VI) La philosophie de Balzac : les disgrâces d'aujourd'hui sont les modes de demain...

Publié le par Pierre GAPENNE

Dans l'Histoire comme dans la Nature, la pourriture est le laboratoire de la Vie : elle est parfois noble. Le Capital, Livre I, 15, 9... p 352...

Dans l'Histoire comme dans la Nature, la pourriture est le laboratoire de la Vie : elle est parfois noble. Le Capital, Livre I, 15, 9... p 352...

Sans une philosophie, le savant n'est qu'un manœuvre et l'artiste qu'un amuseur...

VI. La philosophie de Balzac.

Le signe d'un esprit supérieur, ce sont les vues d'ensemble. Au fond, elles sont la partie capitale de l'homme ; les autres dons ne servent qu'à préparer ou à manifester celui-là s'il manque, ils restent médiocres sans une philosophie, le savant n'est qu'un manœuvre et l'artiste qu'un amuseur. De là le rang éminent d'Ampère en physique, de Geoffroy Saint-Hilaire en zoologie, de M. Guizot en histoire. De là aussi le rang de Balzac dans le roman.

I) Il avait des idées générales sur tout, tellement que ses livres en sont encombrés et que leur beauté en souffre. Quelles sont les causes, les suites et les alliances de chaque faculté et de chaque passion, quels sont les effets privés ou publics de chaque condition et de chaque profession, comment on fait et on défait sa fortune, les cent mille vérités sur l'homme et sur les hommes qui composent l'expérience du monde, tout cela est dans son œuvre : il y a des traités sur le mariage, sur le commerce, sur la banque, sur la faillite, sur l'administration, sur la famille, sur la presse. Il raisonne et ses personnages raisonnent à chaque instant. Cette abondance de pensées fait leur grandeur ; presque toujours leurs paroles valent la peine d'être méditées. Chacun arrive avec la masse de réflexions accumulées par toute une vie ; et toutes ces masses opposées et liées les unes aux autres composent par leur union et leur contraste l'encyclopédie du monde social. Qu'est-ce que ce monde, et quelles forces le mènent ? Aux yeux du naturaliste Balzac, ce sont les passions et l'intérêt. La politesse les orne, l'hypocrisie les déguise, la niaiserie les couvre de beaux noms mais au fond, sur dix actions, neuf sont égoïstes. Et il n'y a là rien de bien surprenant ; car dans ce grand pêle-mêle, chacun est confié à soi-même la constante pensée de l'animal est de se nourrir et de se défendre ; et l'animal persiste dans l'homme, avec cette différence que, la conception de l'homme étant plus vaste, ses besoins et ses dangers sont plus grands. C'est pourquoi Balzac considère la société comme un conflit d'égoïsmes, où la force triomphe guidée par la ruse, où la passion perce sourdement et violemment les digues qu'on lui oppose, où la morale acceptée consiste dans le respect apparent des convenances et de la loi. Cette vue triste et dangereuse l'est d'autant plus, qu'il fait des scélérats hommes de génie, qu'en donnant la théorie du vice il le rend involontairement intéressant et excusable, qu'il peint médiocrement les sentiments élevés et fins, qu'il peint admirablement les sentiments grossiers et bas, et que de temps en temps emporté par son sujet il jette des maximes contraires à la paix publique et peut-être même alarmantes pour l'honneur. D'ailleurs cette amère philosophie manque chez lui de son contrepoids naturel, l'histoire, qu'il savait mal ; il oubliait que si l'homme aujourd'hui offre beaucoup de vices et de misères l'homme autrefois en offrait bien davantage, que l'expérience agrandie a diminué la folie de l'imagination, l'aveuglement de la superstition, la fougue des passions, la brutalité des mœurs, l'âpreté des souffrances, et que chaque siècle on voit s'accroître notre science et notre puissance, notre modération et notre sécurité. Pour philosopher sur l'homme, ce n'est pas assez d'une observation exacte, il faut encore une observation complète et la peinture du présent n'est point vraie sans le souvenir du passé.

1. Les gens vertueux ont presque toujours de légers soupçons de leur situation ; ils se croient dupés au grand marché de la vie. (Les Parents pauvres.) « Il ignorait qu'à trente-six ans, à l'époque où l'homme a jugé les hommes, les rapports et les intérêts sociaux, les opinions pour lesquelles il a sacrifié son avenir, doivent se modifier chez lui comme chez tous les hommes vraiment supérieurs. (La vieille fille.) « Il vit le monde comme il est, les lois et la morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l'ultima ratio mundi.» (Le Père Goriot)

Car aussitôt que l'on considère le passé, on est tenté de trouver le présent beau et honnête. Au fond, rien n'est plus trompeur que ces mots de beauté et de bonté, rien n'est plus dangereux que de les employer à juger le monde. Il ne faut jamais dire que le monde est mauvais, ni le contraire. Ainsi employés, ces mots signifient seulement que les choses sont belles ou laides par comparaison à certains objets c'est pourquoi si on les compare à des objets différents, ces mêmes choses prendront un nom et une qualité contraires. La vérité est qu'il y a dans le monde une mesure de bien qui paraît grande si on la compare à une moindre, petite si on la compare à une plus grande, et qui, de même que toute quantité, n'est ni grande ni petite en soi.

Vous trouvez l'homme misérable et mauvais c'est qu'au fond du cœur vous avez une image de la vie heureuse et juste, et que, rapprochant notre vie de celle-là, vous voyez de combien de degrés elle est au-dessous. Mais si vous considérez la vie naturelle et animale, le jeu effréné et discordant de l'imagination et des désirs, le conflit nécessaire de la volonté et des choses, vous admirerez la portion de justice et de bonheur qui subsiste à travers ces tempêtes, et vous louerez la noblesse de la nature humaine, qui entre tant de forces déchaînées et aveugles maintient et dégage la raison et la vertu. De sorte qu'à volonté et selon ce point de départ, l'homme vous paraîtra vertueux ou vicieux, beau ou laid, heureux ou misérable, sans qu'aucun de ces noms exprime sa véritable nature, sans qu'aucun décès noms puisse fixer une règle de gouvernement ou de conduite, et cela, parce que chacun de ces noms mesure seulement la distance qui se trouve entre l'homme réel et un certain homme imaginaire, que vous composez arbitrairement, que vous grandissez ou rapetissez à votre plaisir, et qui peut varier dans tous les sens et à l'infini. Quittez ces mots vagues, si vous voulez traiter de morale ou de politique ; tâchez par l'histoire et la pratique de savoir les choses. Comptez, sur un nombre donné d'actions, combien il y en a d'égoïstes et combien de dévouées ; cette proportion établie, vous saurez jusqu'à quel point la société présente est une paix, jusqu'à quel point elle est une guerre, et dans quelles limites vous devez songer à l'intérêt des autres et à votre intérêt. Séparez et considérez les penchants et les facultés dominantes de votre nation et de votre temps ; cette distinction établie, vous saurez quelles puissances mènent votre patrie et quelle espèce de gouvernement elles soutiennent ou réclament. Sinon vous écrirez, comme Rousseau ou M. de Maistre, d'après des impressions passionnées et des théories abstraites, pour conclure universellement à la république ou au despotisme avec l'illusion d'optique qui a guidé et égaré Balzac.

De sa morale, en effet, naît sa politique. Comme tous ceux qui ont mauvaise opinion de l'homme, il est absolutiste (1. Voir Le Médecin de campagne, Le Curé de village, La Maison Nucingen, Préface générale, etc.). Lorsqu'on ne voit dans la société que des passions naturellement égoïstes et mutuellement hostiles, on implore une main toute-puissante qui les brise et les réprime. Ainsi faisait Hobbes, théoricien du despotisme, lorsqu'au sortir de la révolution d'Angleterre il réclamait des verges de fer et un dompteur de bêtes contre les animaux malfaisants qui venaient de se déchaîner. Balzac déteste et méprise notre société démocratique, et à chaque occasion éclate en injures, souvent brutales, contre le gouvernement des deux Chambres. Il déplore que Charles X n'ait pas réussi dans son coup d'État, la plus prévoyante et la plus salutaire entreprise qu'un monarque ait jamais formée pour le bonheur de ses peuples. Il pense que le gouvernement est d'autant plus parfait qu'il est établi pour la défense d'un privilège plus restreint ; que le principe de l'élection est un des plus funestes à l'existence des gouvernements modernes : que « les prolétaires sont les mineurs d'une nation et doivent toujours rester en tutelle ». Il regrette la pairie héréditaire, les majorats, le droit d'aînesse. « La grande plaie de la France est dans le titre. Des successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens. » Il trouve ridicule l'abolition de la loterie, sorte d'opium qui aidait le peuple à supporter sa misère ; l'établissement des caisses d'épargne qui encouragent les domestiques à voler leurs maîtres ; l'institution des concours qui hébètent beaucoup de bons esprits et fabriquent une multitude d'ânes savants. Il maudit la liberté de la presse, et appelle les journaux des entrepôts de venin. Il n'a pas assez de tant d'institutions despotiques, et trouve qu'il faudrait par-dessus toutes ces belles choses plusieurs grains d'arbitraire. « Les lois, dit un de ses politiques favoris, sont des toiles d'araignée à travers lesquelles passent les grosses mouches, et où restent les petites. Où veux-tu donc en venir ? - Au gouvernement absolu, le seul où les entreprises de l'esprit contre la loi puissent être réprimées.

Oui, l'arbitraire sauve les peuples en venant au secours de la justice ». – Pour achever, il ajoutait à la tyrannie civile la tyrannie religieuse. Il voulait l'une pour maîtriser les esprits comme d'autre pour maîtriser les corps. L'enseignement, ou mieux l'éducation par les corps religieux, est le grand principe d'existence pour les peuples, le seul moyen de diminuer la somme du mal et d'augmenter la somme du bien dans la société. La pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion ». II est clair qu'avec la gendarmerie d'un côté et l'enfer de l'autre, on peut beaucoup sur les hommes, et que des peuples exclus de l'égalité par les majorats, de la liberté par le despotisme, de la pensée par l'Église seraient trop heureux d'être bien nourris et point trop battus.

Des esprits mal faits vous répondraient peut-être que contre les vices des hommes vous cherchez refuge dans un homme, naturellement aussi vicieux que les autres, et encore gâté par la licence du pouvoir absolu. Ils vous feraient remarquer que si une presse et une Chambre libres sont le théâtre d'ambitions rivales et l'organe d'intérêts égoïstes, elles prêtent une voix à toutes les minorités contre toutes les oppressions, et que dans les grands besoins le sentiment public les rallie de force autour de la vérité et du droit. Ils montreraient que si l'homme est mauvais, ses vices peuvent mettre un frein à ses vices, et que l'orgueil en Angleterre, l'égoïsme bien entendu aux États-Unis maintiennent la paix et la prospérité publiques mieux que n'a jamais fait le despotisme d'une Église et d'un roi. Ils ajouteraient qu'un bon politique ne s'oppose pas à des penchants invincibles que l'esprit de vanité et de justice implante en France l'égalité des conditions et des partages que l'accroissement de la richesse, du loisir et de l'instruction y implantera la science et le souci des affaires publiques bref, qu'on n'empêche pas le feu de brûler, que le plus sage parti est de modérer, de régler et d'utiliser la flamme. Ils concluraient que Balzac, en politique comme ailleurs, a fait un roman.

Il en a bien fait d'autres, en psychologie notamment et en métaphysique. Pour découvrir de grandes idées vraies, il faut se délier de soi-même, revenir cent fois sur ses pas, vérifier à chaque instant ses conjectures, savoir ignorer beaucoup de choses, séparer les vraisemblances des certitudes, mesurer la probabilité, n'avancer qu'avec méthode dans le grand chemin déjà éprouvé de l'analyse et de l'expérience. Tout philosophe renferme un sceptique. Balzac ne l'était ni par nature ni par métier. Sa nature et son métier l'obligeaient à imaginer et à croire ; car l'observation du romancier n'est qu'une divination ; il n'aperçoit pas les sentiments comme l'anatomiste aperçoit les fibres : il les conjecture d'après le geste, la physionomie, l'habit, le logis, et si vite qu'il se figure les toucher, ne sachant plus distinguer la connaissance directe et certaine de cette connaissance indirecte et douteuse (Louis Lambert, Théorie de l’intuition).

Il a pour instrument l'intuition, faculté dangereuse et supérieure par laquelle l'homme imagine ou découvre dans un fait isolé le cortège entier des faits qui l'ont produit ou qu'il va produire, sorte de seconde vue propre aux prophètes et aux somnambules, qui parfois rencontre le vrai, qui souvent rencontre le faux, et qui ordinairement n'atteint que le vraisemblable. Balzac l'employait dans les sciences ; vous jugez avec quel effet. Quand les conceptions sont contrôlées une à une par l'expérience, elles peuvent exprimer la nature des choses qu'elles représentent mais quand elles se développent d'elles-mêmes et d'elles seules, elles n'expriment que la nature de l'esprit qui les forme. Si cet esprit est net, sec, impropre à saisir les ensembles, elles seront matérialistes. S'il est vague, poétique, enclin à réaliser les abstractions, elles seront mystiques. Ainsi sont nés presque tous les grands systèmes de religion et de philosophie. Ainsi songent aujourd'hui plusieurs grands poètes, celui-ci copiant Pythagore et disant que les cailloux sont des âmes déchues, celui-là imitant les alexandrins et flottant dans les vapeurs d'un christianisme à demi chrétien. Ainsi pensa et rêva Balzac, fabriquant le monde et l'âme d'après la structure de son propre esprit. Un peu grossier d'imagination et accoutumé à donner un corps aux choses invisibles, il ne put contempler nos idées telles qu'elles sont et toutes pures ; il prétendit que l'âme est un fluide matériel. éthéré, analogue à l'électricité ; « que le cerveau est le matras où l'animal transporte ce que, suivant la force de cet appareil, les diverses organisations peuvent absorber de cette substance et d'où elle sort transformée en volonté ; que nos sentiments sont des mouvements de ce fluide, qu'il sort en jet a dans la colère qu'il pèse sur nos nerfs dans l'attente que le courant de ce roi des fluides, suivant la haute pression de la pensée ou du sentiment, s'épanche à flots, ou s'amoindrit et s'effile, puis s'amasse pour jaillir en éclairs. » Il crut que les idées sont des êtres organisés, complets, qui vivent dans le monde invisible, et influent sur nos destinées ; que, concentrées dans un cerveau puissant, celui d'un bon magnétiseur, par exemple, elles peuvent maîtriser le cerveau des autres, et franchir des intervalles énormes en un éclair. Il expliquait ainsi la transmission de pensée, la vue à distance, la divination prophétique, l'insensibilité des nerfs, la puissance des muscles, le perfectionnement des sens, la guérison des maladies, les apparitions, les possessions, les catalepsies, les extases et tous ces faits douteux ou étranges que nous ont légués les sciences occultes et que les sciences contestées essayent aujourd'hui de rétablir. Il expliquait ainsi bien d'autres choses, en constructeur savant et habile, amassant beaucoup de documents et liant fort bien les faits, mais décriant involontairement ses théories par la fougue d'imagination et les aveux poétiques qu'il y mêlait.

« Le plaisir de nager dans un lac d'eau pur, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur que j'éprouvais quand mon âme était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j'écoutais les voix terribles et confuses de l'inspiration, quand d'une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. » Ce n'est pas ainsi qu'on trouve des lois en psychologie ; il y faut plus de calme et de circonspection. Dans ce tourbillon, tout se confond, la lumière, les sons, les idées, le monde visible et le monde invisible ; on ne voit plus qu'une sorte de fantasmagorie agile et resplendissante l'on est tout disposé à prendre, comme Louis Lambert, la pensée de l'homme pour une sorte de flamme, et les forces de l'univers pour une sorte d'éther. Au troisième siècle, quand fourmillaient les poètes, les visionnaires et les malades, on vit les manichéens soutenir que Dieu est un liquide, brillant à la vérité et subtil, mais qui imprègne la matière pesante, à la façon d'une éponge. Heureusement nous ne sommes plus au temps des manichéens.

Ces matérialistes étaient volontiers mystiques. Balzac était l'un et l'autre, et pour la même raison (Séraphîta). Les tranquilles déductions du savant dégoûtent ces cerveaux tumultueux et poétiques, elles leur paraissent lentes, froides, impuissantes ; ils aiment bien mieux se livrer aux ravissements et aux éclairs magnifiques de leurs orages intérieurs. Ils finissent par y croire et les considérer comme une puissance divinatoire et supérieure, seule capable d'ouvrir à l'homme l'univers infini et les choses divines. Vous trouverez cette théorie tout au long dans Plotin, dans saint Bonaventure, dans sainte Thérèse, dans saint Martin et dans Swedenborg. Quand Balzac quittait son microscope, il était swedenborgien il disait force mal des simples raisonneurs, purs abstractifs ; comme il les appelle, prétendant que « les plus beaux génies humains sont partis des ténèbres de l'abstraction pour arriver aux lumières de l'intuition. – « L'intuitif est nécessairement la plus parfaite expression de l'homme, l'anneau qui lie le monde visible aux mondes supérieurs. Il agit, il voit, il sent par son intérieur. Je ne sais s'il priait beaucoup, mais il parlait de la prière à la façon des illuminés. « La dernière vie, celle en qui se résument toutes les autres, où se tendent toutes les forces, et dont les mérites doivent ouvrir la porte sainte à l'être parfait, est la vie de la prière. Comme un vent impétueux ou comme la foudre, elle traverse tout et participe au pouvoir de Dieu. Vous avez l'agilité de l'esprit ; en un instant vous vous rendez présent dans toutes les régions, vous êtes transporté comme la parole même d'un bout du monde à l'autre. II est une harmonie, et vous y participez il est une lumière, et vous la voyez ! Il est une mélodie, et son accord est en vous ! En cet état, vous sentirez votre intelligence se développer, grandir, et sa vue atteindre des distances prodigieuses ; il n'est, en effet, ni temps ni lieu pour l'esprit… Quoique ces choses s'opèrent dans le calme et le silence, sans agitation, sans mouvement extérieur, néanmoins tout est action dans la prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité et réduite à être, comme !e mouvement des mondes, une force invisible et pure. Ceci est la théorie de l'extase vous jugez quelles beautés et quels rêves elle peut enfanter. La fin de Séraphîta ressemble à un chant du Dante ; le fond du dogme y reste chrétien, et la destinée humaine est présentée comme une suite de vies ascendantes où l'âme, guidée d'abord par l'amour de soi, puis par l'amour des êtres et enfin par l'amour du ciel, traverse tour à tour le monde naturel, le monde spirituel et le monde divin.

Mais toutes les splendeurs de l'hallucination et de la poésie viennent recouvrir la doctrine ; une vision confuse et magnifique ouvre le ciel, sorte d'océan de lumière où nagent les mondes, chacun dans sa robe d'or, autour du mystérieux et flamboyant moteur qui leur communique la vie et l'amour. « Ils entendirent les diverses parties de l'infini formant une mélodie vivante ; et à chaque temps où l'accord se faisait sentir comme une immense respiration, les mondes entraînés par ce mouvement unanime s'inclinaient vers l'Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui. La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un nombre doué de la parole ; enfin tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile en sorte que chaque chose se pénétrant l'une par l'autre, l'étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les anges dans la profondeur de l'infini. La était la fête. Des myriades d'anges accouraient tous du même vol, sans confusion, tous pareils, tous dissemblables, simples comme la rose des champs, immenses comme les mondes. Il ne les vit ni arriver ni s'enfuir ils ensemencèrent soudain l'infini de leur présence, comme les étoiles brillent dans l'indiscernable éther ». Voilà les féeries et les croyances auxquelles aboutit son génie. Pour les exprimer, il abusait du roman, comme Shakespeare du drame, lui imposant plus qu'il ne peut porter. Shakespeare, opprimé par un surcroît de poésie, mettait sur la scène des cantates, des opéras, des rêveries, et tous les enfants charmants ou dévergondés de la fantaisie. Balzac, opprimé par un surcroît de théories, mettait en romans une politique, une psychologie, une métaphysique, et tous les enfants légitimes ou adultérins de la philosophie. Beaucoup de gens s'en fatiguent, et rejettent Séraphîta et Louis Lambert comme des rêves creux, pénibles à lire ; ils voudraient une philosophie moins romanesque ou des romans moins philosophiques. Ils ne se trouvent ni assez instruits ni assez amusés ; ils demandent plus d'intérêt ou plus de preuves. Ils devraient remarquer que ces œuvres achèvent l’œuvre, comme une fleur termine sa plante, que le génie de l'artiste y rencontre son expression complète et son épanouissement final ; que le reste les prépare, les explique, les suppose et les justifie ; qu'un cerisier doit porter des cerises, un théoricien des théories, et un romancier des romans.

II. On fait des mots sur tout à Paris, c'est une façon de résumer les idées pour les rendre portatives ; en voici quelques-uns que j'ai recueillis sur Balzac :

« C'est le musée Dupuytren in-folio.

« C'est un beau champignon d'hôpital.

« C'est Molière médecin,

« C'est Saint-Simon peuple.

Je dirai plus simplement : Avec Shakespeare et Saint-Simon, Balzac est le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine.

Oraison funèbre de Victor Hugo à la mémoire d'Honoré de Balzac. Victor Hugo. Honoré de Balzac. Honoré de Balzac. Victor Hugo. Quand l'un des plus grands auteurs du 19ème siècle rend hommage à l'un des plus grands talents de son siècle, on ne peut assister qu'à un superbe moment de littérature, où les émotions se mêlent. Rendre un dernier hommage à un génie de la trempe de Honoré de Balzac ne constituait pas une tâche aisée. Elle était à la hauteur d'une plume comme Victor Hugo.

Honoré de Balzac pouvait partir en paix.

Messieurs. L'homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les fictions sont évanouies. Les regards se fixent désormais non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu'une de ces têtes disparaît. Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la mort de l'homme de talent; le deuil national, c'est la mort de l'homme de génie. Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à l'avenir.

M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l'illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu - comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fit succéder aux dominateurs par le glaive les dominateurs de par l'esprit.

M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n'est pas le lieu de dire ici tout ce qu'était cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu'il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu'à Rabelais ; livre qui est l'observation et qui est l'imagination; qui prodigue le vrai, l'intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moment, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.

À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l'homme, l'âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l'abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l'humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau.

Voilà ce qu'il a fait parmi nous. Voilà l'œuvre qu'il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste entassement d'assises de granit, monument, œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal ; l'avenir se charge de la statue.

Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois il était rentré en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d'un grand voyage on vient embrasser sa mère !

Sa vie a été courte, mais pleine ; plus remplie d'œuvres que de jours !

Hélas ! Ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie, a vécu parmi nous de cette vie d'orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines. Il entre, le même jour, dans la gloire et le tombeau. Il va briller désormais, au-dessus de toutes ces nuées qui sont nos têtes, parmi les étoiles de la patrie.

Vous tous qui êtes ici, est-ce que vous n'êtes pas tentés de l'envier ?

Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d'une telle perte, résignons-nous à ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu'elles ont de poignant et de sévère. Il est bon peut-être, il est nécessaire peut-être, dans une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement religieux. La Providence sait ce qu'elle fait lorsqu'elle met ainsi le peuple face à face avec le mystère suprême, et quand elle lui donne à méditer la mort qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté.

La Providence sait ce qu’elle fait, car c'est là le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que d'austères et sérieuses pensées dans tous les cœurs, quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée dans l'autre vie ! Quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles du génie, déployant tout à coup ces autres ailes qu'on ne voit pas, s'enfonce brusquement dans l'inconnu ! Non, ce n'est pas l'inconnu !

Non, je l'ai déjà dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n'est pas la nuit, c'est la lumière ! Ce n'est pas la fin, c'est le commencement ! Ce n'est pas le néant, c'est l'éternité ! N'est-il pas vrai, vous tous qui m'écoutez ? De pareils cercueils démontrent l'immortalité ; en présence de certains morts illustres, on sent plus distinctement les destinées divines de cette intelligence qui traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme, et l'on se dit qu'il est impossible que ceux qui ont été des génies pendant leur vie ne soient pas des âmes après leur mort !

Publié dans Philosophie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article