V) Les personnages de Balzac...

Publié le par Pierre GAPENNE

Comment rendre beaux la folie et le vice ?

Comment rendre beaux la folie et le vice ?

Qu'y a-t-il de grand dans un usurier grimé, ratatiné, inquiet, attaché à faire des comptes, à rogner ses dépenses et à grignoter le bien d'autrui ?

V) Les personnages de Balzac. Si vous croyez que dans la nature humaine la pièce essentielle est la raison, vous prendrez pour héros la raison, et vous peindrez la générosité et la vertu. Si vos yeux s'appliquent à la machine extérieure et ne s'attachent qu'au corps, vous choisirez le corps pour idéal, et vous peindrez des chairs voluptueuses et des muscles vigoureux. Si vous voyez dans la sensibilité la partie importante de l'homme, vous ne verrez de beauté que dans les émotions vives, et vous peindrez les accès de larmes et les sentiments délicats (Par exemple Corneille, Rubens, Dickens). Votre opinion sur la nature fera votre opinion sur la beauté ; votre idée de l'homme réel formera votre idée de l'homme idéal ; votre philosophie dirigera votre art. C'est ainsi que la philosophie de Balzac a dirigé l'art de Balzac. Il considérait l'homme comme une force : il a pris pour idéal la force. Il l'a affranchie de ses entraves ; il l'a peinte complète, libre, dégagée de la raison qui l'empêche de se nuire à elle-même, indifférente à la justice qui l'empêche de nuire aux autres ; il l'a agrandie, il l'a nourrie, il l'a déployée, et l'a donnée en spectacle, au premier rang, comme héroïne et comme souveraine, dans les monomanes et dans les scélérats.

Comment rendre beaux la folie et le vice ? Comment gagner notre sympathie à des bêtes de proie et à des cerveaux malades ? Comment contredire l'usage presque universel de toutes les littératures et mettre l'intérêt et la grandeur à l'endroit précis où elles ont ramassé le ridicule et l'odieux ? Qu'y-a-t-il de plus honni que le soudard grossier, poursuivi de quolibets et de mésaventures depuis Plaute (Le fanfaron) jusqu'à Smollett ? Regardez, le voilà qui se transforme, Balzac l'explique vous apercevez les causes de son vice ; vous vous pénétrez de leur puissance et vous prenez part à leur action. Vous êtes transporté par la logique et vous voyez disparaître la moitié de votre scandale et de votre dégoût. Philippe Brideau est un soldat dépravé par le métier et la famille, par le succès et le malheur. Officier à dix-huit ans, il a eu pour éducation la campagne de Waterloo, les trahisons et les débandades ; puis, au Texas, le spectacle de l'égoïsme et de la brutalité américaine. Lieutenant-colonel et deux fois décoré, du plus haut des rêves de la jeunesse, de l'ambition et du succès, il est retombé dans sa famille ruinée, pauvre hère opprimé et suspect, encagé comme un lion derrière le grillage d'une caisse, habitant haineux des bas-fonds du théâtre et de la presse, bientôt malade des débauches où il se roule pour s'assouvir et se distraire, puis conspirateur et jeté en prison au sortir de l'hôpital. Il a été endurci par le spectacle et l'exercice de la force ; il a été aigri par l'humiliation de la défaite et les privations de la misère ; il a été corrompu par la compagnie des escrocs, par l'habitude de l'orgie, par l'indulgence de sa famille, par l'adoration de sa mère, par l'impunité de ses premiers crimes. Vous étonnez-vous maintenant qu'il étale et pratique le mépris de la justice et des hommes ? Ce courant de cause emporte l'esprit comme un fleuve. On ne se rebute plus des grossièretés de Philippe, on veut les voir son caractère les exige et fait que nous les exigeons. Bien plus, l'atrocité les recouvre à force d'insensibilité il devient grand. Il n'y a plus rien d'humain en sa nature ; il exploite tout et il foule tout. Ayant volé sa caisse, il effraye sa mère par une feinte de suicide on l'embrasse, on pleure, on lui offre à genoux la fortune de la famille : tiens ! se dit-il, l'annonce a fait son effet. Voilà sa reconnaissance. Il a filouté le dernier argent de la vieille Descoings, sa seconde mère, et le lendemain la trouve mourante : vous me chassez, n'est-ce pas ? Ah vous jouez ici le mélodrame du Fils banni ? Tiens, tiens ! Voilà comme vous prenez les choses ? Eh bien vous êtes tous de jolis cocos. Qu'ai-je donc fait de mal ? J'ai pratiqué sur les matelas de la vieille un petit nettoyage. L'argent ne se met pas dans la laine, que diable ! Et voilà. C'est là son repentir. II a été nourri par un vieux camarade d'armée et de débauches, Giroudeau ; devenu riche, il l'éconduit et le fait disgracier. C'est, dit-il, un homme sans mœurs. Voilà son amitié. – Il a épousé une femme de basse origine pour avoir un million, arrivé à Paris, il la jette dans le demi-monde, puis dans la plus basse ordure, il l'y laisse mourir de misère et de maladies. Voilà sa loyauté conjugale. Il a tué sa mère par la brutalité de son ingratitude. Un camarade député par la famille le supplie de venir la voir au lit de mort, il se met à rire. Eh que diable veux-tu que j'aille faire là ? Le seul service que puisse me rendre la bonne femme est de crever le plus tôt possible. Je suis un vieux chameau qui se connaît en génuflexions. Ma mère veut, à propos de son dernier soupir, me tirer une carotte pour mon frère. Merci. C'est là sa piété filiale. – Qui pense encore à la grossièreté fougueuse du viveur et du soudard ? L'horreur ici noie la crapule c'est l'éclat inhumain et sinistre d'une statue d'airain. Balzac y ajoute la force l'éducation qui a perverti Philippe l'a cuirassé ; sabreur et joueur, parmi les chances de la guerre et de la roulette, il a gagné ce sang-froid qui donne à l'homme la possession de soi-même et la domination sur autrui. Il a le regard qui plombe les imbéciles la dissimulation qui trompe le public, le coup d'œil qui saisit l'occasion. Écoutez de quel style, avec quelle hauteur de mépris, avec quel flegme de corps de garde il endoctrine son oncle, vieil imbécile exploité par sa servante et par l'amant de sa servante. Bonjour, Messieurs, dit-il aux visiteurs ; je promène mon oncle, comme vous voyez, et je tâche de le former, car nous sommes dans un siècle où les enfants sont obligés de faire l’éducation de leurs grands-parents. Je vous tuerai Maxence comme un chien. Vous me prendrez chez vous à sa place, je vous ferai alors marcher cette jolie fille au doigt et à l'œil. Oui, Flore vous aimera, tonnerre de Dieu ! Ou si vous n'êtes pas content d'elle, je la cravacherai. Vous vivrez ensemble comme des cœurs à la fleur d'orange une fois son deuil passé ; car elle se tortillera comme un ver, elle jappera, elle fondra en larmes. Mais laissez couler l'eau. Jamais le cynisme et le dédain ont-ils trouvé une expression plus poignante et plus amère ? Philippe sangle et saigne les hommes comme un bétail, en cavalier et en boucher. Il est si fort qu'il prodigue sa force il fait sauter le sabre des mains de Maxence, lui dit de le ramasser, puis le tue après l'avoir insulté de son pardon. II est aussi grand calculateur que duelliste, il empoche la succession de son oncle, se débarrasse de son oncle, de sa femme, de ses amis, de sa mère, s'installe devant le public en beau costume officiel de générosité et d'honneur, gagne des croix, un titre, des millions, et touche au faîte. Pour l'achever, Balzac lui donne la philosophie du vice : un scélérat n'est pas complet s'il ne l'est par principe il faut qu'il sache ce qu'il fait et ce qu'il vaut, qu'il s'en glorifie, qu'il appelle sa cruauté justice, qu'il insulte à la vertu comme aux hommes, qu'il appuie ses crimes sur l'autorité du droit, qu'il les érige en maximes, qu'il les étale dans toute la gloire de la raison, sous toute la clarté du ciel. L'impudence et la théorie sont sa dernière couronne : écoutez Philippe : les femmes, dit-il, sont des enfants méchants ; c'est des bêtes inférieures à l'homme, et il faut s'en faire craindre ; car la pire condition pour nous c'est d'être gouvernés par ces brutes-là. Et ailleurs, je suis un parvenu, mon cher, je ne veux pas laisser voir mes langes Mon fils, lui, sera plus heureux que moi, il sera grand seigneur. Le drôle souhaitera ma mort, je m'y attends bien, ou il ne sera pas mon fils. Vous voyez qu'il se fait justice, et s'assied dans sa brutalité comme dans un lit glorieux et commode ; Machiavel et Borgia n'eussent pas mieux dit. Qu'importent sa fin et les deux ou trois coups de hasard qui le ruinent et le tuent ? Une pierre peut tomber dans la plus belle machine, casser un ressort, et déconcerter le reste ; la machine n'en reste pas moins un chef-d'œuvre. Qu'elle déchire et broie, je n'y pense plus ; je ne songe qu'à l'enchaînement géométrique de ses rouages d'acier, aux formidables dents grinçantes de ses engrenages froissés, à l'invincible élan du volant qui disparaît dans sa vitesse, au lugubre éclat du fer meurtri qui brille et crie ; l'artiste m'a vaincu, m'a emporté, m'a ébloui, et je ne sais plus et je ne veux plus qu'admirer son œuvre.

Celui-ci encore pouvait devenir poétique il y a dans le soudard la hardiesse et le flegme, et Balzac n'a eu qu'à les étaler pour le relever. Mais que faire de l'avare ? Qu'y a-t-il de grand dans un usurier grimé, ratatiné, inquiet, attaché à faire des comptes, à rogner ses dépenses et à grignoter le bien d'autrui ? Comment écrire après Molière et pour contredire Molière ? Qu'est-ce que Harpagon, sinon un grotesque que le poète diffame et soufflette pour nous amuser et nous corriger ? Comptez tous ces ridicules trouvez-vous une place où la beauté puisse se loger ? Sa lésine est d'autant plus basse qu'il est né riche bourgeois, et que son rang l'oblige à garder valets, diamants et voitures. Qu'y a-t-il de plus vil qu'un usurier à carrosse inventeur de mets économiques, thésauriseur de chandelles et grippe-sou ? Il est raillé par ses voisins, vilipendé par ses domestiques ; il laisse son fils s'endetter et sa fille s'enfuir ; il veut prêter sur gages, et l'affaire manque il veut cacher son argent, et on le lui vole il veut se marier, et on lui prend sa maîtresse il tâche d'être galant, et il est imbécile ; il pleure, et le spectateur rit. Que de moyens pour rendre un personnage grotesque Donc en prenant les moyens contraires, on rendra le personnage poétique ; l'être ridicule et bas se trouvera tragique et grandiose ; Harpagon retourné deviendra Grandet. Faisons-le paysan, tonnelier, piocheur de vignes sa mesquinerie deviendra excusable s'il compte les morceaux de sucre au déjeuner du matin, s'il cloue de ses mains les caisses de son neveu, s'il appelle sa servante auprès de lui pour économiser une chandelle, c'est que les habitudes durent, que le jeune homme persiste dans le vieillard, et que l'âme garde toujours l'attitude qu'elle a prise d'abord nous en aurions fait autant à sa place, et nous supportons ici la ladrerie qui nous choquait ailleurs. Harpagon, maladroit, bafoué, et dupe, était un sujet de rire ; Grandet, habile, honoré et heureux, deviendra un objet de crainte. Il exploite ses gens et sa famille, ses amis et ses ennemis. Il a pris pour servante une campagnarde taillée en grenadier, dont personne ne voulait, en qui il a imprimé un dévouement machinal et la fidélité d’une bête de somme. Il a choisi pour femme une ménagère dévote, soumise par religion, par délicatesse et par bêtise, qui lui laisse prendre ses épargnes et évite de lui demander un sou. Il a dressé sa fille à l'économie stricte, et profite de sa vertu filiale pour lui dérober l'héritage auquel elle a droit. Il se débarrasse de son neveu ruiné, et trouve moyen de faire le généreux en lui prenant ses bijoux à un taux de juif. Il est respecté par les plus riches bourgeois, qui lui font la cour espérant épouser sa fille. Il tire d'eux vingt services, recevant de l'un des consultations gratuites, envoyant l'autre à Paris pour arranger ses affaires. Il profite de toutes les passions, de toutes les vertus, de toutes les misères, véritable diplomate, calculateur obstiné, si attentif et si prudent, qu'il dupe les gens d'affaires et se joue de la loi avec la loi. Il a commencé avec deux cents louis et finit avec dix-sept millions. La splendeur de l'or couvre ici la laideur du vice, et l'avarice glorifiée s'assoit sur le succès comme sur un trône. Pour la porter plus haut encore, Balzac la munit de toutes les forces de l'esprit et de la volonté. Grandet est tellement supérieur, que d'ordinaire il consent à faire le sot ignorant et humble, bredouillant, disant que sa tête se casse, qu'il n'entend rien aux complications des affaires, jusqu'à ce que ses adversaires oublient leur défiance et lui livrent leurs secrets.

Il se moque d'eux, il s'amuse à les faire courir et suer il se joue de leur attente et de leurs révérences : entrez, Messieurs, dit-il à ses visiteurs, gens huppés de la ville, je ne suis pas fier, je rafistole moi-même la marche de mon escalier. Et il les fait asseoir devant son unique chandelle, côte à côte avec sa servante. Il s'installe dans son avarice comme Brideau dans sa brutalité ; il s'étale en maximes avec une précision et une conviction atroce. Quand son frère s'est tué et que son neveu pleure : Il faut laisser passer la première averse mais ce jeune homme n'est bon à rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent… Rirez-vous d’un homme après de telles paroles ? Cette sentence est un coup de couteau qui tranche d'un trait la racine de l'humanité et de la pitié. Son vice en lui est un dogme embrassé avec l'âpreté de la volonté et l'acharnement de l'amour. Il est tyran chez lui et terrible ; ses femmes tremblent sous son regard, ce sont ses linottes, petites bêtes gentilles à qui on donne de temps en temps un grain de mil, mais à qui d'un coup de pouce on tordrait le cou. La passion gronde à travers ses expressions sarcastiques et crues. Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle. Tiens de la bougie ? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des œufs à ce garçon-là ! On est emporté par la véhémence et les éclats de sa colère ; on voit qu'à ce degré le vice ne reçoit ni frein ni mesure, qu'il brise tout et foule tout ; et se rue à travers les sentiments et le bonheur des autres, comme un taureau à travers une maison ou une église. A quoi vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l'or de votre père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre cœur quand vous n'aurez plus que ça à lui prêter ? » Sa femme le supplie au nom de Dieu : que le diable emporte ton bon Dieu. On a peur ici de la nature humaine ; on sent qu'elle renferme des gouffres inconnus où tout peut s'engloutir, tout à l'heure la religion, à présent la paternité. Lorsque sa fille signe l'acte par lequel elle renonce à l'héritage de sa mère, il pâlit, il sue, il défaille presque, puis tout d'un coup l'embrasse à l'étouffer. « Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père. Voilà comme doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis. Tu es une vertueuse fille qui aime bien son papa. »

Cette trivialité, cette bénédiction jetée en manière d'appoint, ces cris saccadés et étranglés de l'avare qui étouffe le père, sont horribles. A cette hauteur et avec ces actes, la passion atteint la poésie et peut-être un pareil avare n'est-il qu'un poète à huis clos et dévoyé. Il nage en imagination sur son fleuve d'or. Il parle de son trésor avec les vivantes et caressantes expressions d'un amoureux et d'un artiste. « Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets de vie et de mort sur les écus. Vraiment, les écus vivent et grouillent comme les hommes ; cela va, cela vient, cela sue, cela produit. » A la fin, ses yeux restent des heures entières collés sur des piles de louis, comme pour se nourrir de leur scintillement ; « ça me réchauffe dit-il. Le trouvez-vous grotesque encore ? Que de joies a goûtées cet homme ! Il a joui de son or par les yeux comme un peintre il a vogué comme un poète parmi les inventions et les espérances de cent mille féeries resplendissantes il a savouré le long plaisir continu du succès croissant, de la victoire répétée, de la supériorité sentie, de la domination établie il n'a souffert ni par le cœur, ni par l'argent, ni par les privations, ni par les remords; il est mort au bout de l'extrême vieillesse, dans la possession et dans la sécurité, dans l'entier assouvissement de sa passion maîtresse, dans le silence des autres désirs amortis ou arrachés. Si Corneille écrivait la généreuse épopée de l'héroïsme, Balzac écrit la triomphante épopée de la passion.

Ceux-là encore échappent à la laideur par leur puissance ; choisissons une passion qui soit une faiblesse ; au lieu d'une bête de proie, prenons un fou ; cherchons un vice qui fasse non un tyran, mais un esclave, et qui dévore le cœur et la vie de celui qui le porte, au lieu de ravager la vie et le bonheur d'autrui. Il en est un, le plus bafoué de tous, plastron commun de la comédie antique et de la comédie moderne, le libertinage des vieillards amoureux qu'on dupe, qu'on vole et qu'on chasse. Celui-là aussi, pour Balzac, va devenir un héros ; car qu'importe l'homme ? Est-ce à Grandet ou à Brideau que je m'intéresse ? Que sont-ils aux yeux de l'artiste, sinon le piédestal d'une statue qui est leur passion ? C'est elle qu'il admire, car c'est elle qui est grande, éternelle, souveraine et dévastatrice de la nature et du monde humain. Sa puissance est pareille et pareillement visible lorsqu'elle brise les objets qui l'entourent ou le vase qui la contient. Il est beau de la voir entrer comme un poison dans un corps vigoureux et sain, brûler son sang, tordre ses muscles, le soulever en soubresauts, l'abattre, puis décomposer lentement la masse inerte qu'elle ne lâche plus. Le baron Hulot d'Ervy, un des grands administrateurs de l'Empire, à demi ministre, père de la plus florissante famille, adoré par la plus belle et la plus vertueuse des femmes, homme d'esprit, d'invention, de résolution et d'expérience, magnifique, aimable, s'est laissé peu à peu infecter de ce venin. Les femmes d'Opéra ont dévoré sa fortune ; il n'a plus d'argent pour soutenir sa maison et marier sa fille, et sa passion accrue par l'habitude est devenue une obsession. « Et tout cela pour une femme qui me trompe, qui se moque de moi quand je ne suis pas là, qui m'appelle : un vieux chat teint. Oh ! C’est affreux qu'un vice coûte plus cher qu'une famille à nourrir. Et c'est irrésistible. Je te promettrais à l'instant de ne jamais retourner chez cette abominable israélite, si elle m'écrit deux lignes, j'irais comme on allait au feu sous l'Empereur. Un vice ainsi enraciné devient une monomanie. Le fumeur d'opium qui voit son camarade râler dans un coin de la taverne dit : voilà pourtant comme je serai dans trois mois, et il se retourne pour charger sa pipe ; la passion prend l'homme et le tire de son croc de fer, par un mouvement prévu et invincible, dans l'ornière sanglante et fangeuse de toutes les hontes et de toutes les douleurs.

Renvoyé par sa cantatrice, Hulot s'est épris d'une jolie femme, qui semble une femme honnête, la plus dangereuse courtisane qu'on ait peint, égale à la Cléopâtre de Shakespeare, reine pour l'audace, artiste pour la fougue et les inventions. Dans ce gouffre s'engloutissent les débris de sa fortune. Il engage ses tracements, il signe des lettres de change, il vend son crédit, il laisse sa femme sans pain, il envoie son oncle, brave paysan, obéissant comme un soldat, piller dans les fournitures d'Afrique. Père, l'homme prudent, l'administrateur, l'honnête homme disparaissent par degrés sous le débauché. Le vice monte en lui comme une marée, noyant l'humanité, le sens commun et l'honneur. Dans cette débâcle, il découvre que sa maîtresse le trompe et pour deux rivaux elle-même le lui dit en face avec un soudain éclat d'insolence et d'insulte. Il demande grâce le malheureux ! Il consent à donner une place au mari il reconnaît l'enfant bien plus, il se croit aimé, il pleure d'attendrissement ; ses yeux sont bouchés, il boit toute honte, sans plus rien sentir; possédé d'une idée fixe, il n'aperçoit plus les autres, il avance comme un enfant qui, le regard arrêté sur un fruit, court en trébuchant à travers les épines et les fanges ; à peine s'il est désabusé lorsque le couple d'escrocs le fait surprendre en flagrant délit d'adultère et lui extorque les derniers restes de son crédit et de son bien. Au même instant, la montagne de misères que son vice vient d'accumuler croule sur lui d'un seul choc. Son fils chancelle sous le poids des lettres de change ; sa femme, traînée par l'extrême désespoir et le plus sublime dévouement jusqu'au bord du déshonneur, tombe mourante son vieux frère, austère républicain, meurt en trois jours son oncle, emprisonné pour lui, se poignarde dans son cachot avec un clou. Foudroyé par les mépris du prince son patron, chassé de ses places, déclaré voleur, il s'abat quasi dissous sous la ruine des fortunes qu'il a brisées, parmi les sanglots des familles qu'il a déshonorées, au glas des deux morts qu'il a causées. En est-ce assez ? Et la poésie physiologique s'arrêtera-t-elle à cette agonie de l'honneur ? La logique la traîne plus loin, des convulsions grandioses jusqu'à l'inertie flasque de la dissolution et de la mort. Désormais Hulot n'est plus un homme, « mais un tempérament. »

La délicatesse, l'élégance, l'amour, tout ce qui peut embellir ou excuser le vice s'est anéanti pour lui ; il n'en reste qu'une habitude et un besoin. Il descend jusqu'à emprunter de l'argent à la cantatrice, son ancienne maîtresse. Il vit avec des grisettes, quittant l'une, puis l'autre, comme un roman lu, parmi des ivrognes d'estaminet, des figurants, des claqueurs et la plus immonde canaille, lui-même, digne des drôles qu'il voit, toujours endetté et poursuivi, à la fin écrivain public dans une échoppe, ayant acheté avec de l'argent et des pralines une pauvre innocente enfant de quinze ans. Son avilissement se tourne en idiotisme il tombe jusqu'à une sorte d'instinct machinal et physique. Retrouvé par sa femme qui veut le rendre à sa famille sauvée et à sa fortune restaurée, il lui dit : je veux bien, mais pourrai-je emmener la petite ? C'est le geste aveugle et horrible d'un affamé qui s'accroche en tâtonnant à son dernier morceau de pain. Pour achever, il s'amourache d'une grosse Normande, maritorne de sa cuisine ; « ma femme n'a pas longtemps à vivre, lui dit-il, et si tu veux, tu pourras être baronne.» Sa pauvre femme malade meurt de ce mot qu'elle entend, et la cuisinière devient baronne. Quelle fin et quel mot mais quelle suite et quel ensemble Lucrèce n'a rien fait de plus puissant, lorsque, avec une verve désespérée et une logique intraitable, il a décrit la peste d'Athènes et fait de la peste son héros.

Arrêtons-nous ici ; ces trois portraits feront juger des autres. Balzac, comme Shakespeare, a peint les scélérats de toute espèce ceux du monde et de la bohème, ceux du bagne et de l'espionnage, ceux de la banque et de la politique (Vautrin, Mme Marneffe, de Marsay, Nucingen, Philippe Brideau, La Palfériné, Maxime de Trailles, etc. Comparez Richard III, Iago, lady Macbeth, Macbeth, Regane, Gonerille, etc...) Comme Shakespeare il a peint les monomanes de toute espèce ceux du libertinage et de l'avarice, ceux de l'ambition et de la science, ceux de l'art, de l'amour paternel et de l'amour (Claës, Hulot, Grandet, Goriot, Louis Lambert, Marcas, Frauenhofer, Sarrazine, Facino Cane, etc. Dans Gambara et Massimilla Doni, petit roman en deux parties, il y a sept monomanes. Comparez Coriolan, Hamlet, Lear, Othello, Antoine, Hotspur, Juliette, Léonatus, Timon, etc…) Souffrez dans l'un ce que vous souffrez dans l'autre. Nous ne sommes point ici dans la vie pratique et morale, mais dans la vie imaginaire et idéale. Leurs personnages sont des spectacles, non des modèles ; la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime. Personne ne vous propose d'approuver et de suivre ; on vous demande seulement de regarder et d'admirer J'aime mieux en rase campagne rencontrer un mouton qu'un lion ; mais derrière une grille, j'aime mieux voir un lion qu'un mouton. L'art est justement cette sorte de grille ; en ôtant la terreur, il conserve l'intérêt.

Désormais, sans souffrance et sans danger, nous pouvons contempler les superbes passions, les déchirements, les luttes gigantesques, tout le tumulte et l'effort de la nature humaine, soulevée hors d'elle-même par des combats sans pitié et des désirs sans frein. Et certes, ainsi contemplée, la force émeut et entraîne. Cela nous tire hors de nous-mêmes nous sortons de la vulgarité où nous traîne la petitesse de nos facultés et la timidité de nos instincts. Notre âme grandit par spectacle et par contrecoup nous nous sentons comme devant les lutteurs de Michel-Ange, statues terribles dont les muscles énormes et tendus menacent d'écraser le peuple de pygmées qui les regarde ; et nous comprenons comment les deux puissants artistes se trouvent enfin dans leur royaume, loin du domaine public, dans la patrie de l'art.

Shakespeare a trouvé des mots plus frappants, des actions plus effrénées, des cris plus désespérés ; il a plus de verve, plus de folie, plus de flamme, son génie est plus naturel, plus abandonné, plus violent il invente par instinct, il est poète ; il voit et fait voir par subites illuminations les lointains et les profondeurs des choses, comme ces grands éclairs des nuits méridionales, qui d'un jet soulèvent et font flamboyer tout l'horizon. Celui-ci échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ces noirs ateliers fumeux, où il prépare à force de science les fanaux multipliés qu'il va planter par milliers, et dont les lumières entrecroisées et concentrées vont éclairer la campagne. A la fin, tous s'embrassent le spectateur regarde : il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu'avec Shakespeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant.

Publié dans Géopoétique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article