. On peut tirer du ridicule de tout (...) cela ne veut-il pas dire que le ridicule domine par tout, & que les choses du monde ne sont pas faites pour estre traitées sérieusement ? (...) le magnifique & le ridicule sont si voisins qu'il se touchent »43.
Les participants à ces échanges artistiques, dans la recherche collaborative d'une émotion esthétique, faisaient l'objet d'une cooptation, informelle, au sein de coteries sous la forme des Salons, des Cercles, ou de la Cour, car savoir l'art de converser, « c'est par où l'homme montre ce qu'il vaut (...) il y va de gagner, ou de perdre, beaucoup de réputation44 ». Certaines personnalités étaient ainsi reconnues pour leur contribution, selon leurs qualités personnelles, à l'émotion collective.
Écrivain, artiste de la conversation, réputé pour son esprit et familier des salons, Fontenelle est ainsi décrit par un contemporain :
« On le regarde comme un de ces chefs d'œuvre de l'art, travaillés avec soin et délicatesse, qu'il faut prendre garde de détruire, parce qu'on n'en fait plus de pareils (...) Sa conversation est infiniment agréable, semée de traits plus fins que frappants, et d'anecdotes piquantes sans être méchantess 61. »
Autre portrait d'un artiste aussi brillant, mais en soliste, l'Abbé Galiani :
« Je n'exagère point en disant qu'on oubliait tout pour l'entendre quelquefois des heures entières : mais son rôle joué, il n'était plus rien dans la société ; et, triste et muet, dans un coin, il avait l'air d'attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scènes 62. »
Des femmes sont également réputées et recherchées pour leurs talents. Madame du Deffand brosse le portrait de plusieurs de ses contemporaines, par exemple celui de Madame de Mirepoix, dont elle vante le naturel et le ton :
« Sa conversation est aisée et naturelle, elle ne cherche pas à briller, elle laisse prendre aux autres tout l'avantage qu'ils veulent sans empressement, sans dédain, sans véhémence, sans froideur ; sa contenance, ses expressions se ressentent de la justesse de son esprit et de la noblesse de ses sentimentss 63. »
et Rousseau dresse, à sa manière et avec sa sensibilité, un portrait où on retrouve en particulier le savoir-flatter et la légèreté du ton :
« La conversation de Madame de Luxembourg ne pétille pas d'esprit. Ce ne sont pas des saillies et ce n'est pas même proprement de la finesse : mais c'est une délicatesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples : on diroit qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense, et que c'est son cœur qui s'épanche, uniquement parce qu'il est trop rempli45,ws 6. »
Les salons, cercles mondains et littéraires, recevaient de nombreux écrivains ou philosophes, recherchés pour leur conversation et s'exprimant selon leur personnalité propre :
« Dans Marivaux, l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement. Montesquieu, avec plus de calme, attendait que la balle vînt à lui ; mais il l'attendait. Mairan guettait l'occasion. Astruc ne daignait pas d'attendre. Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher ; et il usait si sobrement de l'attention qu'on donnait à l'entendre que ses mots fins, ses jolis contes, n'occupaient jamais qu'un moment. Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un jour. L'Abbé Morellet, avec plus d'ordre et de clarté était, pour la conversation, une source d'idées saines, pures, profondes, qui sans tarir, ne débordait jamais. Il se montrait à nos dîners avec une âme ouverte, un esprit juste et ferme, et dans le cœur autant de droiture que dans l'esprit. L'un de ses talents, et le plus distinctif, était un tour de plaisanterie finement ironiques 64. »
La Cour doit naturellement fournir des exemples emblématiques, et Bossuet n'oublie pas de citer, parmi les qualités de l'esprit de Louis de Bourbon, le charme et l'intérêt de sa conversation, dans l'oraison funèbre du prince :
« sa conversation était un charme, parce qu'il savait parler à chacun selon ses talents ; et non seulement aux gens de guerre, de leurs entreprises, aux courtisans, de leurs intérêts, aux politiques, de leurs négociations, (...) et enfin aux savants de toutes les sortes, de ce qu'ils avaient trouvé de plus merveilleux37 »
Certains hôtes des salons étaient de mauvais causeurs, et parmi eux des écrivains célèbress 65.
- Ainsi La Fontaine dont La Bruyère et Saint-Simon s'accordent à déplorer sa conversation : « si connu par ses fables et ses contes, et toutefois si pesant en conversation » et « il paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir ».
- De même Pierre Corneille ne trouve pas grâce auprès de Fontenelle et La Bruyère : « simple, timide, d'une ennuyeuse conversation ; il prend un mot pour un autre et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient ».
- Racine, conscient de ses insuffisances, l'écrit lui-même en vers « Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui, / Que quand je me produis par la bouche d'autrui ».
- Le cas de Molière est différent, c'est son caractère qui gâche sa conversation, ainsi qu'il le raconte dans la Critique de l'École des femmes : invité dans un salon et maladroitement annoncé par la maîtresse de maison comme faiseur de bons mots, « sa paresse naturelle lui fit garder le silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de lui que lui d'elle ».
- Madame de Sévigné est dépeinte avec des nuances taquines par son cousin Bussy-Rabutin, ce qui provoquera une brouille : « elle parle et écrit avec une facilité surprenante, et le plus naturellement du monde ; elle est souvent distraite en conversation, et l'on ne peut guère lui dire de choses d'assez de conséquence, pour occuper toute son attention ; elle vous prie quelquefois de lui apprendre une nouvelle et comme vous commencez la narration, elle oublie sa curiosité, et le feu dont elle est pleine fait qu'elle vous interrompt pour parler d'autre choses46 »
La conversation mondaine
« Quatre amis dont la connaissance avait commencé par la Parnasse lièrent une espèce de société que j'appellerais Académie si leur nombre eût été plus grand, et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements (...) c'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues1. »
— La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon
L'étymologie rattache le mot français au latin conversatio, qui ne signifiait pas seulement un entretien à plusieurs, mais la société où l'on se sent parmi les siens, supposant une manière tacite d'être ensemble, incluant les paroles (auxquelles le terme français s'est réduit) mais aussi la fête du conviviums 66.
L'art de la conversation s'est développé dans différents contextes : les cours (Versailles, Sceaux...), les salons, les cercles bourgeois, ou les dîners. Son développement était favorisé par l'enseignement des Jésuites qui développait le goût pour la conversation philosophiques 67. Les romans pouvaient également avoir une fonction d'apprentissage, en diffusant les codes reconnus, pour des conversations simplement amicales, comme les aimaient par exemple Diderot ou La Fontaine, ou plus intellectuelles chez Madame du Deffand, ou pour une recherche essentiellement esthétique avec le chevalier de Méré.
Il n'y a évidemment pas eu d'Académie pour l'art de la Conversation, mais l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en propose à partir des années 1750 une définition et quelques bonnes pratiques. Depuis déjà un siècle, les œuvres du chevalier de Méré constituaient de véritables manuels de conversation courtoise, et les romans de Madame de Scudéry étaient utilisés pour l'éducation des jeunes filles. On peut ainsi identifier quelques traits communs, à travers les témoignages des contemporains ou avec le regard des historiens.
Malherbe avait entrepris de normaliser la langue française par le le bel usage, Vaugelas poursuit ce travail en publiant en 1647 les Remarques sur la langue française, par lesquelles il codifie le bon usage, défini par « la façon de parler de la plus saine partie de la cour... »47,n 18. Cette position de principe de Vaugelas, académicien, homme de cour, pensionné, est également due à une nécessaire révérence à l'égard de Richelieu et de Louis XIII (« l'usage de la cour doit prévaloir sans y chercher de raison48... »), mais elle est également celle de gentilshommes éloignés de la Cour, comme le chevalier de Méré, qui souligne qu'il est difficile de savoir parfaitement la langue mais qu' « il faut s'instruire des manières de la Cour, et tout le monde en est capable49 ».
Malebranche souligne également, en le regrettant, l'importance de la langue et de l'accent pour les gens de cour et les beaux esprits : « un mauvais mot, un accent de province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu'un amas confus de méchantes raisons41 ».
- La prononciation : celle de la cour
- « La prononciation veut que l'on hante la cour, [qui est] la seule école d'une infinité de termes qui entrent à toute heure dans la conversation et dans la pratique du monde et rarement dans les livres ». Vaugelas va ainsi jusqu'à conseiller de « ne pas insensiblement se laisser corrompre par la contagion des provinces en y faisant un trop long séjour52 ».
- La primauté accordée à la langue parlée à la Cour est justifiée par un critère esthétique : « les courtisans vont toujours à la douceur et à la beauté de la prononciation, en quoi consiste un des principaux avantages d'une langue48 ». C'est ainsi que, pour des raisons de délicatesse orale, l'usage de prononcer -ailes diphtongues -oi terminales des conjugaisons verbales a été initialisé et s'est développé à la Cour ; il a ensuite été validé par les grammairiens pour le même motif, et la graphie a finalement suivi l'usage oral. Vaugelas apporte sa caution à ces évolutions : « A la cour, on prononce beaucoup de mots écrits avec la diphtongue oi, comme s'ils étaient écrits avec la diphtongue ai, parce que cette dernière est incomparablement plus douce et plus délicate. A mon gré c'est une beauté de notre langue à l'ouïr parler, que la prononciation d'ai pour oi53 ».
- Le vocabulaire : un lexique restreint
- Les conversations à la Cour sont théoriquement soumises à la morale l'Honnête homme et aux règles du bon usage : le locuteur Honnête homme, cultivé et courtois mais humble, ne doit utiliser que des termes compris par tout le monde, et du bon air.
- La doctrine du bon usage proscrit les mots savants, ou « qui sentent trop le métier39 » car « tous les métiers sont de si mauvais air dans le monde54 » (par exemple les mots « qui sentent le style de notaire, et ne valent rien hors des actes publics »55, ou « toutes les choses qui ont l'odeur ou le goût du Palais54 ») et Vaugelas réprouve ainsi l'utilisation par un auteur du mot expédition parce que ses lectrices ne le comprenaient pas, surtout suivi du qualificatif militaire56. D'autre part la société de Cour reste enracinée dans les terroirs par sa familiarité avec les domestiques et par ses fiefs, mais le vocabulaire des langues populaires, ou régionales, est également proscritδ (contrairement à l'usage qu'en faisait du Bellay au xvie siècle).
- La langue curiale, ainsi « décrassée des langages spéciaux et des parlers populaires et provinciaux, grammaticalisée, triée, élaguée, élégante, claire, polie, euphoniques 68 », s'impose alors comme véhicule vivant de la conversation entre honnêtes gens, et le lexique disponible, excluant les termes savants, techniques ou régionaux, se trouve fortement réduit. Il s'agit aussi d'éviter la préciosité, et cette épuration du lexique peut même être présentée comme un perfectionnement : pour cette langue « également noble & délicate (...) pour polir, pour épurer, pour embellir nôtre langue, il a fallu nécessairement en retrancher tout ce qu'elle avoit de rude & de barbare57 ».
- Dans un contexte où les relations mondaines sont un jeu, au sens d'un jeu d'échecs, la prise de parole à la Cour est une prise de risque si elle n'est pas comprise, ou si elle transgresse les codes sociauxs 69. Dans une conversation, un mauvais mot se remarque plus aisément et fait plus de tort qu'un mauvais raisonnement55 : « dans ces derniers temps, la faiblesse de nos plus grands hommes a été telle qu'on les a vus se piquer, se battre et se tuer les uns les autres pour un mot équivoque ou mal entendu »58, et Amelot de la Houssaye recommande la plus grande circonspection : « quand vous êtes en conversation, imaginez-vous que vous jouez aux échecs : et, par conséquent, considérez bien, comment le jeu est disposé, avant que de remuer aucune pièce44 ». À la Cour, la parole doit ainsi être mesurée et les mots pesés : « comme l'on fait dans un testament, attendu qu'à moins de mots, moins de procès59 ».
- La diction : le nombre et la cadence
- Une langue est à sa perfection lorsqu'elle a « nombre et cadence en ses périodesd », comme la langue française classique que souhaite Vaugelas, à l'exemple de la langue latine et de la diction de Cicéron55.
Selon Claire Badiou-Montferrand, l'Ancien Régime littéraire développe une culture du désintéressement, de la beauté et de l'émotion, à partir d'une langue qui ne relève pas de la langue commune, non parce qu'elle s'en écarte, mais parce qu'elle l'illustre, de manière brillante, exemplaire, exceptionnelles 70.
Le sublime, ordre de beauté élevé et provoquant une émotion, est un stéréotype présent dans la réflexion de nombreux auteurs classiques (Marivaux, Boileau, Diderot...) sur les beaux-arts comme sur la conversation où il comporte également un caractère de surprisee : plusieurs auteurs mondains reprennent, ou ont traduit les préceptes attribués à Longin. C'est le sublime qui met « presque hors de moi »f le duc de Saint-Simon en écoutant la réponse diplomatique du roi Philippe V (voir § L'esthète et le virtuose / L'audience solennelle).
Le sublime apparaît plus souvent dans la figure du trait d'esprit, en raison de son caractère inattendug, s'opposant au discours « tiré ligne à ligne »s 57 caractérisant les raisonnements et l'attitude savante, que tous les auteurs condamnent dans la conversation, alors qu'un trait jeté en passant par un vrai savant peut mettre plus directement sur le chemin du vrai que de vastes ouvrages60.
Les « connaissances plus hautes »s 57 qu'évoque le chevalier de Méré en les opposant au discours savant sont celles de l'instinct, que Marivaux privilégie, parce qu'il « est à l'âme humaine un sentiment non déployé, qui lui prouve la réalité des choses qu'elle aperçoit nettement en lui montrant un mystère obscur62,h ». Marivaux, professionnel du théâtre, met ainsi en avant une exposition du sujet sublime « tendu tel que l'esprit l'a vu, rendu dans l'audace et le feu de la perception62 » en l'opposant au sujet tel qu'il devient rendu par la pensée de l'homme : « son retardement à le saisir ; ou l'envie de briller ; ou des préjugés d'exactitude (...), de sorte qu'on voit la mécanique de son ouvrage62 ».
Dans une expression plus forte, Boileau exprime, en l'opposant à la persuasion, cette esthétique du sublime qui « ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d'étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader (...) Il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l'âme de quiconque nous écoute (...) Quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre et manifeste, concentrée, la force de l'orateur63,i ».
Diderot souhaite associer l'Inspiration (parfois désignée par le terme apparition), qui permet à l'artiste de dire « ce qu'il n'a jamais su »j et l'Intelligibilité, qu'il faut préserver : « malgré l'impulsion qui me presse, je n'ose me suivre plus loin, de peur de m'enivrer et de tomber dans les choses tout à fait inintelligibles »64.
Une synthèse entre la rhétorique persuasive et l'expression poétique révélatrice, sous la forme de la « clarté du discours »k, équilibre entre le sens et la force, doit donc être trouvée. Elle est ainsi proposée par Marivaux :
« Voyons donc ce qu'est l'exacte clarté dans le discours. (...) c'est l'exposition nette de notre pensée, au degré précis de force et de sens dans lequel nous l'avons conçue ; et si la pensée ou le sentiment trop vif, passe toute expression, ce qui peut arriver, ce sera pour lors l'expression nette de cette même pensée, dans un degré de sens propre à la fixer, et à faire entrevoir en même temps toute son étendue non exprimable de vivacité65. »
Madame de Staël indique que l'intérêt de la conversation est indépendant du thème discuté : « Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation »s 20. Le seul interdit dans un salon serait de parler de soi-même : « il sied bien de n'en parler que fort rarement, et d'y faire parler beaucoup de soi66 », car il est difficile de le faire sans ennuyer autrui : « se louer, c'est vanité ; se blâmer, c'est bassesse67 ». Ainsi, selon l'Abbé de Pure, les belles Dames ne peuvent dire le moindre mot de ce qu'elles ont de plus beau, « mais la Précieuse doit sçavoir en douze façons pour le moins dire qu'elle est belle, sans qu'on puisse imputer à orgueil ce qu'elle peut dire de soy mesme »68.
Tous les sujets, « cent matières diverses », peuvent donc être abordés (« tout est bon », et par exemple « demander s'il est plus avantageux aux belles femmes d'estre blondes que brunes23 »), mais pas par n'importe qui (ne pas parler de soi-même, ni de son métier) et pourvu que ce soit avec le ton qui convient (aux participants, aux circonstances...), c'est ainsi que la participation de tous est possible : « Je crois aussi qu'il n'y a rien qu'il faille entièrement bannir de la conversation, et qu'il faut que le jugement et les occasions y fasse entrer tour à tour ce qui est le plus à propos »70.
La Fontaine s'en félicite auprès de Madame de la Sablière dont il fréquentait le salon : ses vers (encadré ci-contre)69,ws 7, dans leur légèreté, leur élégance, sont aussi un écho de ces conversations, et « la variété de ces mètres fait jouer la poésie au plus près de la prose d'une conversation brillante et enjouée »s 71.
Tous les sujets sont possibles, et la variété des sujets abordés est bien la spécificité de ce divertissement culturel, loisir collectif : « Aussi nous faut-il toutes sortes de personnes pour pouvoir parler de toutes sortes de choses dans la conversation, qui, à votre goût et au mien, est le plus grand plaisir de la vie et presque le seul à mon gré71 ». Et si les sujets de conversation font défaut, qu'on a rien à dire, l'honnête homme saura cependant se tirer de ce mauvais pas : « Il n'y a point de sujet si stérile sur lequel on ne puisse trouver quelque chose de bien pris et bien imaginé ; mais, quand le sujet ne présenterait rien, on a toujours à coup sûr les façons de parler agréables dont on est le maître et qui ne peuvent jamais manquer38 ».
Il faut ne rien approfondir pour éviter la conversation savante, et « voltiger de fleur en fleur1 » sans s'attarder, et Madame de Scudéry rappelle cette règle de bienséance :
« Il n'y a rien de plus ennuyeux que de se trouver en conversation avec ces sortes de gens qui s'attachent à la première chose dont on parle et qui l'approfondissent tellement, que toute une après-dînée on ne change jamais de discours. Car comme la Conversation doit être libre et naturelle, et que tous ceux qui forment la Compagnie ont également droit de la changer comme bon leur semble, c'est une chose importune que de trouver des gens opiniâtres72... »
Cet esprit de conversation qui est l'enjeu mondain des conversations, est également au cœur de l'activité littéraire du siècle : « badinage chez Voiture et La Fontaine, urbanité chez Guez de Balzac, Bel esprit chez Bouhours ou chez Méré ». Ce qui prévaut est l'enjouement et la variété, en glissant sur tout ce qui pourrait dégénérer en sérieux ou donner lieu à dispute, et c'est ainsi le passage, dans la conversation comme en littérature, de la rhétorique à la conversations 72.
La frivolité n'est pas absolument obligatoire, des conversations rationnelles peuvent être menées sur des questions morales et Rousseau évoque le plaisir des conversants qui peuvent repartir avec « des sujets dignes d'être médités en silence73 ». Cependant Pinot-Duclos évoque cette anecdote : pour égayer une conversation qui était une espèce de dissertation métaphysique, la maîtresse de maison « et ses favoris avaient soin de répandre sans leurs discours sçavans un grand nombre de traits, d'épigramme, & malheureusement de pointes assés trivialles74 ».
L'importance du ton, du bon ton, est souvent soulignée : « La grâce, en s'exprimant, vaut mieux que ce qu'on dit75 », et « tout ce qu'on fait de la mine et du geste est bien receu, quand on le fait de bonne grace et qu'il y paroist du merite ou de l'esprit76 » Semblable, pour la rhétorique, à l'ethos grec, la notion de ton rassemble plusieurs caractéristiques vocales accompagnant la parole : la hauteur de la voix, la grâce (mettre le ton pour souligner la parole ou marquer l'humeur...). Les signes vocaux peuvent être accompagnés d'expressions physiques, car en matière de conversation « l'action est une espèce d'expression76,l ».
- Langage du corps et arts visuelsn 20
- L'attitude et le geste visible de l'orateur sont le « signe proféré [d'une] rhétorique extérieure » selon l'expression de Marc Fumaroli qui souligne ainsi la puissance sémantique du geste : à cette époque du classicisme, l'art de faire partager par la parole son sentiment à autrui est inséparable des arts visuels.
- À cette époque du xviie siècle, « qui avait le sentiment de la parenté essentielle entre le langage qui dévoile et les formes qui parlent, dans la même patience artisanale de persuaders 6,ε », les œuvres plastiques ont, pour l'éloquence, leur modèle dans le sentiment plastique des textes littéraires. Marc Fumaroli souligne la parenté qu'on peut ressentir entre d'une part les tragédies de Corneille et de Racine, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Pensées de Pascal (et donc les gestes et les paroles de la Conversation classique, qu'ils reflètent), et d'autre part les tableaux de Le Brun ou de Poussin.
- Ce sentiment et cette éloquence sont mis en scène dans la peinture, et Poussin l'écrit en référence à la rhétorique antique : « Il y a deux instruments qui modifient l'âme des auditeurs. La première (sic) est si entraînante et efficace que Démosthène lui donnait la primauté sur les artifices de la rhétorique. Marcus Tullius l'appelait le langage du corps et Quintilien lui attribue tant de vigueur et de force que sans elle, il tient pour inutiles les pensées, les preuves, les expressions77 ».
- Reflet de ce qui se passe dans le cœur
- Une certaine majesté, une grandeur d'expression spontanées peut refléter un sentiment apparaissant spontanément au fil de la parole, et le chevalier de Méré (1607-1684) l'évoque dans une lettre à Madame Lesdiguières :
-
- « Mais ce qui me plaît et que j'admire c'est quand vous faites quelquefois un discours suivi, de commencer toujours par le ton qui convient le mieux à vous expliquer, d'en changer selon les choses que vous avez à dire et de rencontrer à point nommé la meilleure expression et le parfait arrangement des paroles (...). Cette différence de ton ne vient pas tant d'élever ou d'abaisser la voix, que de s'en servir d'une façon imperceptible et néanmoins conforme à ce qui se passe dans le cœur (...). Il se faut bien connaître à ce qui sied le mieux, pour savoir employer ces tons de bonne grâce. Cette science s'étend bien loin et peu de gens l'ont acquise en perfection78 ».
- Plus subtil : « une autre s'adonne à ne dire que des choses fines, mais d'un ton qui est encore plus fin que ce qu'elle dit79 ».
- Le ton, le « bon ton », peut même devenir le principal objet de la conversation, pour, selon Duclos (1704-1772) :« dire agréablement des riens, et ne pas se permettre le moindre propos sensé, si l'on ne le fait excuser par les grâces du discours, et voiler enfin la raison quand on est obligé de la produire80. »
- Si la pierre philosophale est de ne s'ennuyer jamais5, alors l'absence de ton peut être rédhibitoire. Sainte-Beuve cite à plusieurs reprises cette anecdote de Bernardin de Saint-Pierre lisant Paul et Virginie dans le salon de Madame Necker (peut-être en présence de sa fille, la future Madame de Staël) : « l'histoire était simple et la voix du lecteur tremblait ; tout le monde bâilla, et, au bout d'un demi-quart d'heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais : Qu'on mette les chevaux à ma voitures 73 ! »
- Le ton doit être adapté au sujet : « le secret est de parler toujours de parler noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, et fort galamment des choses galantes, sans empressement et sans affectations 74 », et constitue l'accompagnement indispensable de la plaisanterie (voir § Quand la conversation était un art / Pointes, bons mots et traits d'esprit). Mais il faut surtout plaire, et les apparences ne comblent pas une éventuelle absence de discours réel : « on est souvent acteur de rien, comme diseur de rien : l'action a ses défauts comme le langage76 ».
- Masquer la servitude
- Madame de Staël, dans une remarque qui met en relation code esthétique et sociabilité, souligne l'utilité sociale, pour les courtisans, de mettre la grâcedans le ton :
- « afin de donner l'air de se choisir le joug qu'ils portaient ; et mêlant ainsi l'honneur avec la servitude, ils essayaient de se courber sans s'avilir. La grâce était, pour ainsi dire, dans leur situation, une politique nécessaire ; elle seule pouvait donner quelque chose de volontaire à l'obéissance (...) la gaieté piquante, plus encore même que la grâce polie, effaçait toutes les distances sans en détruire aucunes 17 ».
- La manière relève tout, facilite l'acceptation sociale des contraintes : « Les dehors trompeurs dissimulent, mais font savoir qu'ils dissimulents 75 », et « assure proprement une fonction d'adoucissement politique d'une société dure, avec une sublimation de l'échec et sa correction par des instants de grâces 39 ». Il s'agira bien de Masquer la servitude lorsque l'emploi du bon ton, évitant soigneusement de se heurter ou de se céder, sera souligné dans une audience royale par le duc de Saint-Simon (voir § Diplomatie et politique / Une audience solennelle).
Le plus juste équilibre est à rechercher pour plaire à tous ceux qui ont le sentiment délicat, car « lorsqu'on parle d'un ton si doux et si tranquille, il se fait un grand calme qui ne manque pas d'assoupir ; mais une voix forte et perçante étourdit et fait trop de vacarme » et il faut en fait diversifier ses effets : « la variété bien entenduë réjoüit et délasse82 ».
Ces termes (comme aussi boutades, et les récits amusants, ou la raillerie)n 21 désignent des détournements du langage, qui interdisent une interprétation du premier degré. Puisque la conversation a d'abord pour objectif le plaisir commun, ce langage plaisant est considéré comme un ingrédient indispensablem dans la recette d'une bonne conversation. Le jésuite Bouhours considère même les saillies et les pointes pour leur contribution à La Manière de bien pensers 60. Mêlant sourire et sérieux, désir de plaire et parfois d'amender, art de la répartie et technique de l'esquive, brillant de la formulation et pertinence de la pensée, la plaisanterie est au cœur de l'esthétique de la conversations 76,n. La métaphore du trait, prononcé à propos et à point nommé, correspond à celle de « l'archer qui du premier coup d'œil touche au but, ni en-deçà, ni au-delà, plus sûre est la main et plus le geste est élégants 77 ».
Institutrice des bonnes mœurs, Madame de Scudéry pose les limites de la plaisanterie « la raillerie la plus délicate, qui sait divertir sans aller jusqu'à faire rire83 », et Morvan de Bellegarde propose une définition de ces divertissements :
« une plaisanterie fine & délicate, qui tourne agreablement les matieres les plus sérieuses, sans rien dire de froid ni de bouffon. Un homme qui sait plaisanter d'une manière honnête, & qui cependant ne dit rien de trop bas, ou qui sente la bagatelle (...) peut plaire à toutes les personnes raisonnables. Si vous avez quelque chose d'agréable dans l'esprit qui puisse divertir une compagnie enjoûée, je crois que ce seroit faire une injustice de ne pas le dire84. »
Celui qui en use avec l'ingéniosité et la délicatesse nécessaires doit là encore (voir § Quand la conversation était un art / Le ton et le maintien) accompagner sa parole d'un ton et d'un comportement adaptés « il faut encore je ne sçay quel tour à l'expression qui acheve de les rendre agréables : & il faut mesme que l'air du visage, le son de la voix, & de toute la personne en general, contribuent à rendre plaisant ce qui de luy mesme ne l'est quelques fois pas tant84 ».
Le chevalier de Méré estime qu'une conversation sur un ton gai est plus difficile, et exige plus d'adresse et d'invention, qu'un discours simplement soutenu85. En effet, la plaisanterie (« une chose qu'on aura pensée plaisamment, & qu'on sçait qu'on ne dira pas trop mal ») doit être bien amenée, correspondre aux circonstances, et paraître spontanée (« le vif, le prompt, l'ardent, suprême agréable »), sinon elle risque d'être elle-même l'objet de railleries86. Lorsqu'elle concerne quelqu'un, elle doit lui être directement adressée et ne point fâcher, mais on attend aussi de la personne visée par l'ironie qu'elle sache « entendre raillerie » : la conversation est toujours une œuvre collective pour le plus grand plaisir de toute l'assistance. Dans les salons plus littéraires ou bourgeois, elle est reconnue comme un assaisonnement à la conversation si elle est maîtrisée. Et La Rochefoucauld lui-même paraît optimiste à cet égard :
« La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'imagination et lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent ; l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté : il y a une manière de railler, délicate et flatteuse, qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu'elles ont d'aimable, en feignant de le vouloir cacher 87. »
La conversation pouvait ainsi devenir un concours de bons mots où les participants s'échangeaient des pointes. Il fallait avoir le talent de répondre à un trait d'esprit par un autre, sans se formaliser lorsqu'on en était la cible : « plaisanterie fine et légère qui réunit la décence à la liberté, qu'il faut savoir pardonner aux autres et se faire pardonner à soi-même88 ». Charles Pinot Duclos raconte une telle conversation, durant un dîner, qui devient une joute oratoire :
« Il n’étoit, pour ainsi dire, permis de parler que par bons mots. (...) ce fut un torrent de pointes, de saillies bizarres et de rires excessifs (...) Le rire étonnant qu’il excita, ne servit qu’à me déconcerter, et je fus tenté un moment de le prendre au sérieux ; mais, craignant de me donner un ridicule, je pris le parti de répondre sur un pareil ton, quoique je le trouvasse détestable. Je me livrai à ma vivacité naturelle ; je répliquai, par quelques traits assez plaisans, à ceux qu’on me lançoit ; madame de Tonins y applaudit : chacun suivit son exemple, et je devins le héros de la plaisanterie dont j’étois auparavant la victime74,ws 8 »
Dans le cadre des conversations, flatter est également un exercice exigeant : il s'agit là aussi de passes d'armes permettant à chacun de mettre en valeur son savoir-faire mondain. Les compliments doivent en effet contribuer au plaisir commun alors que rares sont les gens qui « veuillent souffrir qu'on les loüe en leur presence (...) et les loüanges ont presque tousjours je ne sçay quoi qui dégouste82 » et le chevalier de Méré rappelle ce principe de bon sens : « il ne faut pas estre sans merite, si l'on veut faire estimer les loüanges qu'on donne82 ». Louer (plutôt que flatter) exige donc quelque talent et il faut y mettre « de l'adresse et de l'esprit, et rendre les loüanges plus piquantes que douces82 ».
Les compliments doivent être envisagés dans un échange à trois intervenants, car ils doivent être indirects (contrairement à la plaisanterie), en prenant à témoin une tierce personne. Le véritable destinataire doit pouvoir l'esquiver, ce qui provoquera éventuellement une relance du complimenteur : il faut alors « inventer de secondes loüanges plus avantageuses que les premieres ; mais sous quelque apparence de dépit, et cela se fait en déguisant, et reprochant des choses que les gens qu'on veut obliger sont bien-aises d'avoir82 ».
Dans ce jeu le mensonge est donc admis à la seule condition qu'il soit plaisant (« La verité a toujours je ne sçay quoi de sérieux, qui ne divertit pas tant que le mensonge82 »), et pour lequel l'adresse, la finesse et la délicatesse sont indispensabless 78.
Plaire, instruire, émouvoir : c'est ainsi que Marc Fumaroli décrit la rhétorique classiques 79, dans des termes proches de Rousseau décrivant la conversation qui permet que « chacun s'instruit, chacun s'amuse, tous s'en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d'être médités en silence73. »
- Une rhétorique coopérative : tous s'en vont contents
- L'objet de la conversation mondaine, normalement de type coopératif, n'est pas la persuasion, même lorsqu'il s'agit d'une dispute : l'honnête devisant est amené à soutenir une opinion, parfois émettre un jugement, mais ces expressions se situent dans une perspective esthétique. Les conversations sont régulées par des contraintes mondaines intériorisées, mais les conversants prétendent à la liberté qui distinguera la parole noble de la besogneuse, l'occupation utile de l'art agréables 20 : « l'effet à obtenir est [pour les uns] l'efficacité, [pour les autres] le luxe, le loisir, le jeu. La rhétorique à l'œuvre dans les conversations change, d'un registre à l'autre, non seulement de sens, mais même de contenus 80 ». Elle ne peut pas être analysée sur un mode normatif, mais descriptifs 81.
- Converser rationnellement : chacun s'instruit
- Les ouvrages de Madeleine de Scudéry constituent de véritables manuels pour l'éducation à la rhétorique. Ils présentent des conversations, souvent autour de débats moraux, mettant en jeu les figures de rhétorique permettant de répondre aux contraintes mondainesn 22. Il est ainsi possible d'identifier dans cette œuvre volumineuse des figures codifiées, qui sont reprises dans les conversations réelles (cependant ces conversations littéraires, par leur nature didactique et écrite, valorisent les formes d'interlocution et les débats d'idées moralistes impliquant une rationalités 82). L'exemple, le récit, le portrait, mais également le ton, par la passion exprimée dans le maintien ou la voix, sont quelques-uns des moyens ainsi identifiables pour l'argumentation. Mais la technique, ici sous la forme des figures de rhétorique, ne doit pas être ostensibleo, l'artisan doit s'effacer, par le recherche du sublime (voir § La conversation mondaine / Éloge du sublime et clarté du discours).
- Plaire et complaire : chacun s'amuse
- La recherche du plaisir reste pourtant la valeur esthétique majeure de la conversation mondaine. Politesse, séduction et complaisance se rejoignent, par l'attention portée aux autres dans le respect des règles du jeu d'une société fortement hiérarchisée, par exemple dans l'usage conventionnel et formalisé des compliments ou de bons mots.
- L'usage de tournures à la mode (mais sans en abuser), le recours à des procédés de style noble (périphrases, hyperboles, litotes, euphémismes) permettent de tracer une frontière entre le langage vulgaire et le langage poli et délicat, marquant ainsi le bon goût des conversantss 76. Le sublime est une figure de rhétorique caractérisant le registre élevé de la conversation orale, s'appuyant, à travers des traits d'esprit, sur des effets tels que l'amplification et l'apparition.
C'est ainsi que Rousseau (1712-1778) résume, sous la plume de Saint-Preux dans ses lettres à Julie, les principales règles ou contraintes de la conversation, observées à Paris, impliquant le langage et le comportement89 :
➜ le ton, dans la juste mesure, y est : « coulant et naturel ; il n'est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoque 73 ; »
➜ la forme y reste plaisante : « ni des dissertations ni des épigrammes ; on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante sans jeux de mots ; on y associe avec art l'esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire igue, l'adroite flatterie et la morale austère 73. »
➜ l'élégance est recherchée lorsqu'on aborde une question : « on n'approfondit point les questions, de peur d'ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité, la précision mène à l'élégance 73. »
et cela conduit au plaisir de tous.
À l'opposé de la communication moderne, Marc Fumaroli place ainsi la rhétorique du xviie siècle comme un « art de faire voir et comprendre à autrui, dont le mouvement profond est un acte de partage et d'amours 6 ».
- Style coupé et style périodique
- Par opposition au style périodique plus ample mais aussi plus harmonique, le style coupé est bref et dense, comme le décrit Montesquieu : « chacun, sans s'écouter beaucoup, parle et répond, et tout se traite d'une manière coupée, prompte et vive91 ». La recherche et l'affectation, paradoxales, du naturel dans la conversation font préférer ce style comme favorisant, ou imitant, la spontanéité et l'invention. Le style périodique, réputé professionnel et savant, reste celui de la rhétorique de la chaire et du tribunal. « La conversation mondaine entre honnêtes gens, toujours enjouée, va de trait en trait (...) avec la négligence diligente du style coupés 28 ».
- Baltasar Gracián confirme cette contrainte dans ses maximes « Ce qui est bon est deux fois bon s'il est courtn 23 (...) c'est une vérité reconnue que le grand parleur est rarement habile92 » et le chevalier de Mérérapproche l'éloquence et la peinture sur ce point : « comme on compare souvent l'éloquence à la peinture, il me semble que dans la plûpart des Entretiens du monde, ce ne sont qu'autant de petits portraits, qui ne demandent pas de grandes vuës93 ».
Hors de la Cour royale, dans les salons, les auteurs privilégient l'aspect ludique de la conversation, les commentateurs soulignent généralement ce point :
- Madame de Staël (1766-1817) exprime le plaisir éprouvé dans la vivacité des échanges :
« C'est une certaine manière d'agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu'on pense, de jouir à l'instant de soi-même, d'être applaudi sans travail, de manifester son esprit par toutes les nuances par l'accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d'électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l'excès même de leur vivacité, et réveille les autres d'une apathie pénible s 20. »
- Les Frères Goncourt soulignent également les règles implicites régissant ces conversations, règles de tact et de mesure, par exemple pour le salon de Madame de Luxembourg, qui :
« apprenait à louer sans emphase et sans fadeur, à répondre à un éloge sans le dédaigner ni l'accepter, à faire valoir les autres sans paraître les protéger (...) ne laissait jamais une discussion aller jusqu'à la dispute, voilait tout de légèreté, et, n'appuyant sur rien de plus que n'y appuie l'esprit, empêchait la médisance de dégénérer en méchancetés 83 »
- Jean Starobinski ébauche une description psychanalytique, anachronique :
« Le plaisir, pour une large part, est rendu possible par la suppression concertée, par le refus conventionnel de l'éventualité agressive dont tous les rapports humains sont potentiellement chargés : ainsi s'ouvre un espace protégé, un espace de jeu, un champ clos où, d'un commun accord, les partenaires renoncent à se nuire et à s'attaquer (...) La perte, que la pulsion amoureuse subit sous l'effet du refoulement et de la sublimation, est contrebalancée, selon la théorie de l'honnêteté, par l'érotisation du commerce quotidien, de la conversation, de l'échange épistolaire s 84. »
Un art collectif
« Tous les jours, sur le soir, il se faisait un certain concert d'amis, où toutes choses se passaient avec une telle harmonie, et avec tant de douceur et de discrétion, que je n'ai jamais eu de trouble en l'esprit qui ne se soit dissipé en cette compagnie95. »
— Fortin de La Hoguette, Testament ou Conseils d'un père à ses enfants sur la manière dont il faut se conduire dans le monde (1648)
La réalisation de la conversation comme un art nécessite généralement une société amicale rassemblée dans un contexte privé (cour, salon, dîner, promenade...), souhaitant atteindre un plaisir esthétique et partageant les mêmes codes : elle doit en effet réunir des participants familiers, capables de réaliser l'harmonie nécessaire où chacun trouve sa place dans l'ensemble.
Lorsque ces conditions ne sont pas observées, en particulier lorsque les conversations se font au hasard des rencontres, dans des lieux publics, les intervenants peuvent être « saisis de la fureur d'avoir plus d'esprit que les autres » et les interventions n'avoir pas le caractère esthétique d'échanges policés, évoquant alors « tintamarre » et « charivari »96.
Marivaux décrit une telle scène, dans l'un des cafés ouverts à Paris au xviiie siècle sous la Régence au Palais-Royal (ainsi le café de la Régence, celui-là même où Diderot converse avec le Neveu de Rameau), où s'assemblent pourtant « de forts honnêtes gens, la plupart amateurs de belles-lettres ou savants, pourtant la plus aimable société du monde », lorsque s'établit un tel charivari spirituel :
« Il confie la supériorité de ses lumières à son voisin paisible qui approuve l'idée de celui qui parle, sans savoir presque de quoi il s'agit (...) quelques autres personnes se répandent en petits pelotons dans la salle, agitent à l'écart la question, et se régalent incognito du plaisir de la décider (...) cependant la question qui a causé la dispute a disparu, il en a succédé vingt autres qui ont pris furtivement sa place et qu'on agite toutes à la fois ; il ne reste plus rien sur le tapis, qu'une masse d'idées subtiles et bizarres, qui se croisent, qui ne signifient rien, et que l'emportement et l'orgueil de primer ont férocement entassées les unes sur les autres96(...) »
Compéter [entrer en compétence, en compétitionn 24] conduit sûrement à l'impétuosité, qui constitue un péril à éviter absolument car les codes de la sociabilité de cour et de l'Honnête homme ne sont alors plus respectés « l'émulation découvre les défauts, que la courtoisie cachait auparavant. (...) La compétence commence par un manifeste d'invectives, s'aidant de tout ce qu'elle peut, et ne doit pas97 ». Le charivari s'installe « l'âme en ce tumulte ne trouve rien qui la soutienne95 », et c'est l'emportement, associé à
Fuyant le tintamarre et le charivari, le citoyen éduqué recherche « cette bienséance qui fait croire qu'un homme s'estime lui-même et lui fait croire qu'il estime les autres88 ». Ainsi, selon la définition de Marc Fumaroli la conversation est, dans la France classique, « un jeu avec des partenaires que l'on tient pour ses pairs, et dont on attend rien d'autre que de bien jouers 85 ». Élection de « quelques personnes particulières à qui l'on se communique pour éviter l'ennui de la solitude ou l'accablement de la multitudes 86 », la conversation est ainsi une production collective des participants, et les contemporains soulignent l'aspect coopératif, les valeurs esthétiques du résultat, et le plaisir qu'ils y trouvent : Complaisance et empathie par effacement du je Ainsi la conversation est le moment d'une recherche esthétique collective et d'une construction sociale permettant aux participants de « perfectionner à plusieurs : connaissance de soi et d'autrui, mœurs et manières, langage et gestes. Le personnel pédagogique [les invités], pour une fin aussi salutaire, ne sauraient être choisis avec trop d'exigences 87 », et ces conversations se réalisent dans le cadre de réunions privées (cercles, salons...) et non pas dans des lieux publics (cafés, voir § Un art collectif / Éviter tintamarre et charivari). Les Dames sont généralement les organisatrices des conversations. Hôtesses et les animatrices des Salons, elles choisissent leurs invités, en recherchant une diversité des talents (« Aussi nous faut-il toutes sortes de personnes pour pouvoir parler de toutes sortes de choses dans la conversation71... »), et orientent ainsi le déroulement : « La dame de salon est là non au titre d'épouse, de mère ou d'économe, mais au seul titre de femme de mérite et d'esprit, à égalité, voire dans une supériorité fictive, mais galamment reconnue, avec les hommes. Belle, agréable, elle est l'ornement et l'aimant, spirituelle, elle est le stimulant de la conversation qui fait coopérer la bonne compagnies 88,θ ». Le Père Malebranche leur reconnaît les capacités nécessaires leur rôle d'animatrices des conversations : « c'est aux femmes à décider des modes, à juger de la langue, à discerner le bon air et les belles manières (...) Tout ce qui dépend du goût est de leur ressort108 ». Des qualités spécifiques leur sont attribuées, une grâce naturelle ainsi le chevalier de Méré : « je leur trouve une délicatesse d'esprit qui n'est pas si commune aux hommes. J'ai mesme pris garde en beaucoup de lieux, et parmi toutes sortes de conditions, qu'ordinairement n'ont pas tant de grace à ce qu'ils font que les femmes, et qu'elles se connoissent plus finement qu'eux à bien faire les choses28 ». Leur présence est prétexte à l'élévation des échanges : « soit que les femmes soient naturellement plus polies et plus galantes, ou que, pour leur plaisir, l'esprit s'élève et s'embellisse, c'est principalement auprès d'elles qu'on apprend à être agréable38 ». Philippine de Sivry évoque ces salons où la femme pouvait avoir le premier rôle, dans ses Épitres à une femme sur la conversation. S'adressant à une jeune femme, l'auteur lui conseille la séduction de l'esprit à travers l'art de la conversation « Plaire à l'esprit sera votre partage ». Suivent des recommandations sur l'art d'adapter son propos à son interlocuteur qu'il ne faut pas effaroucher mais considérer comme « un enfant qui marche près de vous » et sur la nécessaire discrétion féminine, La troisième épître insiste sur la nécessité de varier les sujets de la conversation et d'y « soutenir l'intérêt par des contes aimables » comme a su le faire Shéhérazade110. Dans cette société qui refuse les pédants, leur éducation (« aussi ignorantes que les crocheteurss 5 ») est un avantage : « peu ou pas savantes, et justement indemnes de latin et de ratio studiorum elles sont tenues dans les rangs de la société polie pour les plus authentiques interprètes de la langue maternelle et de son génie particuliers 28 ». En leur présence éminente, l'amour et le mariage et les problèmes que posaient leurs rapports dans cette société, constituaient une préoccupation et un sujet essentiels pour des débats constantsn 27 sur un mode enjoué, et des idées progressistes y ont été débattues concernant la condition féminine : le mariage, l'instructions 32... En présence des Dames, la galanterien 28 est indispensable : « j'ay vû d'honnestes gens bien empêchez avec des Dames, et qui ne sçavoient par où s'insinüer dans leur conversation, quoy qu'ils eussent à leur dire des choses de bon sens (...) ». En effet, « elles veulent les maniéres délicates, la conversation brillante, et enjoüée ; une complaisance agréable, et tant soit peu flateuse ; ce je ne sçai quoi de piquant, et cette adresse de les mettre en jeu sans les embarrasser ; ce procédé du grand monde qui se répand sur tout, ce procedé hardi et modeste, qui n'a rien de bas ni de malin, rien qui ne sente l'honnesteté28,ι ». Dans un idéal moral de la conversation, la présence des Dames devient même un complément nécessaire : « aussi n'est-on jamais tout-à-fait honneste homme, ou du moins galant homme, que les Dames ne s'en soient mêlées50 ». L'abbé Bourdelot, qui avait fondé une Académie en 1664, en faisait préluder les séances par un concert d'instruments et de voix qui devait établir le climat d'harmonie souhaitable à la fois pour le débat qui allait suivre et pour la convergence des espritss 90. Marc Fumaroli, qui rapporte cette anecdote, inscrit très précisément la conversation dans un espace musical : « la conversation française est un espace de jeu qui rend possible les repons entre voix flûtées et voix de basse, et qui fait de l'esprit leur point d'accord parfait. Il est fort probable que ce chef-d'œuvre de nature alliée à la culture doit son harmonie à l'élément musical qui entre dans sa composition et l'adoucits 91 ». Les commentateurs reprennent fréquemment cette métaphore, en soulignant la place de chacun dans l'exécution d'ensemble : interlocuteurs, auditeurs, animatrice du salon... Et pour l'auditeur aussi, comme pour l'« exécutant », le maintien, la posture, contribuent à l'expression. La Rochefoucauld complète donc ce portrait : « S'il y a beaucoup d'art à savoir parler à propos, il n'y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent : il sert quelquefois à approuver et à condamner ; il y a un silence moqueur ; il y a un silence respectueux ; il y a enfin des airs, des tons et des manières qui font souvent ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation ; le secret de s'en bien servir est donné à peu de personnes (...) Écouter, ne parler guère, ne se forcer jamais à parler 104. » « J'admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi : hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : madame la duchesse d'Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de la Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j'étais abîmée dans les réflexions les plus noires (...) 114 » Si la métaphore de l'orchestre permet bien d'évoquer une conversation dans un salon, celle du théâtre, qui pourrait paraître plus intuitive, est au contraire inadaptée, alors qu'il existe naturellement des échanges entre ces deux formes littéraires. « Nous donnerons ce conseil à tous les débiteurs de fausses nouvelles, qui tuent leurs amis, calomnient leurs adversaires, compromettent leurs amours, pour alimenter la conversation. Nous leur dirons franchement : Il vaut mieux que vous ne parliez pass 95. » — Madame Emile de Girardin La figure de l'Honnête homme constitue un cadre moral et culturel pour la sociabilité du xviie siècle. Certains comportements transgressifs par rapport à cet idéal social (la raillerie, la préciosité), ou non vertueux, ont marqué les contemporains, et restent aujourd'hui encore paradoxalement emblématiques de cet art de la conversation. Ils restent cependant marginaux, et leurs excès sont dénoncés par les contemporains eux-mêmes. Le bon goût ne consiste pas dans le choix des sujets discutés : tous les sujets peuvent être abordés dans la discussion (voir § Effleurer cent matières diverses), mais ils doivent être traités en respectant les codes mondains et en tenant compte des circonstances, en ne choquant « ni la Coutume, ni la Bien-seance119 », qu'il s'agisse d'une conversation réelle ou littéraire. Parmi l'ensemble des disciplines de l'esprit que recouvre le terme littérature avant que Madame de Staël lui donne son sens moderne, l'art de la conversation, privilégiant l'esthétique plutôt que la rhétorique, s'inscrit dans les Belles-lettresn 10 qui allient l'utile et l'agréable, l'instruction et le plaisirs 29. Au début du xviie siècle, conversation et littérature française sont ainsi devenues indissociables, et la conversation mondaine est un genre à la fois oral et écrit, associés dans l'évolution linguistique et littéraires 117. Les portraits et les caractères, les maximes et les pensées participent de l'une et de l'autre, et vont de l'une à l'autre alternativement, les mémoires et les lettres, à plus forte raison, pourraient être considérées tour à tour comme une littérature parlée ou comme une conversation écrites 118. La conversation, pour éviter l'ennui, s'interdisant la conversation savante et l'approfondissement des idées, doit être variée dans le ton, dans les sujets, mais aussi dans les formes : fleurettes, rondeaux, bouts-rimés, triolets, bons mots et contes agréables se succèdent en affectant le naturel spontané. Dans cette même recherche esthétisante des Belles-lettres, la poésie elle aussi adopte les apparences de la conversation mondaine (spontanéité, naturel, négligence...) par l'alliance de différents genres écrits et composés (poésie, musique, roman...) associés dans une même œuvres 32, comme dans les comédies-ballets de Molière, ou encore les contes de La Fontaine et la correspondance de Saint-Évremond qui associent prose et vers. À la cour du château de Sceaux, les conversations mondaines se mêlent à la poésie de Vincent Voiture, au théâtre de Madame de Staal. La culture mondaine qui s'élabore dans les Salons entre 1620 et 1650 se méfie de la science et des savoirs traditionnels, le plaisir prend le pas sur l'érudition savante, préfigurant le classicisme littéraire. L'esprit de la conversation mondaine condamne cependant l'art de la mémoire pédante (celle des florilèges et lieux communs), préfère l'invention plutôt que l'imitation, et substitue la surprise à la reconnaissance, sous la forme du concetto et dans la recherche du sublimes 72. Vaugelas précise que les deux langues, parlée et écrite, s'enrichissent mutuellement, car le bon usage doit rester « conforme à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps47. ». La primauté reste cependant à la langue parlée puisque, pratiquement, c'est bien la conversation réelle qui est à l'origine des évolutions du vocabulaire et de la prononciation : « Ce n'est pas pourtant que la cour ne contribue incomparablement plus à l'usage que les auteurs, ni qu'il y ait aucune proportion de l'un à l'autre, car enfin la parole qui se prononce est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n'est que son image, comme l'autre est l'image de la pensée. » La langue des conversations réelles, orales, restait donc bien la référence, même à l'écart de la Cour royale : on en trouve un témoignage dans les mémoires de Madame de Staal-Delaunay (1693-1750). L'abbé de Vertot, lui-même écrivain, lui fait part dans une lettre de sa rencontre avec le marquis de Silly et c'est bien la conversation réelle, orale, qui est ici recherchée comme modèle pour l'écriture, et l'on retrouve les mêmes critères de finesse et de naturel :« un si beau naturel est la mortification de l'étude et d'une pénible réflexion »147. La littérature adopte le mode de la conversation : on retrouve ainsi dans la littérature les « avatars mondains d'une énonciation distanciée : innocents mensonges, traits d'esprit, compliments et railleries » des conversations de salons 128. En retour, les conversations littéraires « deviennent des manuels de belles manières et de politesse mondaine », des modèles pour la conversation réelle, et Madame de Maintenon donnait à lire aux pensionnaires de Saint-Cyr les Conversations de Madeleine de Scudéry ainsi consacrée « institutrice des bonnes mœurs »s 119. Enfin, la conversation réelle est aussi le lieu de la formation morale, et Pierre Nicole souligne que « les jeunes gens tirent leur morale et leurs sentiments de la conversation et des discours ordinaires qu'ils entendent153. » Marc Fumaroli estime que les salons constituent, « en étroite coopération avec l'Académie, de véritables viviers où les gens de lettres prennent le bel air de la langue auprès des nobles et des femmes du monde, et en échange alimentent leur conversations 129 ». La conversation réelle devient ainsi « un lieu de réflexion et d'innovation, notamment en matière linguistique et littéraire », une « institution littéraire » et la littérature adopte finalement le mode de la conversation : « c'est sur l'usage mondain de la parole que les grammairiens et les philosophes s'appuient pour arrêter leurs recommandations ou arrêter leurs définitionss 130 ». Vaugelas, toujours influent au xviiie siècle, utilise la langue parlée, en particulier à la Cour, comme référence pour la langue écrite ; il justifie par exemple ainsi une règle grammaticale par l'usage oral « parce qu'ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive, et que par conséquent l'oreille y est toute accoutumée », et il établit la Cour royale comme une école : « pour l'ordinaire les gens de lettres, s'ils ne hantent la cour ou les courtisans, ne parlent pas si bien ou si aisément que les femmes ou que ceux qui, n'ayant pas étudié, sont toujours dans la cour »154 Le lecteur moderne peut évaluer le niveau d'exigence ainsi atteint, dans le ton employé et dans le respect de la grammaire, pour la conversation orale en lisant La Princesse de Clèves : les critiques de l'époque (Valincour, Charne) s'accordent pour constater que ce roman « est une des belles imitations que nous ayons du discours familier155. ». « L'esprit de conversation a singulièrement développé dans les Français l'esprit plus sérieux des négociations politiques. Il n'est point d'ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre (...) on esquivait les difficultés les plus graves par les nuances délicates des paroles et des manières, et l'on arrivait rarement à se heurter ou à se céder, tant on évitait avec soin l'un et l'autres 131 » — Madame de Staël, De l'esprit de conversation Les codes de l'art de la conversation imprègnent la culture de l'aristocratie des cours et de la diplomatie, en constituant un langage commun car ambassadeurs et agents étrangers briguent l'accès aux salons parisiens. La conversation française est un remarquable vecteur des négociations diplomatique, et l'entraînement acquis dans ce « jeu de paume de l'esprit » en terrain privé, dans le loisir, est utile pour la diplomatie et sur le forum de la monarchies 132,n 35 : la conversation, en préparant au jeu serré de la négociation, « a vocation à servir de milieu conjonctif à la haute diplomatie européennes 12 ». Saint-Simon développe longuement, dans ses mémoires, le récit d'une audience à la cour d'Espagne où il est envoyé comme ambassadeur, illustrant les codes et les valeurs de cet art. Il nous offre ainsi un exemple rare d'une conversation authentique, commentée par un expert contemporain. Norbert Elias analyse également les échanges entre Saint-Simon et le Dauphin, et décrit les codes et les enjeux sociaux de cette pratique de Cours 133. On trouve ainsi, dans les Mémoires, plusieurs conversations de cette nature à la Cour de France. Quelques décennies plus tard, Madame de Staël souligne l'importance de cet art dans le développement de la diplomatie et la politique au xviiie siècle Dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes, Charles Perrault illustre (là encore dans le cadre d'une conversation, littéraire et philosophique) l'évolution des mentalités et des pratiques politiques et diplomatiques à la Cour156. Ainsi : Aujourd'hui la diplomatie française bénéficie encore, selon Benedetta Craveri, de cette éducation à la conversation politique policée par cet esprit : « Pendant la Révolution, les représentants de la noblesse se distinguaient encore, sur les bancs de l'Assemblée Constituante, par la modération de leur ton et leur talent de médiation, un talent qui avait rendu célèbre la diplomatie française de l'Ancien Régime s 9. » Le duc de Saint-Simon, homme de cour, grand témoin des salons aristocratiques, présente au lecteur de ses Mémoires un chef-d'œuvre de cet art, dont il reçoit la démonstration lors de son ambassade à la cour d'Espagne. Cette mission diplomatique doit conclure deux mariages princiers, affirmer le prestige de la Cour royale française, et mettre fin aux intrigues et aux cabales qui ont opposé différents partis des deux royaumes. Le roi Philippe V d'Espagne, petit-fils de Louis XIV, a été élevé à la Cour de Versailles qu'il a quittée à l'âge de 17 ans. Les audiences sont l'occasion, pour le duc et pour le roi d'Espagne, de mettre en scène leur position et ils ont recours l'un et l'autre aux codes et aux pratiques, qu'ils partagent, de la société de cour française. Lorsque le duc de Saint-Simon fait la narration de l'audience solennelle, il reprend ainsi les principes de l'art de la conversation : plaisir esthétique, classicisme de la forme, affirmation de la position de prestige du locuteur, spécificité française, primauté de la forme pour l'expression. Reprendre et détailler le texte du mémorialiste est tout à fait indiqué ici : son admiration d'esthète devant une démonstration magistrale (au sens de : d'un maître) de cet art lui donne l'occasion d'en expliciter les valeurs. Il souligne à plusieurs reprises l'exactitude de son récit : « je ne dis point trop et je n'ajoute rien ». N.B. Dans les extraits ci-dessous, la syntaxe est celle du manuscrit (édition par Yves Coirault dans la Bibliothèque de la Pléiade). Saint-Simon rencontre une première fois Philippe V pour une audience préliminaire, et l'expression du roi laisse au duc une impression très défavorable : Philippe V adapte son ton aux circonstances, et réserve l'expression royale à l'audience solennelle, qui intervient ensuite. L'audience solennelle pour formaliser l'accord des deux cours française et espagnole a lieu quelques jours après. Le duc prononce un discours de circonstance, après quoi Philippe V répond. En faisant le récit de cette audience, le duc illustre les différentes caractéristiques de cet art dans les conversations de cour : une émotion esthétique caractéristique d'un art partagé, la rigueur de la langue française classique dans laquelle le roi d'Espagne s'exprime, le rappel de sa position de prestige, et l'usage primordial du ton et du maintien. « Il faut dire ici avec la plus exacte et la plus littérale vérité que l'étonnement où me jetèrent ses réponses me mit presque hors de moi-même. Il répondit à chaque point de mon discours dans le même ordre, avec une dignité, une grâce, souvent une majesté, surtout avec un choix si étonnant d'expressions et de paroles par leur justesse, et un compassement si judicieusement mesuré (...) Je crus entendre le feu roi [Louis XIV], si grand maître et si versé en ces sortes de réponses. Il laissa étinceler un cœur français (...) Il fit sentir que sa joie sortait d'une source plus pure que l'intérêt de sa couronne, il sembla remonter quelques degrés de son trône, fit sentir moins l'honneur qu'il faisait que la grâce signalée. Cet endroit surtout me charma par la délicatesse avec laquelle, sans rien exprimer, il laissa sentir sa supériorité toute entière, la grâce si peu méritée de l'oubli des choses passées, et le sceau si fort inespérable que sa bonté daignait y apposer. Ce que j'admirai encore fut l'effectif, mais toutefois assez peu perceptible changement de ton et de contenance en répondant (...) la même expression s'y peignit aussi, mais de majesté, de dignité, de prince qui sait se vaincre, qui le sent qui le fait158,ws 20 » Ce témoignage rare d'une prise de parole réelle, jugée par un expert, permet d'illustrer quelques-uns des traits de la conversation courtisane : dans cette circonstance diplomatique, les codes esthétiques et mondains de l'art de la conversation, partagés par les deux interlocuteurs issus de la même culture, interviennent également. Le récit de Saint-Simon158,ws 20 Saint-Simon est ensuite reçu par la reine et par le prince, fils du roi Philippe V. Ces deux rencontres sont pour lui l'occasion de souligner à nouveau, par comparaison, son admiration pour la démonstration royale. « Il faut avouer qu'avec beaucoup d'esprit, de tour naturel et de facilité de s'énoncer, elle ne put s'élever jusqu'à la justesse et la précision du roi, si diversement modulée sur chaque point, jusqu'à ce ton suprême qui sentait la descendance directe d'un si grand nombre de rois, qui se proportionnait avec tant de naturelle majesté aux choses et aux personnes, dont il fit entendre plus qu'il n'en dit »159,ws 21 La reine est d'origine italienne, cela n'est probablement pas indifférent dans cette circonstance. Et le duc souligne à nouveau l'importance de la précision dans la nuance et de «faire entendre» plutôt que dire. « Cet idéal d'une conversation sachant conjuguer légèreté et profondeur, élégance et plaisir, recherche de la vérité et respect de l'opinion d'autrui n'a pas cessé de nous séduire ; et plus la réalité nous en éloigne, plus nous en sentons le manque. Il n'est plus l'idéal de toute une société, il est devenu un lieu de mémoire et aucun rite propitiatoire ne saurait le ramener parmi nous dans un contexte inapte à l'accueillir ; il mène désormais une existence clandestine, apanage d'un petit nombre. Mais qui sait ? Il se peut que quelque jour il renaisse pour notre plus grand bonheurs 9. » — Benedetta Craveri, L'âge de la Conversation Dans la première moitié du xviie siècle, Jean Chapelain crée le mot Urbanités 134,n 36, qui permet ensuite de désigner un caractère indispensable de la vie mondaine et un ingrédient des conversationsu ; en 1771, peu avant la Révolution, Victor Riqueti de Mirabeau, père de Mirabeau le révolutionnaire, crée le mot Civilisations 135 et ce néologisme connut un tel essor pendant la période révolutionnaire que sa création fut attribuée à l'esprit de la Révolution, alors qu'il lui était un peu antérieurn 37.
Au-delà d'une vertu honnête
Diplomatie et politique
Commentaires
L'émotion esthétique
...Il faut dire ici avec la plus exacte et la plus littérale vérité que l'étonnement où me jetèrent ses réponses me mit presque hors de moi-même...
➜ Pour le duc, diplomate, parfaitement maître de ses émotions et de son expression, le choix de ces mots marque l'intensité de son plaisir esthétique. Il ne s'agit pas d'une attitude de courtisan : ce récit est écrit plusieurs années après l'audience, alors qu'il s'est toujours opposé au parti espagnol
La facture classique
...Il répondit à chaque point de mon discours dans le même ordre, avec une dignité, une grâce, souvent une majesté, surtout avec un choix si étonnant d'expressions et de paroles par leur justesse, et un compassement si judicieusement mesuré...
➜ C'est bien le classicisme qui se retrouve dans un ordonnancement clair et ordonné du discours. Auparavant, le duc a pris soin de préciser que son propre discours n'était pas préparé : le roi Philippe V ne pouvait donc pas avoir préparé le sien en conséquence, il improvise
Le caractère français
...je crus entendre le feu roi [Louis XIV], si grand maître et si versé en ces sortes de réponses. Il laissa étinceler un cœur français...
➜ Rappel de l'éducation et de l'origine française de Philippe V et de ses ascendants. Le duc n'est pas suspect de complaisance : dans ces mémoires rédigés plusieurs années après les événements et destinés à n'être publiés qu'après la disparition des personnages, il disait de Louis XIV qu'il avait un esprit « au-dessous du médiocre »
L'affirmation d'une position de prestige
...Il fit sentir que sa joie sortait d'une source plus pure que l'intérêt de sa couronne (...) il sembla remonter quelques degrés de son trône, fit sentir moins l'honneur qu'il faisait que la grâce signalée...
➜ Démonstration par le roi Philippe V de son art, à laquelle Saint-Simon est particulièrement sensible par sa fonction et son éducation : le roi rappelle à l'ambassadeur français, devant la cour espagnole assemblée, le prestige de la fonction royale : « il sembla remonter quelques degrés de son trône ».
Laisser sentir sans exprimer
...Cet endroit surtout me charma par la délicatesse avec laquelle, sans rien exprimer, il laissa sentir sa supériorité toute entière, la grâce si peu méritée de l'oubli des choses passées, et le sceau si fort inespérable que sa bonté daignait y apposer...
➜ Le roi fait sentir, sans l'expliciter, sa position personnelle et diplomatique (par rapport au Régent)
L'expression par l'attitude
...Ce que j'admirai encore fut l'effectif, mais toutefois assez peu perceptible changement de ton et de contenance en répondant (...) la même expression s'y peignit aussi, mais de majesté, de dignité, de prince qui sait se vaincre, qui le sent qui le fait...
➜ L'attitude extérieure du roi est une expression consciente, participant de la réponse royale à l'ambassadeur, d'un homme pleinement maître de son art
Un art inimitable d'une époque révolue