De la notion de Style comme attention à l'Idée motrice de l’action...

Publié le par Pierre GAPENNE

Plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps...
Plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps...
Plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps...
Plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps...

Plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps...

D'une essence (sur)essentielle : je me tiens sur le point d'équilibre précaire d'un système de forces...

L’Un s’écoule à cause de sa surabondance comme un rayonnement et une émanation. Ce niveau suprême rapporté à l’Être suprême se métamorphose en un état inférieur : de là naît l’Esprit qui représente la sphère des Idées, les archétypes éternels de toutes choses. La maturité de l’Esprit enveloppe l’Âme qui est le reflet de l’Esprit qui s’individualise au contact de la matière.

Comment capter et retenir l'attention ? Captatio benevolentiae... Sous le regard de l'attention...

Introduction :

1) Réflexion, abstraction et attention John Stuart-Mill et Husserl (Recherches logiques II)

2) De la notion de Style comme idéal régulateur ou comme Idée motrice de l’action : la liberté est le pouvoir de disposer du spectacle de notre attention

   3) Les pathologies de l'attention

4) De la notion de style comme capacité à remarquer et à se faire remarquer : la curiosité.

5) De la notion de style comme volonté à être toute attention : le style avec et/ou sans effort

6) La préformation de nos styles s’effectue dans nos façons de nous prédisposer à vivre du temps Qu’est-ce que l’attente ?  De l’horizon d’attente à l’Océan d’attention.

7) Ne pourrait-on dès lors définir l'attente comme une prévision et une adaptation.

8) Nous ne devons pas confondre attente et attention.

9) Les dimensions collectives de l’attention

10) L’attention aux énigmes (aux anomalies) des paradigmes

11) Du spectateur impartial au spectateur attentif (en passant par le spectateur engagé)

12) Attention et discernement

Conclusion : sollicitude et attention : captatio benevolentiae...

              Introduction : la notion d’attention renvoie à la fois à l’éthique du care (faire attention, prendre soin) et à la fois  à une puissance de mobilisation de notre connaissance (ne pas être inattentif) : de ce dernier point de vue, l’exercice de l’attention est quelque chose comme l’actualisation d’un contenu implicite. Sous le regard de l'attention, l'implicite devient explicite. Toute la force de l’esprit peut se concentrer dans nos actes d’attention pour autant que nous soyons à même de mettre en perspective les dynamiques des jeux des influences réciproques de ses énergies vagabondes. Travailler à tâcher d’éclairer, d’élucider même, les mécanismes (les ressorts psychologiques) et les enjeux politiques qui sous-tendent les problématiques qui s’organisent autour de cette notion d’attention, c’est d’abord s’appliquer à mettre à jour ce qu’il en est de l’architectonique de nos dispositions (instincts, réflexes, habitudes et habiletés), c’est ensuite préciser les degrés d’exigences de nos dispositifs d’observation et de recueils d’informations, c’est enfin surtout mettre en perspective des procédures institutionnelles ou administratives que nous mettons en œuvre pour créer des conditions pour que soit possible un approfondissement d’une disposibilité favorable à notre épanouissement (se rendre frais et dispos). Une telle démarche se préoccupe donc d’abord des apprentissages qui sont nécessaires à la compréhension, à l’anticipation et à la délibération des négociations à même de mettre à jour les éléments significatifs de ces conventions tacites qui sous-tendent nos rapports à nos institutions (les normes). En montrant comment l'attention entretient une relation complexe à l'instinct, à l'attente, à l'affect, aux interactions de nos intersubjectivités, aux réflexes, aux habitudes, aux sensations, aux perceptions, à l'émotion et à la volonté, nous allons tâcher de faire ressortir l'originalité de ce vécu de l'attention qui n'est pas encore un acte intentionnel mais qui est bien déjà une intuition avérée qui traverse les actes pour les porter à leur accomplissement : ni raison, ni sentiment, l'attention remplit une fonction modulatrice des actes que nous inscrivons dans les dynamiques d'amorçage des champs de conscience qui nous situent dans des environnements divers. L'attention se présente ainsi à la fois comme l'aiguillon d'une curiosité qui entend s'affirmer en tant qu'activité significative d'aperception à savoir remarquer comme un mouvement organique typique de nos comportements et à la fois comme une capacité à savoir nous recueillir dans un soin en un point de vue qui accueillent et qui recueillent les sollicitudes de l'identité de notre esprit. L'attention procède d'une attente expectante qui teste et expérimente les promesses de ses expectatives. Le plaisir qu'on prend à cette activité aperceptive à savoir remarquer, modifie profondément de proche en proche les rétentions et les protensions de nos expériences en favorisant l'émergence d'un répertoire adapté de gestes et de paroles associés, évalués au trébuchet de nos jugements réfléchissants... L'attention nous prépare de cette manière à la réflexion, à l'abstraction, à la curiosité et au discernement, donc à la sollicitude, à la prudence et à la circonspection qui sont autant de modalités qui explorent et qui exploitent des répertoires de nos expériences. Le travail de l'attention, par l'effort qu'il mobilise dans l'attente pour l'atteindre, confère à la pensée, la force du génie.

 

      1) Réflexion, abstraction et attention John Stuart-Mill et Husserl (Recherches logiques II). Pour nous introduire à éprouver toute la teneur de la notion de « attention », il nous semble qu’il est de bonne méthode de le faire à la manière de Edmund Husserl dans la deuxième de ses Recherches Logiques[1], qui s’inspirant d’abord d’un écrit polémique de John Stuart-Mill contre un de ses compatriotes, Hamilton dont la conception « conceptualiste » de la connaissance, tendait à réduire cette notion d’attention à une abstraction. Cette polémique permet de mettre en évidence, tout l’enjeu de cette question de l’attention : l'enjeu de cette question, c’est celui du nominalisme : qu’est-ce au fond que la réalité qu’une idée générale et abstraite a dans notre esprit ? Cette teneur n’est pas qu’un nom (un flatus vocis) : elle désigne à notre attention un principe actif, dès lors, elle cesse nécessairement d’être abstraite et générale. Comme le soutient Condillac, « l’art de raisonner doit pouvoir être réduit à une langue bien faite ». Je suis loin de refuser toute valeur aux concepts et aux lois scientifiques. J’admets que la science n’a pas seulement une valeur utilitaire, que tout y est artificiel et conventionnel : elle exprime dans son langage certaines nécessités objectives. Être conscient, c’est être conscient de quelque chose, c’est faire attention à un « quelque chose ». Les concepts ne sont pas de simples noms : ils sont des formes réelles, des opérations propres de la pensée, ce sont des opérations de l’esprit.

                Voilà résumé en quelques lignes, l’essentiel de cette querelle des universaux du nominalisme : tant que nous prolongeons l’acte de concentration de l’attention, nous conférons le pouvoir à notre attention de déterminer un cours de notre pensée qui a prise sur le cours des choses. C’est là le point fixe de nos élucidations réflexives, ce point d’Archimède qui fût fixe et assuré[2] qui donne un sens objectif à nos significations. Tant qu’on méconnaît la conscience spécifique de l’attention qui se manifeste dans le sens des signes ressenti de manière vivante, nous restons incapables de saisir le sens de l’idéation évidente par lequel le général nous est donné lui-même. De quelque manière que l’attention puisse être caractérisée, il importe de la présenter d’abord comme cette fonction qui crée une préférence en faveur de certains objets de la conscience. D’après la théorie qui identifie l’abstraction, il ne peut y avoir de différence essentielle entre la visée de l’individuel qui appartient à l’intention par exemple d’un nom propre et le visée du général qui est attachée aux noms d’attribut : tantôt, c’est l’objet individuel qui est visé, tantôt, c’est l’attribut qui sera en quelque sorte fixé par le regard de l’esprit. Ce faisant, nous fixons des unités idéales de signification des espèces et des genres des individualités auxquelles nous avons à faire : l’idée générique d’un « quelque chose en général ».

                Cette conception trouve donc un prolongement tout particulièrement éclairant dans le paragraphe 116 des Idées directrices pour une phénoménologie[3] : « le regard de l’attention traversant les différentes couches intentionnelles, traversant les appréhensions des divers modes spécifiques du faire attention et du remarquer, cette conception met en évidence le travail de la noèse qui s’effectue à la faveur des élucidations que nous faisons des noèmes que nous utilisons ». Par-là, nous pouvons enfin apercevoir un peu mieux la façon par laquelle nous appréhendons les mutations ou modifications attentionnelles que nous désignons aux différentes sortes de regard que nous pouvons porter sur les choses. Par-là, l’attention nous est enfin découverte.

 

[1]) Edmund Husserl, Recherches logiques, 2, première partie, chapitre III de la deuxième recherche, Abstraction et Attention, p 160 et suivantes…

[2] ) René Descartes, Méditations métaphysiques, éditions Garnier-Flammarion.

[3]) Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduction de Paul Ricoeur, éditions Tel Gallimard, p 49 et 240… Je peux déplacer mon attention, la détacher et la détourner par la réflexion.

 

              2) De la notion de Style comme idéal régulateur ou comme Idée motrice de l’action[1] : la liberté est le pouvoir de disposer (de) notre attention. S’il y a quelques intérêts à prêter et à apprêter notre attention à nous appliquer à percer les secrets des efforts de notre volonté, c’est que nous estimons que c’est là quelque part, le lieu propre, le punctum, le point focal d’une perspective (comme de longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité) qui doit nous permettre de retrouver ce point ultime de la ligne que Platon désigne à notre attention à la fin du livre VI de République[2] (c'est les Idées qui mènent le monde : par l'attention véritable, l'homme vide son âme pour y laisser pénétrer les pensées de la sagesse éternelle), ce focus imaginarius que Kant s’est appliqué lui-même à mettre en scène dans la Critique de la raison pure dans cet appendice à la dialectique transcendantale. La question du sens de l'Être exige que la possibilité de notre disponibilité authentique (notre capacité à retrouver ce point d’origine) soit ménagée : par la notion de disponibilité authentique, il faut entendre ce que Heidegger dans Être et temps[3] désigne par le terme de " disposibilité " p 397-401 : plus haute que la réalité, s'érige la possibilité de notre disposibilité... § 7 Être et temps... (cette notion correspond à la vacuité dans le bouddhisme : la vacuité est forme, la forme est vacuité) Si nous sommes si peu attentifs à ce qui nous arrive, c'est que la plupart du temps, nous sommes incapables de retrouver ce point d'origine) notre esprit est encombré par de nombreux savoirs de pseudo-sciences : nous nous croyons investis des sciences de nos métiers qui ne sont en réalité que des savoirs régionaux qui nous enferment dans des corporatismes stériles... Ce qui nous manque le plus, c'est bien de savoir faire des tables rases de ces connaissances particulières, pour acquérir une espèce de docte ignorance[1]... Cette notion de disposibilité (être frais et dispos) est une attention (sur)essentielle... Cette notion de disposibilité (être frais et dispos) est une attention (sur)essentielle... L'Être essentiel de l'attention est une disposibilité, la puissance d'une puissance à la docte ignorance : comme en témoignent les hébétudes si récurrentes de la vie ordinaire, c'est ce qui nous manque toujours le plus semble-t-il... L'indisposé éprouve un malaise organique, l'indisponible manque seulement d'un peu de temps... S'agissant de ce point d'origine, il s’agit d’un certain point de vue de l’esprit comme a pu le dire André Breton dans Le second manifeste du surréalisme[4] d’où « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le figurable et l’infigurable, le haut et le bas, l’idée de toute-puissance et son opposé, cessent d’être perçus contradictoirement. En ce lieu mental, ajoute-t-il, d’où l’on ne peut plus entreprendre que pour soi-même une périlleuse mais suprême reconnaissance », c’est en ce lieu mental qu’il s’agira de retrouver l’origine même de nos activités cérébrales. Pour faire bonne mesure, il conviendrait sans doute d’ajouter la perspective mystique de Plotin[5] : l’Un s’écoule à cause de sa surabondance comme un rayonnement et une émanation. Ce niveau suprême rapporté à l’Être suprême se métamorphose en un état inférieur : de là naît l’Esprit qui représente la sphère des Idées, les archétypes éternels de toutes choses. La maturité de l’Esprit enveloppe l’Âme qui est le reflet de l’Esprit qui s’individualise au contact de la matière. William James fait de cette Unité Idéale et Focale des Significations la condition de toute conscience : aussi, c’est à partir de cette notion qu’il déploie et qu’il déplie les complications et les complexités des différents niveaux de nos facultés mentales : au travers de l’exploration systématique de nos sens, de nos sensations, de nos perceptions, de nos fonctions cérébrales, de l’habitude, de la mise en perspective des champs d’attention de notre capacité de conscience de discrimination et d’analyse de la mémoire, de l’imagination, il en vient à présenter ainsi un tableau de nos facultés d’émotions instinctives et volontaires. Qu’une telle perspective débouche sur un examen subtil et détaillé de la notion d’effort comme un fiat exprès, c’est là sans doute un résultat assez remarquable que nous nous proposons d’expliciter. Comment capter et retenir l'attention ?

         3) Les pathologies de l'attention. Si un fléchissement temporaire et provisoire de l‘attention peut n’être qu'un moment de fatigue de l'attention, qu’un moment d’égarement, le moment de distraction d’une légère ivresse ou une rêverie sans conséquence, une défaillance prolongée de l’attention est forcément promise à avoir de très graves conséquences pathologiques. Les hébétudes de toutes les formes d’hébéphrénie en sont des exemples patents, les troubles déficitaires de l'attention (TDA) et l'hyperactivité en sont d'autres. L’attention volontaire ou réfléchie est notamment diminuée dans les états de confusion mentale, elle est polarisée et fixée dans l’exaltation affective passionnelle de certains délires. L’attention spontanée est défaillante ou abolie dans les états de stupeur et de dépression : elle est exaltée et particulièrement mobile dans l’exaltation mentale. Le plus souvent, ce sont les fausses reconnaissances de la familiarité qui nous égarent : l’expérience d’un confort faux nous trompe ; là où nous nous croyons le plus assuré, c’est là même que nous sommes les plus menacés de nous perdre dans des chimères. Les puissances trompeuses de l'imagination et de l'amour-propre nous abusent par des fausses apparences : les maladies du mauvais narcissisme nous laissent des fausses impressions qui gâtent le jugement et le sens : l'imagination est cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et elle d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours... Si l'attention n'est pas si souvent spontanée, c'est que l'oppression sociale et la domination engourdissent nos consciences et nous font répugner et renoncer à la lucidité d'une agressivité mesurée de la vie ordinaire (nous avons constamment à affronter les revers de l'adversité) : les rapports de domination symbolique installent une espèce de déni de faiblesse ou de vulnérabilité qui tend à devenir une espèce de mensonge autoréalisateur inavouable. Par ailleurs, nos pertes d’attention ne sont pas forcément seulement des dérangements passagers dus à des troubles d’attention ou à des manques d’attention : dans certaines pathologies sévères, l’attention de la conscience peut être subjuguée, totalement ou partiellement absorbée par sinon des délires, du moins des dérivations (des déviations ou des biais) de la pensée qui laissent place à une conscience faussée par des exagérations ou des évitements : Joseph Gabel dans La fausse conscience [1] dresse un tableau de ces atteintes à la santé mentale. Il les caractérise ou bien par des défauts d’identification ou bien par des compulsions d’identification, par des prépondérances de notre capacité à saisir et à préférer tel ou tel ou tel aspect (le temps ou l’expérience empirique) ou à l’inverse par la perte de cette capacité, par l’incapacité à être objectif ou à l’inverse par un excès de réification. On possède, on est possédée : le glissement de la catégorie de l'être vers celle de l'avoir est un processus de réification caractérisé. p 126… p 140… L'attention de la conscience (dans le mensonge par exemple) est mystifiée par le déplacement de l'intérêt qu'on porte à ce que l'on considère comme concret et comme abstrait. (p 166, 167, 168) Il cite ces exemples de Weltuntergangserlebniss (expérience délirante de fin du monde) dans l'œuvre de de Gérard de Nerval comme Aurelia, et dans La nuit de Maupassant. p 220, 221... La plupart des auteurs ne retiennent de l’imagination que sa positivité : Paul Ricœur parle à son propos d’une imitation créatrice : la métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans la pensée. Or, l’attention est susceptible d’être l’objet ou le sujet d’une imagination délirante, d’une humeur délirante (wahnstimmung) dont les négativités sont tout particulièrement soulignées par Joseph Gabel.  A sa suite, Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire a développé les dimensions des régimes nocturnes de nos imaginaires : la descente, la chute, la déchéance, la retombée et l'anéantissement..Signalons encore ce biais assez commun qui consiste à vouloir monopoliser l’attention : à cette fin, certains sujets en viennent ainsi à prendre des positions extrêmes limites : ce sont toutes ces formes de radicalisation qui semblent proliférer aujourd’hui.  Ginette Raimbault dans un ouvrage, Les indomptables : figures de l'anorexie, avec Caroline Eliacheff, Paris, O. Jacob, 1989, dans une analyse célèbre du cas Simone Weil, l’atteste d’une façon particulièrement éblouissante…

 

[1]) William James, Principles of psychology ; 1890 ; traduction de David Lapoujade, p 388 et suivantes…

[2]) Platon, La République, traduction de Georges Leroux,

[3]) Martin Heidegger, Être et temps ; 1929 ; traduction de François Vezin ; édition Gallimard…

[4]) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, 1929 ; éditions Gallimard, 76, 77…

[5]) Plotin, Les Ennéades et ses commentateurs : Emile Bréhier, Jean Trouillard, Jean-Marc Narbonne, Dominic O’Meara, Jérôme Laurent.

[1] ) Nous renvoyons à l’ouvrage de Nicolas de Cues et à l’article qui lui est consacré dans wikipédia. Le point de départ de la pensée de Nicolas de Cues est de déterminer avec précision la nature de la connaissance. Nicolas de Cues prend pour modèle la connaissance mathématique. La possibilité de la connaissance réside dans la proportion entre l’inconnu et le connu. On ne peut juger de ce que l’on ignore qu’en relation avec ce que l’on sait ; mais cela n’est possible que si ce que l’on ne connaît pas encore possède une certaine proportionnalité (c’est-à-dire homogénéité) avec ce que l’on sait. La connaissance est d’autant plus facile que sont près des choses connues celles que l’on recherche. De là découle le fait que lorsque ce que l’on ignore n’a aucune proportion avec les connaissances en notre possession, il n’y a qu’à proclamer son ignorance. Cette reconnaissance de l’ignorance, ce savoir de ne pas savoir, que Nicolas de Cues lie à la sagesse antique de Pythagore, de Socrate, d'Aristote et à celle biblique de Salomon (Ecclésiaste, I, VIII), se nomme "docte ignorance", selon un oxymore emprunté à saint Augustin (Lettre CXXX). La docte ignorance est du reste la seule attitude possible face à l’être, c’est-à-dire face à Dieu. En effet, Dieu est le plus haut degré de l’être et, de façon générale, de toute perfection : Dieu est ce que rien ne peut dépasser. Comme l’avait déjà affirmé John Duns Scot (in Opus oxoniense, II, d.1, q.4, n. 26), Dieu est l’infini. Or, entre l’infinité de Dieu et la finitude de l’homme, il ne saurait y avoir de proportion. L’homme peut bien s’avancer indéfiniment par étapes successives de connaissances vers la vérité, ces étapes seront en elles-mêmes toujours finies et la vérité est l’être à son niveau infini. De sorte que la vérité échappera toujours nécessairement à l’effort humain de la comprendre. Entre la connaissance humaine et la vérité, on trouve le même rapport qui existe entre les polygones inscrits et circonscrits avec la circonférence : même si l’on multipliait à l’infini les côtés du polygone, certes ils s’approcheraient indéfiniment de la circonférence, mais jamais ne s’identifieraient avec elle. Nicolas de Cues soutient donc que la Vérité, dans son caractère absolu et nécessaire, sera toujours au-delà de la connaissance, laquelle est la pure possibilité d’établir des proportions définies (De la docte ignorance, I, 3). Le traité de la Docte ignorance suppose ainsi l’incommensurabilité (la non-proportionnalité) entre l’être comme tel et la connaissance humaine ou, si l’on préfère, la transcendance absolue de l’être qui demeure une valeur ou une norme idéale qui ne peut ni être atteinte, ni possédée par l’homme. L’incommensurabilité de l’être avec la connaissance humaine préfigure, à en croire certains comme Ernst Cassirer, la philosophie de Kant qui assurera, bien des siècles plus tard, dans la Critique de la raison pure, que le noumène est inconnaissable. Mais ce qui est hors de portée de l'homme est encore au pouvoir de Dieu. Stupéfait devant l'infinité divine et l'inadéquation perpétuelle de ses approches conjecturales, l'esprit peut cependant s'appuyer sur le rapport réel de la création et de l'incarnation, qui sont les thèmes des deuxième et troisième livres de la Docte ignorance. La théologie, au commencement purement spéculative, devient pour le coup "positive", puisqu'elle pense Dieu à partir de Dieu, en se fondant non pas sur les tentatives de l'homme d'aller à Dieu, mais sur la manière divine de sortir de soi.

[1])Joseph Gabel, La fausse conscience, 1962, Les éditions de minuit. P 126 et suivantes…

 

                   

                4) De la notion de style comme capacité à remarquer et à se faire remarquer : la curiosité.     a) La curiosité comme émotion. La première émotion, et la plus simple, que nous découvrons dans l’esprit humain est la curiosité. Par-là, j’entends tout désir éprouvé pour la nouveauté ou tout plaisir qu’elle procure. Regardons les enfants courir de côté et d’autre à l’affût d’un objet nouveau et saisir avec avidité, sans véritable choix, tout ce qui s’offre à eux ; il n’est rien qui n’engage leur attention parce qu’à ce stade de la vie, il n’est rien qui ne se pare du charme de la nouveauté. Mais, comme ce qui nous attire seulement par sa nouveauté ne saurait nous attacher durablement, la curiosité est la plus superficielle de toutes les affections ; elle change sans cesse d’objet ; son appétit est très vif, mais bien aisément satisfait ; et elle présente toujours l’apparence de l’étourdissement, de l’agitation et de l’anxiété. C’est un principe très actif par nature ; elle parcourt rapidement la plus grande partie de ses objets et épuise bientôt la diversité qu’on trouve communément dans la nature ; les mêmes choses reviennent plusieurs fois, et avec des effets de moins en moins agréables. En somme, dès qu’on a quelque connaissance des circonstances de la vie, on n’y goûterait que des sensations de dégoût et d’ennui si plusieurs objets n’étaient propres à affecter l’esprit par d’autres pouvoirs que la nouveauté, et par d’autres passions que la curiosité : nous considérerons en leur lieu ces pouvoirs et ces passions. Mais, quels qu’ils soient et quel que soit le principe suivant lequel ils affectent l’esprit, ils ne sauraient jamais concerner des choses que la familiarité d’un usage quotidien et vulgaire a déflorées et rendues incapables de nous toucher. Une certaine nouveauté doit entrer dans la composition de tout ce qui agit sur l’esprit ; et la curiosité se mêle plus ou moins à toutes nos passion[1].

                b) La curiosité comme pratique préscientifique. Les cabinets de curiosités ont été des pièces, ou parfois des meubles, où étaient entreposées et exposées des « choses rares, nouvelles, singulières », pour reprendre la définition du Littré : on y trouvait un mélange hétéroclite comprenant :

                                             1) naturalia, objets d'histoire naturelle des trois règnes :

                               - minéral (pierres précieuses, fossiles, pierres étranges comme les héliotropes, les fulgurites ou pierres de foudre (découvertes pour la première fois au xviie siècle)a et bien d’autres objets qui intéressaient depuis longtemps les alchimistes)

                               - animal (animaux empaillés, insectes séchés, coquillages, squelettes, carapaces, cornes, dents, défenses)

                               - végétal (herbiers, herbiers peints, florilèges)

                                            2) artificialia

                               - objets créés par l'homme : objets archéologiques, antiquités, médailles, œuvres d'art, armes, objets de vitrine (boîtes, tabatières, petits flacons)

                               - modifiés : objets d’art, tels les peintures sur pierre, pièces en pierres fines ou précieuses (camées, intailles), en cristal de roche, ivoire, ambre, nautiles montés en hanap, œufs d’autruche, etc.

                               - scientifica (instruments scientifiques, automates, zograscopes, etc.)

                               - exotica (plantes, animaux exotiques, objets ethnographiques)

                Les cabinets de curiosités ont marqué une étape vers une appréhension plus scientifique du monde. Apparus à la Renaissance en Europe (studiolo en italien, Wunderkammer en allemand), leurs collections, souvent ouvertes à la visite, formèrent par la suite le noyau des musées, muséums et jardins botaniques qui les remplacèrent peu à peu. Ainsi, l’Ashmolean Museum d’Oxford ouvrit en 1683, présentant les collections des cabinets des Tradescant, père et fils, et celles d’Elias Ashmole. Celui-ci établit clairement le lien entre les collections de spécimens et la connaissance scientifique : « Parce que la connaissance de la Nature est très nécessaire à la vie humaine, à la santé et aux conditions qui la permettent, et parce que cette connaissance ne se peut si bien trouver et ne peut être si utilement atteinte sans connaître et approfondir l’histoire naturelle ; et qu’à cette fin il est indispensable d’examiner des spécimens, en particulier ceux qui sont d’une constitution extraordinaire, ou utiles en médecine, ou qui peuvent être mis au service de l’industrie ou du commerce : moi, Elias Ashmole, par passion pour cette branche du Savoir pour laquelle j’ai éprouvé le plus vif plaisir, ce qui reste encore vrai aujourd’hui ; cause pour laquelle j’ai aussi amassé une grande variété de corps composés et de corps simples, et en ai fait don à l’université d’Oxford […] » ('Statutes Orders & Rules, for the Ashmolean Museum, in the University of Oxford').

                c) La curiosité est-t-elle un vice ou une vertu ? Dans De la légitimité des temps modernes[2], Hans Blumenberg fait de la promotion de la curiosité en vertu, un ressort essentiel du progrès et de la promotion des savoirs, pour le dire dans les termes de Francis Bacon. En forgeant le concept d'advancement - dont le mot " progrès " constitue une traduction approximative - Francis Bacon est responsable du nouveau sens temporel accordé au terme progression/progrès, lequel, désignant une avancée, une simple marche en avant, n'était doté jusque-là que d'un sens spatial. Par cette innovation conceptuelle, qui permet de concevoir le processus d'amélioration du savoir (progressus scientiarum) comme continu, cumulatif et sans fin, il a ouvert la voie à la conception moderne du progrès. Si l'ennui est né de l'uniformité et de l'absence de curiosité comme le soutient Antoine Houdon de la Motte et qu'il faut vraiment nous désennuyer, alors peut-être : pourquoi pas un peu de curiosité... Au travers de la curiosité, nous avons accès à de nouvelles connaissances...

                Blumenberg s’applique surtout du reste à montrer comment la curiosité d’abord naïve attachée à la pulsion vile et stérile à s’intéresser surtout à des raretés singulières, aux prodiges et aux monstres est souvent d’abord suspecte : elle est malsaine ou indiscrète : elle est une superbe, un orgueil et une vanité. Elle est coupable : la curiosité insatiable et inassouvie, est diabolique. C’est le pacte avec le diable de Faust, c’est les transgressions téméraires de Ulysse qui dépassent toutes les limites du raisonnable. Si elle a pu se changer en une recherche authentique qui a pour but de classer et d’objectiver les phénomènes de la Nature qui dès lors devient une curiosité théorique, c’est qu’elle oublie ses origines. Elle procède d’une pulsion qui peut être inquiétante à plus d’un titre. Le déferlement de ses séductions nous fait oublier que la memoria est le fond originel de l’âme. La curiosité est une perte des nuances de la tradition. La vraie philosophie qui est amour et zèle pour la recherche de la vérité, procède du don de la tempérance qui nous protège de la curiosité. La lucidité est la vertu qui s'en tient à ce qui est important objectivement et subjectivement alors que la curiosité s'appuie sur les réussites de l'improbable.http://preceptorat-pierre-gapenne.over-blog.com/article-analyse-spectrale-des-improbables-pourquoi-y-a-t-il-de-l-improbable-plutot-que-rien-ou-que-quelque-chose-50394641.html

                Descartes dans la règle IV des Règles pour la direction de l’esprit (1628)  remarquait que « Les hommes sont poussés par une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas ; à peu près comme celui qui, dans l’ardeur insensée de découvrir un trésor, parcourrait perpétuellement tous les lieux pour voir si quelque voyageur n’y en a pas laissé un trésor... »[3]. Autrement dit, il reproche à celle-ci d’être dispersée et sans méthode. Toutes nos sensations emportent avec elles un jugement dont l'existence même si elle reste ignorée tant qu'elles n'ont pas encore été fixées par notre attention, n'en est pas moins réelle. Il n'est point en effet de souvenir sans attention ni d'attention sans intérêt.

                La Bruyère dans De la mode note que « Quelques-uns par une intempérance de savoir, et par ne pouvoir se résoudre à renoncer à aucune sorte de connaissance, les embrassent toutes et n’en possèdent aucune : ils aiment mieux savoir beaucoup que de savoir bien, et être faibles et superficiels dans diverses sciences que d’être sûrs et profonds dans une seule. Ils trouvent en toutes rencontres celui qui est leur maître et qui les redresse ; ils sont les dupes de leur curiosité, et ne peuvent au plus, par de longs et pénibles efforts, que se tirer d’une ignorance crasse. La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu’on a et ce que les autres n’ont point. Ce n’est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, à ce qui est à la mode. Ce n’est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu’elle ne cède à l’amour et à l’ambition que par la petitesse de son objet. Ce n’est pas une passion qu’on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu’on a seulement pour une certaine chose, qui est rare et pourtant à la mode. D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine. Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide »4].

 

[1]) Edmund Burque, 1783, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) trad. Bertrand de Saint-Girons, Paris, Vrin, 1998, p. 73...

[2]) Hans Blumenberg, 1966, De la légitimité des temps modernes, traduction Marc Sagnol, Jean-Louis Shlegel et Denis Trierweiller, éditions Gallimard.

[3]) René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit ; éditions Vrin.

[4]) La Bruyère, Les caractères, De la mode, éditions Garnier-Flammarion, p 334, 336.

            

                5) De la notion de style comme volonté à être toute attention : le style avec et/ou sans effort. Nous nous demanderons à quelles conditions nous pourrions faire de cette notion d’attention comprise dans toute son ampleur, l’explanans des attitudes exploratoires de nos expérimentations et des frayages de nos habitudes ? La notion d’attention n’est en effet pas seulement l’antonyme de l’inattention ou de l’inadvertance, elle embrasse également aussi bien le recueillement profond d’une méditation et le travail de la réflexion qui permet une ouverture à la nouveauté et à la curiosité. Notre application à vouloir faire de la notion d’attention l’explanans[2] et l’explanandum de la notion de style, devrait nous permettre ainsi de percer à jour les secrets de sa fabrication. Dans l'attention sévère et majestueuse à la vie, c'est le regard scrutateur de la vigilance attentive qui entre en action, c'est le tonus de la vie qui exige une lucidité analytique qui s'intensifie. Au travers de la notion d’effort, notamment dans la perspective de Hobbes comme un instinct de conservation qui se prolongerait en intelligence, nous aurions souhaité nous apprendre à savoir persévérer dans l’être intrinsèque de notre style. En effet ce qui force l’admiration de ce dernier chapitre de William James sur la volonté, c’est sa perspective platonicienne : il fait de l’action idéo-motrice le ressort de l’acte volontaire. « Les mouvements que nous avons étudiés jusqu’à présent étaient automatiques et réflexes et imprévus par l’agent. Les mouvements que nous allons étudier à présent, étant désirés et voulus à l’avance, sont bien sûr accomplis en toute connaissance de cause. Les mouvements réflexes, instinctifs et émotionnels sont des actes primaires. Les mouvements volontaires sont des actes secondaires. » (p 381)

                L’enjeu d’une telle interrogation, ce sera 1) d’abord de nous mettre en mesure de penser un nouvel esprit du discours de la méthode : notre grande méthode sera non seulement comme le dit Pascal dans la septième lettre de Les Provinciales[3], de diriger ou de rediriger l’intention mais encore de diriger ou de rediriger l’intuition et de diriger ou de rediriger l’attention et le discernement afin de pouvoir rendre notre opinion, sinon probable, du moins pas trop improbable, en tout cas de la rendre vraisemblable. L’enjeu, ce sera aussi de 2) rendre à la notion de style un fondement dont le manque se fait sentir si cruellement. La plupart des auteurs réduisent la notion de style à une mode ou à une frivolité à peine significative : un «  je ne sais quoi », un « presque rien ». Il nous reviendra donc d’installer l’intelligibilité de cette notion dans l’assiette d’un bassin sémantique adéquat : dans l’ombilic d’un sens idéal. L’enjeu de ce questionnement, ce sera enfin 3) de nous laisser entrevoir les  conditions de possibilité d’un idéal régulateur comme archétype et prototype transcendantal. "Ainsi l'Idéal de la raison pure doit toujours reposer sur des concepts déterminés et servir de règle et de prototype soit pour l'action, soit pour le jugement ". " Ce que la raison se propose avec son idéal, c'est d'opérer la détermination complète des règles a priori, aussi conçoit-elle un objet qui doit être complètement déterminable suivant des principes, bien que les conditions suffisantes manquent à cet égard dans l'expérience et que le concept même en soit, par conséquent, transcendant " (Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch 3, Sec 1, p 413-414)4].

                La question initiale essentielle que William James pose, on la trouve dans ce chapitre qui traite de l’action idéo-motrice (p 388) : est-ce que la seule idée des effets et des conséquences d’un mouvement suffit à expliquer ou à comprendre ce mouvement ou faut-t-il présupposer un antécédent mental supplémentaire sous une forme particulière de décision pour en élucider toute la mise en œuvre ? La réponse suggérée est que notre esprit comprend tout un ensemble de dispositifs réflexes fait d’enchaînement de réactions quasi automatiques qui se mettent en branle sans que nous en prenions tout à fait bien conscience. Nos volontés, ce sont des désirs, des souhaits, des intentions ou des raisons d’agir : nous voulons ce que nous désirons ressentir, posséder ou faire devenir réalité. Lorsqu’un mouvement donné s’est produit une fois de façon réflexe ou fortuite et involontaire et qu’il a laissé sa représentation dans notre mémoire, alors on peut désirer retrouver ce mouvement par un acte de volonté délibérée. La première condition préalable à la vie volontaire est une réserve d’Idées (un répertoire) des divers mouvements possibles dans la mémoire par l’expérience de leur exécution involontaire. Les divers degrés d’effort ressentis effectivement lorsqu’on accomplit le même mouvement face à des degrés de résistance variables, se mesurent aux sensations de crispation ou aux sensations de relâchement qu’elles provoquent. Il est patent que nous avons une conscience de la quantité requise de courant afférent nécessaire, un degré de force et d’énergie. L’acte est mentalement défini par un fiat exprès, un consentement à sa détermination.

              L’essence même du caractère volontaire de nos actes est ce fiat exprès qui préside à l’innervation de ce signal moteur. Ce signal mental est souvent une image qui désigne une fin souhaitable associée à une suite de sensations directrices. Une Idée de mouvement doit précéder le mouvement lui-même pour que celui-ci soit volontaire. Ce n’est donc pas tant l’Idée d’innervation qu’exige le mouvement que l’anticipation de ses effets. Pour que le mouvement puisse avoir lieu, il doit y avoir un antécédent mental additionnel sous la forme d’une décision délibérée. Toutes les fois qu’un mouvement suit spontanément et immédiatement l’Idée que nous avons de lui, nous avons là une action idéo-motrice. Dans les allées et venues habituelles de nos délibérations, nous ajustons nos actions et nos réactions à la situation : la condition déterminante de la séquence spontanée, c’est la résolution des conflits et la levée des inhibitions corrélées à nos contradictions. Dès que nos Idées inhibitrices disparaissent, nous déclenchons des engagements qui actualisent les forces d’impulsion naturelle qui résultent du consentement mental obtenu par ce fiat exprès. Quand le barrage est levé, nous avons l’impression qu’un ressort intérieur se détend : il s’agit de l’impulsion grâce à laquelle notre acte parvient à se mettre en exécution. L’inhibition d’un mouvement n’implique pas plus d’effort ou d’ordre exprès que son exécution. Avec une délicatesse très grande, les courants afférents de notre conscience qui résultent des forces nerveuses opposées, jouent et agissent sur les réseaux des nerfs moteurs du cerveau. C’est ainsi que nous mettons en œuvre des processus de réflexion qui comportent une infinité de degrés de complexification. A chaque étape, notre conscience a pour objet l’ensemble des motifs de nos actions et leurs conflits.

 

[1]) Edmund BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) trad. Bertrand de Saint-Girons, Paris, Vrin, 1998, p. 73...

[2]) Eléments d’épistémologie, Carl Hempel ; 1966 ; traduction de Bertrand de Saint-Sernin, p 90-91…

[3]) Lettres écrites à un provincial, Blaise Pascal ; 1651 ; éditions Garnier-Flammarion ; septième lettre…

[4]) Critique de la raison pure, Emmanuel Kant, 1781 : éditions Garnier-Flammarion, traduction Jules Barni, Pierre Archambault…

             

         

 

                 

                    6) Qu’est-ce que l’attente ?  L’horizon d’attente se fait dans les durées[1]  de Bergson, l'attention reçoit toute sa valeur de l'intensité d'un instant1]. L'attente comme action différée est le point de départ de la mémoire : en creusant le temps, l'attente crée des inquiétudes ou enivre de joie. L'attention a le besoin et le pouvoir de se reprendre, elle est par essence  tout entière dans les reprises de ses élans. L'attention est une série de commencements : une ébauche, une esquisse : la conscience pure de l'attention est une puissance de l'attente, un guet à l'affût : " un empowerment ". Les événements anxieusement attendus se fixent dans la mémoire, ils prennent ainsi un sens dans notre vie. C'est en différant les actions médiocres, en s'acharnant à prévoir l'imprévisible, qu'on se prépare à être richement contredit. La prise de mémoire, la mise en mémoire schématise dans un canevas rationnel le plan de développement de nos narrations du passé.

               Les attentes que nous offre la vie sont rarement des états simples : l’incertitude, le désir, la crainte, l’impatience, la colère, l’ennui s'y succèdent et s'y mêlent. Ces états ne sont pas l'attente elle-même, ils ne sont que le revêtement dont elle est la trame ; mais parce que les uns ou les autres sont presque toujours présents, visibles et facilement saisissables, on risque de s'y arrêter, il est prudent de les éliminer. L'incertitude existe à quelque degré dans toute attente. Inquiétante dans les attentes vagues où toutes sortes de possibilités se présentent et où nous connaissons à peine la nature et le terme de ce qui nous attend ; plus précise et plus cruelle dans les attentes innombrables où se pose perpétuellement une question à laquelle l'événement répond oui ou non, elle n'est pas même absente de l'attente du certain et de l'inévitable. Si assuré que soit l'avenir, il n'est pas présent, il n'est pas donné ; d'autre part le temps qui doit l'amener a beau être fixé d'avance, nous prévoyons des anticipations ou des retards ; enfin, même connu dans son ensemble, il laisse place dans le détail à l'indéterminable, à l'inattendu. Dans ces cas, il est vrai, la certitude de l'ensemble prédomine sur l'incertitude du détail, pourtant celle-ci est toujours là subtile et irritante.

                Mais, s'il est probable qu'il n'existe pas d'attente sans quelque incertitude, la réciproque ne semble pas vraie et cependant beaucoup d'incertitudes peuvent être exemptes d'attente. Sans doute créant la recherche, l'incertitude crée du même coup l'attente de la solution ; cependant nous savons de certaines incertitudes spéculatives qu'elles ne peuvent être dissipées à brève échéance ; plus elles sont irrémédiables, moins elles tendent à créer une attente.

                Incertitude et attente peuvent donc être séparées. Cette inquiétude intellectuelle où l’on se représente tour à tour toutes les possibilités, où l'on pèse tous les motifs qui ont pu amener l'une plutôt que l'autre à l'existence, où l'on examine tous les aspects sans pouvoir se fixer à aucun, cet état de perpétuel mouvement et recherche, qui constitue l'incertitude, si fréquent dans l'attente, ne lui appartient pas en propre. Négligeons-le.

                La crainte et le désir sont plus embarrassants : ils nous appréhendent, ils nous font nous appréhender. On les a souvent considérés comme les formes concrètes, seules réelles dont l'attente serait le schéma. L'objet attendu serait toujours craint ou désiré lui-même ou bien il serait l'annonce d'un événement craint ou désiré. Il existerait donc deux attentes : l'attente crainte et redoutée, l'attente désir ; il n'existerait pas d'attente pure et c'est comme une sorte d'abstraction qu'on l'étudierait en psychologie. Il n'est pas très facile de prouver qu'une telle conception est inexacte; en effet, la crainte et surtout le désir peuvent prendre des formes si vagues, si diffuses qu'il est impossible dans un cas déterminé d'affirmer qu'ils n'existent à aucun degré. Souvent, cependant, celui qui attend croit être sans désir et sans crainte, il attend parce que les circonstances l'y ont amené. Ne vaut-il pas mieux alors, au lieu des termes : crainte et désir qui d'ordinaire expriment des états physiologiques et affectifs bien déterminés, se servir d'un autre terme. Nous dirons que le sujet éprouve pour l'objet attendu un simple intérêt. Cette notion d'intérêt n'est pas nouvelle, elle a été employée surtout dans la psychologie de l'attention, en particulier par William James. Elle peut cependant paraître vague parce qu'elle est compliquée. Pour nous, elle contient sans doute des éléments affectifs, tout ce qui est trop faible ou trop diffus pour être rangé dans une émotion déterminée, par exemple les formes atténuées et inconscientes du désir et de la crainte. Mais elle contient certainement d'autres éléments qui lui sont propres. Nous ne nous occupons pas des objets qui nous entourent seulement en tant qu'utiles ou nuisibles, agréables ou désagréables; mais, en tant qu'ils sont plus ou moins connaissables, ils nous deviennent des objets d'étude, de contemplation. Nous éprouvons pour eux une curiosité pratiquement désintéressée, un intérêt intellectuel, spéculatif. Cette curiosité constitue l'élément original de l'intérêt. Or il est certain que l'intérêt ainsi défini peut créer un grand nombre d'attentes. Certes, au bout de peu de temps, l'attente, en se prolongeant, créera le désir ou la crainte, mais ils auront alors comme objet direct la fin de l'attente elle-même, ils ne porteront qu'indirectement sur ce qui est attendu. Bien des choses ne finissent par être désirées que parce que les circonstances nous ont amené à les attendre.

                L'intérêt suffit donc à constituer l'attente et elle peut être vide de désir et de crainte. L'impatience semble à beaucoup[2] (Das Gefulsleben) la manifestation d'une vie émotionnelle,  l'accompagnement inévitable de l'attente. Cependant il existe des attentes patientes et d'autre part, en dehors de toute attente consciente, peuvent se produire des états d'impatience aiguë. Certains sons de voix, certains gestes, certains esprits impatientent, c'est à-dire qu'on ne peut pas les subir, et que quelque réaction contre eux devient nécessaire. Il est juste de remarquer cependant que, dans la plupart de ces cas, ce qui nous impatiente c'est la lenteur : cela n'en finit pas ; presque toujours l'impatienteur est plus lent que l'impatienté. Or cette impatience causée par la lenteur n'a rien de mystérieux, elle peut sans peine se ramener à l'attente. C'est un fait, sur lequel insistent certains psychologues, en particulier M. Pierre Janet[3] (cours de 1913), que chacun de nous a son rythme, pour les uns très rapide, pour les autres très lent ; les uns somnolent, les autres vivent. Nous sommes d'ordinaire reconnaissants à ceux dont le rythme plus vif nous excite, à moins qu'il ne finisse par nous fatiguer; de là naîtraient bien des sympathies et des antipathies que les théories des psychologues comme Théodule Ribot[4] dans La psychologie des sentiments ne parviennent pas à expliquer. Si nous utilisons cette constatation de Pierre Janet, qui nous paraît indiscutable, elle expliquera l'impatience de la lenteur. Quand plusieurs individus agissent ensemble, un équilibre tend à s'établir entre leurs différents rythmes : le plus lent va plus vite, mais le plus rapide est à chaque instant forcé de s'arrêter, de ralentir le geste commencé ; il lui semble traîner, tirer à sa suite le plus lent. S'il ne fait que regarder agir, son corps imite le mouvement et tend à le continuer selon son propre rythme. Alors naît le même sentiment pénible. Cette impatience de la lenteur est donc bien une sorte d'attente ; c'est la somme d'un très grand nombre de petites attentes.

                Quelques cas d'impatience semblent ne se réduire à aucune attente, n'être produits que par de simples désaccords, des dysharmonies, de mauvaises adaptations. Une analyse minutieuse pourrait peut-être les réduire en attentes. Les hommes les plus impatients sont ceux dont l'esprit actif devance toujours l'événement et qui ont toujours prévu mieux que ce qui se réalise ; ils vivraient alors dans une perpétuelle déception ; seulement, dans ces cas, la déception seule, non l'attente, serait consciente. Mais il est probable qu'un élément positif, pénible, s'ajoute à la déception ; il n’est pas abusif d'expliquer le mal par l'absence du bien, le laid par l'absence du beau, l'impatience par la seule déception de la vitesse. Il nous semble donc que l'impatience ne peut, sans subtilité, être réduite à l'attente et à la déception. L'impatience n'est dans l'attente qu'un accident et elle y prend une forme particulière.

                Quant à la colère qui se développe si souvent dans l'attente, elle n'est parfois qu'une exaspération de l'impatience, mais elle a d'ordinaire un caractère moral. Celui qui nous fait attendre nous nuit, fréquemment il aurait pu l'éviter ; nous sommes ainsi amenés à porter un jugement moral sur sa conduite, nous le blâmons du tort qu'il nous fait, nous sommes à son égard, dans le même état que vis-à-vis de tout offenseur ; une quantité de règles et de principes moraux interviennent, nous nous éloignons de la pure attente.

                L'ennui enfin, comme l'impatience, paraît inséparable des longues attentes et il est très vrai que ces deux états sont parents, qu'ils se donnent naissance l'un à l'autre. L'attente conduit à l'ennui par l'inaction qu'elle impose, l'ennui comme tout état de malaise produit l'attente du meilleur, de l'inattendu. Mais ils existent parfaitement séparés. Un travail acharné, en créant la fatigue, produit l'ennui en dehors de toute attente, et les attentes passionnées sont souvent exemptes d'ennui5].

                Donc, l’incertitude, le désir, la crainte, la colère, l’impatience, l’ennui, ne se trouvent qu'accidentellement dans l'attente, il doit exister une attente pure qui en est exempte. Mais, par sa nature même, elle provoque ou favorise tous ces états, elle est pour eux un champ de développement si fertile qu'ils poussent, qu'ils l'étouffent, qu'ils la couvrent, qu'on ne la distingue plus. Une étude complète de l'attente devrait la montrer les produisant, mais elle doit d'abord, par une analyse, la découvrir et l'isoler.

                Si, négligeant donc ces états variables, nous cherchons ce qui est constant dans toute attente, nous trouvons la notion, sous quelque forme que ce soit, que quelque chose se produira. Peu importe quoi, peu importe même que ce qui doit se produire soit défini, il suffit qu'on sache que quelque chose peut se produire. L'attente est une prévision, un phénomène intellectuel. Mais toute prévision détermine une adaptation de l'organisme ou de l'esprit au prévu, adaptation d'autant plus précise et complète que l'événement et le temps sont mieux connus.

 

[1]) Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, 1932, éditions Denoël, p 39.

[1]) Martine Morand, 1914, Travail du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne.

[2]) Nahlowsky, Das Gefühlsleben. (la vie émotionnelle)

[3]) Pierre Janet, Cours fait au Collège de France en 1913.

[4]) Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments.

[5]) Tardieu, L'Ennui.

       

           7) Ne pourrait-on dès lors définir l'attente comme une prévision et une adaptation[1]. Cette définition semble convenir à tous les exemples que nous pourrions prendre, mais, si elle n'est pas expliquée et limitée, elle présente des inconvénients. Le premier c'est de laisser rentrer dans l'attente des états dont nous n'avons jamais conscience comme d'attentes. C'est ainsi que les premières études sur l'attente ont été faites à propos des illusions ou déceptions des sens ; or, dans ces cas, l'attente est souvent absolument inconsciente. James Sully[2]  donne plusieurs exemples de ces déceptions. Un cas actuellement bien étudié est celui de l'illusion de poids. Voici en quoi consiste cette illusion[3]. C'est un fait que de deux corps de même poids et de volume très différent, le plus volumineux paraît, quand on le soulève, le plus léger ; les différences illusoires peuvent être énormes.

                L'analyse de ce fait a montré que la vue de l'objet (ou le toucher chez les aveugles) détermine l'attente, c'est-à-dire ici la prévision, d'un certain poids ; en conséquence le bras se prépare davantage pour le corps le plus volumineux. Étant préparée un plus grand effort, il fait le mouvement de soulever plus vite; le corps paraît alors beaucoup plus léger qu'on ne s'y était attendu. Le petit corps, au contraire, le bras ayant été moins préparé, est soulevé plus lentement, il paraît pour cette raison beaucoup plus lourd.

                On peut admettre que dans ce cas et d'autres analogues, on a bien affaire à des attentes fort curieuses, mais qui diffèrent complètement pour la conscience de ce que nous appelons d'ordinaire attentes. Nous ne nous occuperons pas de ces états mais seulement de l'attente à peu près consciente, et nous compléterons notre définition : l'attente est une propitiation, elle est une prévision et une adaptation avec conscience de cette prévision et de cette adaptation.

                Notons cependant que, dans la suite de ce travail, nous signalons plusieurs illusions produites par l'attente. C'est qu'il existe, du point de vue de la conscience, deux types d'illusions des sens. Le premier type, le plus simple, est celui où l'attente produit une image de l'attendu, qui est prise pour l'objet réel. De cette image l'esprit a conscience. Ces cas sont assez connus justement parce que l'image est consciente. Des exemples fournis par James Sully on peut rapprocher le cas cité par Taine[4]  de tout un équipage qui crut, dans une épave, voir un cuisinier boiteux, mort récemment, ou encore le cas rapporté par Fagniez[5]  d'un soldat de garde qui dans un arbre crut voir un ennemi avec tous les détails de l'uniforme. Nous citons plus loin une illusion visuelle, la projection d'une couleur déterminée. Ce dernier cas nous paraît plus frappant que les précédents ; il est plus facile, partant d'un donné déjà compliqué, de le modifier pour en faire l'objet attendu, que de projeter, sur un tableau vide, une couleur.

                Le deuxième type d'illusion est celui où une image inconsciente détermine un acte qui lui-même produit une déception (cf. Illusion de poids).

 

[1]) Pour se rendre compte de la difficulté et de l'inexactitude qu'il y aurait dans beaucoup de cas à négliger ces éléments, voir Andréieff, Les Sept Pendus et Maupassant, L'Attente.

[2]) James Sully, Les Illusions des sens, ch. vi et xi.

[3]) Seashore, Measurement of illusion, cf. Année Psychologique, 3e année.

[4]) Hippolyte Taine, L'Intelligence, t. I, p. 109.

[5]) Guillaume Fagniez, Hallucinations individuelles et collectives en temps de guerre. Arch, sociol. (Bulletin 24), 25 janvier 1913.

     

                8) Nous ne devons pas confondre attente et attention. Le deuxième inconvénient de la définition que nous avons proposée d'abord, c'est qu'elle nous amènerait à confondre deux états que nous croyons indispensables de séparer : l'attente et l'attention.

                En effet, si oubliant la conception condillacienne de l'attention[1]  qui en fait une sensation plus intense, nous nous reportons aux théories modernes, au livre de Théodule Ribot ou à certains passages de Henri Bergson dans Matière et Mémoire ou dans son article sur « L'effort intellectuel », nous verrons que, très éloignés l’un de l'autre, ils ont cependant une conception semblable en un sens : c'est que l'attention, qu'elle soit un fait surtout musculaire ou purement intellectuel, est une préparation, une adaptation, par conséquent qu'elle est tournée, non vers le présent immédiat mais vers un futur, proche sans doute, mais qui n'existe pas encore. La perception attentive n'est pas un phénomène instantané, l'esprit qui perçoit est tourné vers une perception plus complète qu'il réalise petit à petit.

                Voici ce que dit à ce sujet Henri Bergson[2]. « Dans l'attention que nous prêtons machinalement il y a des mouvements et des attitudes favorables à la perception distincte qui se coordonnent d'eux-mêmes à une première perception plus ou moins confuse. Mais il ne semble pas qu'il y ait jamais attention volontaire sans « préperception », comme disait Lewes, c'est-à-dire sans une représentation, qui est tantôt une image anticipée, tantôt quelque chose de plus abstrait, une hypothèse relative à la signification de ce qu'on va percevoir et à la relation probable de cette perception avec d'autres fragments de l'expérience passée. »

                Une expression grossie de cette tendance de la psychologie moderne est donnée par Carl Groos[3]  : « Nous ne sommes jamais attentifs au présent, mais à la chose à venir. Si nous écoutons avec attention un son très léger, l'attention ne consiste pas à percevoir tranquillement le présent, mais à guetter l'onde de conscience qui suit, qui relève nécessairement l'impression s'atténuant continuellement. »

                Ce fait que la perception (attentive au moins) est tournée vers l'avenir est mis en lumière par l'emploi, aujourd'hui indiscuté, du mot dont se sert Henri Bergson, « préperception ». Une perception sera d'autant plus intense, claire, complète que l'esprit aura été averti et qu'en lui à l'avance des images interprétatrices de l'objet se seront évoquées. Ainsi il n'y aurait jamais attention sans une certaine prévision, sans une perpétuelle adaptation aux objets de la connaissance. Tout ceci nous paraît parfaitement exact, mais alors, définir l'attente comme nous l'avons définie, c'est la faire rentrer dans l'attention. C'est du reste ce qu'a fait sans hésitation Théodule Ribot[4], il passe sans effort de l'attention proprement dite à l'attention expectante.

                Nous voudrions distinguer un peu plus l'attention de l'attente. En fait, le langage les distingue, les deux mots ne s'appliquent guère aux mêmes cas. De la définition condillacienne de l'attention que certains auteurs ont trop laissée dans l'ombre, il faut retenir que l'attention produit une sensation plus intense. Sans doute, pour nous, cette intensité est le résultat d'une adaptation qui est essentielle à l'attention, mais ce résultat lui aussi en fait partie. Les trois termes : prévision, adaptation, perception intensifiée, ne sont pas en réalité absolument simultanés, mais perpétuellement ils se succèdent avec une très grande rapidité, si bien que l'esprit qui n'analyse pas ne fait pas le départ entre ces trois stades. Dans l'attention, l'esprit a conscience d'une action efficace, contemporaine de la préparation. Dans l'attente, même courte, l'intervalle entre ces stades est senti, seul il donne la véritable conscience de  l'attente. En d'autres termes, dans l'attention, ce n'est qu'une analyse pénétrante qui introduit après coup entre les différents stades des distinctions de temps, tandis qu'à toute attente la notion de temps est indispensable. L'attente est donc bien sans doute prévision et préparation, mais elle est aussi conscience du temps qui s'écoule et des modifications qui se produisent entre la prévision et la réalisation. Tandis que, dans l'attention, l'essentiel c'est l'intensité de perception obtenue, dans l'attente c'est l'intensité de la prévision et de l'état préparatoire. Tout ceci, qui n'est qu'indistinctement perçu dans l'attention, est perçu avec acuité dans l'attente.

                L'existence d'un intervalle perçu, voilà donc la condition sine qua non de l'attente. Cet intervalle peut être très court, il faut et il suffit qu'il soit senti. Or, si cet intervalle était rempli, intéressant par lui-même, si l'esprit s'y attachait comme à un présent qui satisfait, il n'y aurait pas attente. Il faut que cet intervalle paraisse un temps vide qui n'a d'autre but que d'être écoulé, qu'il soit conçu, non comme ayant par lui-même une valeur, mais comme un obstacle entre le présent et ce qui est attendu. Ceci permet de comprendre pourquoi la simple prévision ne suffit pas toujours à créer l'attente, il y a des prévisions qui intéressent si peu qu'elles ne modifient pas la période qui précède les événements. Bien qu'il les ait prévus, l'être ne les attend pas, ils viennent quand ils veulent, et c'est dans le moment où il les subit qu'il s'y adapte. Ceci se produit en particulier avant les actes dont nous avons une extrême habitude.

                Nous définirons donc comme états d'attente, les états qui s'éveillent chez un sujet dans l'intervalle qui sépare la prévision ou la volition, de l’événement ou de l’action, quand ceux-ci sont l’objet d'un intérêt suffisant pour que l’intervalle qui précède soit dépouillé en tout ou en partie de son intérêt propre, qu'il soit considéré comme un vide, un pont, un obstacle. L'existence et la conscience de cet intervalle vide expliquent les différences frappantes qui séparent l'attente de l'attention. La première est un milieu où toutes sortes d'émotions intenses peuvent germer, ce qui fait qu'on l'a très longtemps classée parmi les émotions[5], tandis que l'attention apparaît plutôt comme un état intellectuel. C'est ce vide qui rend compte de l'impatience et de l'ennui, si fréquents dans l'attente, si peu compatibles avec l'attention.

                Si, en gros et en théorie, nous arrivons à distinguer nettement attente et attention, dans le détail il n'en est pas toujours ainsi. Il y a des cas extrêmes faciles à discerner, mais aussi des cas moyens qui réclament un examen minutieux. Celui qui écoute un morceau de musique fait attention, mais à chaque instant il attend quelque chose, un son, une mesure, un rythme, une chute ; il l'attend, c'est-à-dire que non seulement il la prévoit, mais qu'il évalue et sent s'écouler l'intervalle qui l'en sépare. Il attend, au sens précis du mot tel que nous l'avons défini, chaque partie du morceau, à moins que la succession des notes ne soit si rapide qu'aucun intervalle ne soit saisissable. Des attentes de ce genre existent toutes les fois que l'objet de la perception ne nous est pas donné comme simultané, mais successif, et en particulier, non comme une continuité sans parties mais comme une série de quantités discrètes. Ecouter un discours est un état analogue. Pourquoi, en définitive, donnons-nous à ces états le nom d'attention, non d'attentes.

                C’est que ces attentes nombreuses sont courtes, elles se résolvent rapidement par une perception, de sorte qu'il se produit entre la musique et l'auditeur un perpétuel échange ; il prévoit et il se prépare mais il perçoit, et c'est de l'objet lui-même qu'il reçoit une excitation à de nouvelles attentes, de nouvelles adaptations. Seulement, à certains moments, l'intervalle s'allongeant, les attentes plus pleinement conscientes pourront s'établir.

                La perception du simultané diffère beaucoup de la perception du successif; sans doute, comme celle-ci, elle ne peut être instantanée, elle se déroule elle aussi dans le temps et parfois dans un temps très long. Mais l'esprit y est moins passif, il choisit lui-même son ordre, il passe à volonté d'une partie à une autre, aucun intervalle vide ne lui est imposé du dehors, il suit son propre rythme, il fonctionne à sa propre allure. Dans la perception du simultané, d'un tableau, par exemple, l'attente doit être réduite au minimum, l'attention est plus pure que dans toute autre perception. Nous pouvons ainsi établir une sorte d'échelle.

                Attente pure, sans perception d'objet, seulement perception d'un temps vide. Attention au successif mêlée d'un très grand nombre d'attentes très courtes dont l'impression est effacée par des perceptions fréquentes et intenses. Attention au simultané qui peut être regardée comme dénuée d'attente, si on néglige les préperceptions qui, d'après la psychologie moderne, forment le fonds de l'attention.

 

[1]) Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, 1754.

[2]) Henri Bergson, L'Effort intellectuel. Rev. Philosophique, 1902. L’énergie spirituelle.

[3]) Carl Groos, Zeilchrift f. Psych. und Phys., IX, p. 327, cité par Roehrich, L'Attention, p. 79.

[4]) Théodule Ribot, Psychologie de l''Attention, p. 107. La description qui est donnée de l'attente paraît très insuffisante...

[5]) Nahlowsky, Das Gefühlsleben. — Dewey, Psychology, p. 173.

                9) Les dimensions collectives de l’attention. Ce qu’il ressort de tout ceci, c’est que l’effort doit être compris et ressenti comme une force originale : c’est la force de la tendance naturelle de notre génie créateur. Cette impulsion initiale qui apparaît d’abord comme la petite voix insistante de la conscience qui se renforce ensuite pour se faire prévaloir et qui s’idéalise en sublimité : ce vers quoi tend la volonté bonne et saine, c'est toujours une Idée. Pour s’ajuster à une parfaite maîtrise de soi, la qualité impulsive de nos états mentaux doit se frayer une voie dans les circuits cérébraux : du point de vue de la physiologie, une habitude acquise n’est rien d’autre qu’une nouvelle voie de décharge formée dans le cerveau qui s’enracine par le style de notre vie. Dans ce but, nous devons rendre automatiques et machinal, dès que cela est possible, autant d’actions utiles que nous le pouvons, il nous faut saisir la toute première occasion qui se présente pour mettre en pratique toute résolution que nous avons prise et tous les élans émotionnels qui nous emporte vers les habitudes que nous souhaitons acquérir. Pour maintenir vivante en nous la faculté de faire des efforts, nous devons l’entraîner en faisant des exercices  simples et réguliers. L’attention suit l’habitude : ce qui retient notre attention c’est les aiguillons des centres d’intérêt de nos actions que nous savons maintenir vivaces. Le secret de la force d’impulsion d’une Idée, c’est l’insistance avec laquelle elle peut forcer l’attention et occuper la conscience. William James remarque que le plaisir et la douleur sont des incitations ou des repoussoirs puissants : l’attrait secret du plaisir et l’aversion pour la douleur détermine et emporte le courant spontané de la pensée. Dans l’expérience de l’effort, nous faisons l’épreuve d’une oscillation fondamentale qui confronte les éléments de notre caractère à l’adversité de la situation : les rites d’interaction de nos statuts nous font jouer des rôles  qui canalisent les énergies de notre action. Comme le souligne assez Erving Goffman, notamment dans La mise en scène du quotidien[1], l’essence même de l’attention est faite de ces attentes réciproques des partenaires de l’interaction d’une situation. De ce point de vue, l’effort est une espèce de variable d’ajustement qui règle le dynamisme de nos comportements ou qui force même des protagonistes à se tenir en respect. Si l’attention volontaire s’opère par un effort résolu, le plus souvent notre attention est flottante : elle s’adapte aux circonstances par des marques d’attentions délicates conjointes avec les autres qui renouvellent ainsi nos efforts d’attention.

                La dimension collective de l’attention[2] est attestée par notre sensibilité aux émotions des autres participants d’une situation. Celle-ci est d’autant plus vivante que chacun est partie-prenante à s’attacher à faire vivre une certaine réciprocité des marques de reconnaissance : pour pouvoir prétendre recevoir de l’attention, il est nécessaire d’abord au préalable de prêter attention. Les plaisirs que nous prenons à remarquer et à nous faire remarquer constitue la trame des complexions émotionnelles des sociétés avec lesquelles nous composons que nous côtoyons ou que nous traversons, c’est même cela qui stimule le mieux le désir de chacun. L’entrecroisement des attentions conjointes et flottantes des membres d’un groupe est susceptible de créer un climat favorable d’où peut émerger une plus-value inter attentionnelle capable de neutraliser tout un ensemble de conflits et de contradictions. L’humeur vagabonde des résonances des tonalités émotionnelles de nos sensibilités, conditionne la qualité attentionnelle de nos relations. Que l‘attention vienne par la grâce du génie ou par l’effort du génie, plus on se fixe longtemps sur un sujet, mieux on le maîtrise. Personne n’est maître de soi (compos sui) s’il ne possède cette qualité de créer les conditions de notre adaptation. C’est notre capacité d’attention qui fait de nous des génies et non le don de notre génie qui nous rend capable d’attention et qui nous font acquérir des habitudes d’attention volontaire. La notion d’effort qu’on renvoie trop souvent d’une façon quasi automatique et réflexe au conatus spinozien, cet effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, ce désir ou appétit avec conscience par lequel nous jugeons les choses bonnes que nous tâchons d’atteindre et pour lesquelles nous sommes prêts à nous investir, mérite mieux que d’être traité comme un réflexe.

                En accordant et en accommodant nos capacités d’attention (les veilles de l'attention flottante et les ouvertures d’esprit des temps de cerveau humain disponibles et disposibles), sous la pression des ambiants, l’attention acquiert ce pouvoir de faire que notre conscience en éclairant nos tendances et en nous faisant connaître les rapports de moyens et de fins de nos actions, nous permet de nous orienter selon la totalité de notre être, c’est ce qui nous donne accès à l’autonomie et à la liberté. La liberté est le pouvoir de disposer de notre attention. L’attention est moins la conscience d’une attitude que l’attitude d’une conscience : c’est bien ce que semble vouloir souligner Kant dans la Critique de la faculté de juger[3] quand il nous enjoint d’appliquer les trois maximes du sens commun : 1) penser par soi-même ; 2) penser en se mettant à la place de tout autre ; 3) penser en accord avec soi-même. La deuxième règle dite de la pensée élargie concerne tout particulièrement cette promotion d’une intelligence collective que rend possible l‘attention. La sagesse collective des nations elle-même résulte de cet accord de l‘attention de nos esprits avec le commun. Le temps de cerveau humain disponible et disposible susceptible de nous épanouir est une attention aux dynamismes de l’économie et de l’écologie des collectivités que nous fréquentons : une échologie aux rumeurs des langages.

                Chaque fois que je pense à l'essentiel de l'attention, je crois toujours pouvoir l'entrapercevoir dans l'attente, dans le silence ou l'explosion, dans la stupeur ou dans le cri, parfois aussi dans les esquisses, dans les ébauches et dans ces nuances les plus vives de la parole qui nous frappent davantage en nous éblouissant... Noble simplicité, calme grandeur. La liberté est le pouvoir de disposer (de) notre attention : c'est qu'il y faut plus d'art, d'esprit, de réflexion, de prudence, de science pour être disposible. La possession de cette faculté, (être dans son assiette, se remettre dans son assiette), de cette noble capabilité rend calme, indolent, équanime et fier. Sa dépossession nous aliène... Ainsi donc, montrer qu’on peut accorder toute son attention à quelqu’un pendant longtemps, alors même qu’on est très sollicité, est aussi l’affirmation d’un statut. On voit donc qu’il est insuffisant d’analyser cette question de l’attention sous l’angle de la seule morale personnelle  mais qu’il y a quelque chose de profondément politique dans cette question. Au point que nous pouvons proposer une solution très séduisante : il nous faudra désormais  considérer l’attention comme un bien commun. Au même titre que d’autres ressources menacées de rareté ou de dégradation – l’eau ou l’air par exemple -, il faudrait imaginer une gestion de l’attention qui ne soit pas ni publique (parce que si l’Etat a le monopole de la gestion de l’attention, on peut craindre le pire), ni privée mais commune donc. On pourrait décider collectivement de ce qu’il est raisonnable qu’on accepte volontiers comme de bonnes sollicitations au lieu de laisser chacun dans l’illusion de sa pseudo autonomie. Il y a de l’utopie là-dedans, certes, mais ça a au moins le mérite de montrer que si on ne fait pas de l’attention une question politique, on en restera à se plaindre de l’impolitesse de nos semblables, ce qui est peu fécond. Nous autres aussi qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-même dans l'attente eschatologique de toutes nos espérance et de tous nos souhaits et même dans l'attente des fins dernières (la mort et le fin du monde), bref, dans l'attente de notre salut et de notre rédemption.

 

 

 

 

[1] ) Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne ; 1973 ; traduction de Alain Accardo.

[2] ) Yves Citton, Pour une écologie de l’attention ; 2014 ; éditions du seuil.

[3] ) Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger ; 1787 ; traduction de Alexis Philonenko, § 40, p 128.

          10) L’attention aux énigmes (aux anomalies) des paradigmes. Au regard du temps de cerveau humain disponible, toutes les activités de l'esprit dépendent en dernière instance des appréhensions de notre esprit, ces craintes redoutées et ces élans prometteurs de l'attention : nos sensibilités aux idéologies et aux théories scientifiques sont conditionnées par les attentionnalités furtives de nos centres d’intérêt : toutes ces petites attentions délicates de nos affinités électives et de nos sensibilités. Les anticipations triomphantes de nos évidences sont parfois contrariées par des aperceptions furtives d'anomalies qui dérangent l'ordre normal de notre attention flottante qui s'appuie sur un paradigme auquel on accorde notre plein consentement. Pourtant la conscience et bientôt la prise de conscience de certaines anomalies, de certaines irrégularités qui contredisent nos attentes, peuvent en venir ainsi à ruiner l'ordre qui nous semblait initialement légitime. De proche en proche, nous pouvons ainsi reconstituer un ordre nouveau : les exemples les plus frappants de ces évolutions, on les trouve dans les sciences lorsque celle-ci a su montrer que la Terre est ronde, qu'elle tourne autour du soleil comme les autres planètes, qu'elle exerce une force de gravitation... Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques met l'accent sur les changements des paradigmes qui organisent notre attention à telles ou telles perceptions et à telles ou telles sensations plutôt que telles ou telles autres... Il y a révolution scientifique lorsqu'une théorie scientifique consacrée par un temps (par une époque) est rejetée au profit d'une nouvelle théorie. Cette substitution amène généralement un déplacement des sensibilités et des problèmes offerts à la recherche et des critères d’après lesquels nous pouvons décider ce qui doit compter comme problème ou comme solution à ces problèmes... Le regard de notre attention se tourne tour à tour sur un paradigme, puis sur un autre. L'apparition d'une anomalie dans le champ scientifique est à l'origine d'efforts théoriques d'un genre nouveau. Contrairement aux ajustements habituels du régime normal, ces travaux sont essentiellement spéculatifs et imprécis, car ils s'éloignent du paradigme mis en échec et cherchent bien à inventer de nouvelles règles.

           L’attention prise en défaut réinvente de nouvelles théories qui constituent donc d’autres sources de changements majeurs dans les phases de crise scientifique, au côté de l'apparition d'éléments expérimentaux inattendus. Thomas Kuhn développe la thèse d’une science progressant de manière fondamentalement discontinue, c’est-à-dire non par accumulation mais par rupture. Ces ruptures, appelées révolutions scientifiques, sont selon Kuhn analogues à un renversement des représentations des savants (ce que les psychologues de la perception appellent un gestalt switch). Pour illustrer ce basculement, il emprunte entre autres l’exemple du « canard-lapin » à Wittgenstein. Selon le regard posé sur ce dessin, on y reconnaît alternativement le profil d’un canard ou d’un lapin. Kuhn transpose ce phénomène à la science. À un instant t, correspondant à un état particulier des croyances sociales porteuses d’un point de vue sur la nature, le scientifique a une représentation théorique particulière du monde. Celle-ci change dès que le point de vue se modifie car on ne peut plus revenir en arrière. Kuhn nie l'existence d'un point de vue neutre ou objectif car le paradigme est incommensurable. Les facteurs influençant les points de vue des scientifiques peuvent être modélisés et analysés par l’épistémologie : il s’agit essentiellement des crises résultant d’une mise en échec fondamentale du cadre scientifique en place, incapable de fournir les outils théoriques et pratiques nécessaires à la résolution d’énigmes scientifiques. En somme, l’évolution de la science selon Kuhn peut être modélisée par une boucle : l’adoption d’un paradigme par la communauté scientifique dure tant qu’il n’y a pas trop d’obstacles (anomalies) externe qui le contredise. Lorsque ces anomalies se manifestent, une crise s’établit parmi les scientifiques, et perdure jusqu’à la résolution du problème et jusqu'à l'adoption d’un nouveau paradigme. Ce poursuit alors un retour à la science normale, et ainsi de suite.

                11) Du spectateur impartial au spectateur attentif (en passant par le spectateur engagé).

                 Si nous entendons bien replacer le spectacle et son spectateur au centre de l’attention, après La société du spectacle [1], c’est que nous estimons que la notion de représentation est bien une médiation nécessaire : tout ce qui est directement vécu peut et veut l’être surtout au travers des images de nos représentations. Sauf à revenir aux doctrines de iconoclastes, L’unité de la vie au sens du néoplatonisme passe par des images qu’un personnage, le spectateur, reçoit ou produit. L'attention, si nous la portons sur le spectacle qui nous entoure, si au lieu  d'être seulement l'attention pour la pensée intime, nous la prenons comme l'attention pour la vie, nous nous rendrons compte qu'elle naît d'une coïncidence qui fixe notre esprit.

                a) De l’influence et de l’autorité de la conscience du spectateur impartial. Dans La théorie des sentiments moraux[2], tout au long de la seconde partie, Adam Smith nous parle ainsi du « juge intérieur ». Il s’agit de cette troisième personne, ce « spectateur impartial », en nous, dépassant nos propres passions et la prééminence naturelle de nos propres intérêts, pour s’intéresser et s’horrifier, au-delà de ce que nous venons de considérer au sujet de soi-même, de l’infortune de l’autre, même s’il se trouve très éloigné (il prend l’exemple d’un tremblement de terre en Chine). C’est ce qui permet de nous ramener à notre juste mesure, notre réelle petitesse.

                « Ce n’est pas l’amour de notre prochain, ce n’est pas l’amour du genre humain, qui nous pousse en de nombreuses occasions à pratiquer ces vertus divines. C’est un amour plus fort, une affection plus puissante, qui s’exerce alors généralement : l’amour de ce qui est favorable et noble, l’amour de la grandeur, de la dignité et de la supériorité de notre caractère ».

                Considérant la manière de se comporter face aux affections de la vie, celles de ses proches ou moins proches comme les siennes propres, il montre l’importance de parvenir à la « maîtrise de soi », facteur essentiel de dignité et de manière à la fois de surmonter ses propre chagrins comme d’être perçu davantage comme digne de considération et d’admiration, aux yeux des autres et, par suite, à ses propres yeux. Une manière de surmonter plus sereinement ses affections. Là est la vraie sagesse. Et elle est due en grande partie au fait de ne plus faire qu’un avec le « spectateur impartial », qui se fond en nous.

                « L’homme possédant la vertu la plus parfaite, l’homme que par nature nous aimons et révérons le plus, est celui qui unit la plus parfaite maîtrise de ses propres sentiments originels et égoïstes avec la sensibilité la plus exquise à la fois envers les sentiments originels et envers les sentiments sympathiques des autres. »

                A l’inverse, « Parmi tous les corrupteurs des sentiments moraux, les factions et le fanatisme ont toujours été de loin les plus importants ». C’est pourquoi seuls le courage, la fermeté et la maîtrise de soi peuvent permettre d’atteindre ce niveau de conscience à même de nous permettre de faire face aux événements même les plus durs.

                               b) Le spectateur engagé (l'observateur) : « Spectateur engagé » dans les débats politiques de son temps, Raymond Aron fut aussi un pionnier dans l’étude des relations internationales. Dans son œuvre, il s’est donné pour tâche d’analyser les grandes évolutions de la société moderne et de défendre la liberté et la démocratie. Dans ses Mémoires, parus quelques mois avant sa mort en 1983, Raymond Aron relate « l’illumination » qui détermina son parcours de chercheur en sciences humaines et sociales. Nous sommes alors au début des années 1930. Le jeune Aron, tout juste sorti de l’École normale supérieure auréolé de l’agrégation de philosophie, part pour l’Allemagne à la recherche d’un sujet de thèse : « Je cherchai un sujet de réflexion qui intéressât à la fois le cœur et l’esprit, qui requît la volonté de rigueur scientifique et, en même temps, m’engageât tout entier dans ma recherche. Un jour, sur les bords du Rhin, je décidai de moi-même. Ce que j’avais l’illusion ou la naïveté de découvrir, c’est la condition historique du citoyen ou de l’homme lui-même. Comment français, juif, situé à un moment du devenir, puis-je connaître l’ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment saisir l’ensemble autrement que d’un point de vue, un entre d’autres innombrables ? Jusqu’à quel point suis-je capable de connaître objectivement l’histoire – les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles – et mon temps ? (…) Je devinai peu à peu mes tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur. »

           Dans ce passage des Mémoires, Aron ne fait pas que relater le choix d’un thème de recherche. Il exprime aussi la nature existentielle de ce choix. Enseignant à Cologne puis à Berlin entre 1930 et 1933, Aron assiste à la montée du nazisme, tout en ayant l’impression de ne pas posséder les outils nécessaires pour comprendre ce qui est en train de se passer. Passionné de politique, il a le sentiment douloureux que sa formation universitaire a fait de lui un bon professeur de philosophie, mais qu’elle ne lui est d’aucun secours pour comprendre les événements qui le touchent directement dans sa vie d’homme et de citoyen.

              Le spectateur engagé (l'observateur). Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Aron a plus que jamais le sentiment que l’université est passée à côté de l’histoire, qu’elle n’a pas vu venir la catastrophe dont il a été témoin dans l’Allemagne des années 1930. Mobilisé comme tous les Français de sa génération, Aron veut se rendre utile à son pays, mais il apparaît assez rapidement qu’il n’est pas fait pour le métier des armes. Après l’appel du 18 juin 1940, il décide de partir pour Londres rejoindre le général de Gaulle, qui mène l’opposition au régime de Vichy et dénonce la collaboration avec Hitler. Aron devient l’un des cadres de la revue de la Résistance, La France libre. Il rédige de nombreux articles sur les événements en cours, où il s’efforce de comprendre les enjeux du conflit tout en exprimant son engagement pour la cause de la Résistance. C’est à ce moment-là qu’il s’initie à la pensée stratégique et à l’étude des relations internationales, qui deviendront ses sujets de prédilection.

 
 
 

[1]) Guy Debord, La société du spectacle, 1967, éditions Gallimard.

[2]) Adam Smith, La théorie des sentiments moraux, 1759, traduction, éditions Quadrige.

[3]) Walter Benjamin, Essais 1, éditions Denoël Gonthier, traduction de Maurice de Gandillac.

[4]) Goethe, Les affinités électives, traduction de Pierre du Colombier, éditions Gallimard.

                       c) Le spectateur attentif : si le spectateur impartial ou le spectateur engagé, sont encore si peu attentifs, c’est que d’un côté, la neutralité du premier est une abstraction et pour le second,  c’est l’engagement même de ce spectateur qui risque d’aveugler le sens de son action ;  d’un côté,  un personnage passif, de l‘autre un militant activiste trop affairé. Pour que nous puissions être sensibles aux attentions délicates des usages de  nos mœurs et de la langue, il faudrait qu’à la manière de Walter Benjamin[1], nous nous mettions en mesure d'attendre, d’entendre et de comprendre « les langages de la force magnétique venant des entrailles de la terre. Pour le spectateur attentif, la Nature n’est jamais morte ni muette ; au corps de la terre, elle a donné un confident qui doit nous révéler ce qui se produit en elle ». Jusqu’ici, la littérature concernant les œuvres littéraires recommande de préférer le commentaire de l’intérêt philologique plutôt que la critique, l’analyse de la teneur en vérité d’un discours plutôt que le commentaire de la description phénoménologique de la teneur chosale. Le travail d’analyse qu’il propose de l’œuvre de Goethe, Les affinités électives[2], met en évidence la ténuité des attraits magiques de nos relations. Qu’on ferme l’œil, qu’on ouvre l’oreille, qu’on la rende plus fine, et du plus léger soupir au tumulte le plus sauvage, du son le plus simple à la plus haute harmonie, du cri le plus violent et le plus passionné à la plus douce parole de la raison, c’est la Nature seule qui parle, qui révèle sa présence, sa vie et ses rapports, en sorte qu’un aveugle, à qui est refusé le domaine infini du visible, dans celui de l’audible peut saisir l’infini d’un vivant.[3] La peur de la mort qui inclut toutes les autres, est la plus parlante : l’angoisse devant la mort est comme la basse fondamentale ; plus haut sur le clavier, l’angoisse devant la vie l’accompagne d’infinies variations mélodiques. C’est entre une teneur de vérité et une teneur chosale, dans le symbolique, qu’apparaît le lien indissoluble et nécessaire : le caractère mystérieusement voilé de cette expérience, est une manifestation de l’esprit, ce fond mystérieux de l’âme qui inclut la connaissance et la sensibilité.

          Cette exégèse de Les affinités électives qui sont aussi des assiduités électives d'une certaine attention, c'est cela qui met à jour tout le contenu authentique de la vie. Hölderlin dans Patmos affirme que « Là où le péril croit (Wo aber Gefahr ist, wächst), croit aussi ce qui peut nous sauver » : le poète est une manifestation de l’essence humaine : Orphée reçoit cette tradition sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant[1]. Un des caractères de ce livre, c’est encore finalement le style comparable à ce clair élément où nagent d’agiles habitants qui entrecroisent leurs évolutions, tantôt étincelant à la surface, tantôt plongeant dans l’ombre des profondeurs, sans s’égarer ou se perdre. Même avec une assurance de somnambules, la noble maîtrise de soi, l’empire sur soi ne peuvent remplacer la lucidité, cette acuité pénétrante de notre perspicacité qui annonce si bien l’attention. Le roman montre  l’impuissance de la raison à anticiper comme à endiguer le cours des affinités passionnelles : les obstacles que chacun dresse contre la passion la renforcent et  précipitent  le drame en tragédie.

       La rencontre d’autrui est toujours aventureuse, riche en surprise en bien comme en mal. Comme le soutiennent Spinoza et Nietzsche, il n’y a pas de bien ou de mal absolus, il n’y a que du bon et du mauvais, relatifs aux êtres et aux ensembles qu’ils composent : par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire, par-delà le Bon et le Mauvais[1]. Dans les relations intersubjectives, il n’y a pas de risque nul  et connaître les risques ne permet pas de s’en garantir car l’homme est un mystère à lui-même et aux autres.  L’homme est imprévisible dans son évolution ; il n’a pas d’identité définitive et stable. Tout est affaire de rencontre, d’occasion. Il n’y a pas d’identité mais des dispositions multiples favorisées par telle ou telle rencontre. Celui qui croyait aimer tendrement apprend avec la rencontre d’un nouvel amour qu’il n’avait encore jamais aimé d’amour. Est-ce une illusion rétrospective ? Doit-on dire que la nouvelle relation  ternit la valeur de l’ancienne ? Goethe est plus subtil : nous changeons, nous nous métamorphosons ;  l’autre est facteur d’éclosion en nous d’une nouvelle personnalité avec de nouvelles aspirations ; c’est pour cela que nous avons l’impression d’aimer alors pour la première fois.

 

[1]) Walter Benjamin, Essais 1, éditions Denoël Gonthier, traduction de Maurice de Gandillac. P 34.

[2]) Goethe, Les affinités électives, traduction de Pierre du Colombier, éditions Gallimard.

[3]) Walter Benjamin, Essais 1, éditions Denoël Gonthier, traduction de Maurice de Gandillac, p 55.

[1]) Ovide, Métamorphoses, X, trad. GF-Flammarion, 2001)

[1]) Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, première dissertation, § 17.

                12) Attention et discernement. Le discernement est une finalité souhaitable de l’attention, c’est sa vocation. Le discernement est la faculté de reconnaître distinctement en faisant un effort d’attention des sens (la vue, l'ouïe, le toucher, le goût, l'odorat) ou de l'esprit, ou de tous ces éléments conjugués. Dans son étymologie, la notion de discernement comprend la notion de reconnaissance. Par le discernement, on comprend, on devine et on soupçonne des éléments infimes qu’on peut ainsi mettre mieux en lumière. Le discernement peut en première approche se rapprocher de l'intuition : cependant, l'intuition, qui est une prise de conscience immédiate et individuelle, peut conduire à des erreurs d'appréciation. Le discernement, c’est aussi la faculté qui est donnée à l'esprit ou qu'il a acquise par l'expérience, d'apprécier les choses selon leur nature et à leur juste valeur, d'en juger avec bon sens et clarté, avec goût et intelligence. Le discernement est donc encore l’aptitude à discerner dans un événement ou chez une personne, ce qui ressortit de son jugement et de son sens du bon sens. Cette opération de l'esprit par laquelle on discerne, est une qualité insinuante et pénétrante de l'esprit par laquelle nous mettons en œuvre cette capacité de l'esprit à distinguer ce qui est bien, vrai, permis, de ce qui est mal, faux et défendu, beau ou laid, sublime, de bon goût et de mauvais goût. Descartes affirmait qu'« il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire du discernement bien conduit » (XII° règle). C’est donc l’action de mettre à part, de séparer des choses ou des personnes confondues comme faire le discernement des innocents et des coupables. Dans un bon nombre de nos actions, nous agissons à la légère sans discernement, dans l’insouciance ou dans l’hébétude sans avoir bien conscience de faire le bien ou le mal.  Le manque de discernement est souvent dû à un manque d’attention ou à un trouble de l’attention : en nous précipitant, par inadvertance, nous pouvons être conduits ainsi à faire des confusions, à ne pas séparer des choses qui devraient l’être. Notre discernement est souvent mis à mal tant que nous ne savons pas tout à fait bien identifier notre identité elle-même : le jugement ciselé du discernement analyse la situation et fait de la nuance un objet de toutes ses attentions : le discernement est empreint de circonspection, de prudence et de réflexion. C’est cette disposition d’esprit propre à juger clairement et sainement des choses. Le discernement peut ainsi être altéré : le droit français stipule que la personne qui est atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, peut bénéficier de circonstances atténuantes mais qu’elle demeure punissable. Le discernement peut enfin être aboli : le trouble abolissant le discernement est celui où le libre arbitre a disparu. Seule la perte totale de contrôle peut conduire à l’irresponsabilité pénale de la personne poursuivie judiciairement.

          Conclusion : sollicitude et attention. Cette tension de l'attention est l'acte fondamental de la volonté : l'effort volitif est un effort d'attention par lequel nous disons vraiment ce que nous voulons dire. Lorsque nous nous sentons soutenu par un effort d'attention déterminé, le courant spontané de la pensée l'emporte : en faisant l'effort de rendre explicite l'accord tacite implicite de ce que nous disions, nous signifions ce que nous voulions dire. Le secret de la force d'impulsion d'une Idée, c'est l'insistance avec laquelle elle peut forcer l'attention et occuper la conscience[i].  Must we mean what we say ? Nous devons revendiquer (claim) ce que l'on veut dire. De l'assignation de l'attente à une signification : l'attention à vouloir dire ce que nous dirions quand : quand nous nous demandons et examinons quel mot employer dans quelle situation, nous ne regardons pas seulement les mots et les significations, mais les réalités que nous désignons par ces mots, nous nous servons de la conscience affinée par une espèce de phénoménologie linguistique que nous avons des mots pour affiner notre perception... En montrant comment l'attention entretient une relation complexe à l'instinct, à l'attente, à l'affect, aux interactions de nos intersubjectivités, aux réflexes, aux habitudes, aux sensations, aux perceptions, à l'émotion et à la volonté, nous avons tâché de faire ressortir l'originalité de ce vécu de l'attention qui n'est pas encore un acte intentionnel mais qui est bien déjà une intuition avérée qui traverse les actes pour les porter à leur accomplissement : ni raison, ni sentiment, l'attention remplit une fonction modulatrice des actes que nous inscrivons dans les dynamiques d'amorçage des champs de conscience qui nous situent dans des environnements divers. L'attention se présente ainsi à la fois comme l'aiguillon d'une curiosité qui entend s'affirmer en tant qu'activité significative d'aperception à savoir remarquer comme un mouvement organique typique de nos comportements et à la fois comme une capacité à savoir nous recueillir dans un soin en un point de vue qui accueillent et qui recueillent les sollicitudes de l'identité de notre esprit. Le plaisir qu'on prend à cette activité aperceptive à savoir remarquer, modifie profondément de proche en proche les rétentions et les protensions de nos expériences en favorisant l'émergence d'un répertoire adapté de gestes et de paroles associés, évalués au trébuchet de nos jugements réfléchissants... L'attention nous prépare de cette manière à la réflexion, à l'abstraction, à la curiosité et au discernement, donc à la sollicitude, à la prudence et à la circonspection qui sont autant de modalités qui explorent des répertoires de nos expériences.

                      De proche en proche, cette espèce de science de l'expérience de la conscience voudrait reconstituer les trames et les chaînes que l'imagination utilise pour mettre en perspective nos efforts d'attention en vue d'exécuter un certain nombre de tâches que nous nous sommes assignés pour atteindre des buts... Le grand style s’avère être ainsi une réconciliation des forces instinctives qui nous animent qui s'harmonisent dans et par un effort volontaire d'attention : ce que nous appelons expérience de la conscience est presque entièrement déterminé par nos habitudes d'attention : les frayages de ces habitudes d'attention s'effectuent à la faveur des réminiscences anticipatrices et des esquisses, des ébauches et des nuances de nos intuitions et des intentions anticipatrices prémonitoires, fugaces et fugitives de nos états d'enfance qui préfigurent les schémas directeurs de nos actions... p 128... On doit se fier à ces infimes dynamismes, à cette pluralité de petites intentionnalités qui nous traversent à chaque instant, à ces incessantes préparations, anticipations ou dissipations souterraines qui constituent le devenir conscient de l'esprit : les tropismes de notre conscience dont Nathalie Sarraute a si bien largement développé toutes les manifestations dans ses romans. On pourrait invoquer des personnages sensibles aux petites variations atmosphériques d'une situation, à tous ces regards fugitifs à la dérobée, à toutes ces intonations discrètes, murmurées distraitement, parfois même secrètes, à tout un monde de petites perceptions, de mouvements imperceptibles de nos élans qui constituent la trame de nos récits. Tout se passe comme si la syntaxe complexe de nos récits faisait monter au premier plan un monde vague et indéterminé comme signe paradoxal de la plus grande précision... p 24... Il faut rendre au vague et à l'inarticulé la place qui lui revient dans notre vie mentale : pas de perceptions ou de petites perceptions qui ne soit entourées d'une frange d'indétermination, de réminiscences floues dont les contours sont encore à peine esquissés ou ébauchés... S'il y a tellement du vague dans nos consciences et dans nos états d'âmes, ce n'est pas tant le signe d'une faiblesse constitutive de notre capacité d'introspection, c'est surtout parce qu'il y a déjà aussi pas mal de vague dans le cerveau et qu'il y a sans doute beaucoup plus encore de contingences dans les réalités que nous traversons... Les parties du cerveau les plus évoluées sont celles dont l'action est la plus incertaine et la plus indéterminée... Captatio benevolentiae...

    Le style comme attention à l'élan naturel premier, comme une espèce d'instinct primordial d'appropriation à soi-même : l'oikéoisis des stoïciens... Pensées pour moi-même ; Marc Aurèle : VI, 18...

 
  1. Les Voix de la raison (The claim of reason), Stanley Cavell, traduction de Nicole Balso et de Sandra Laugier, 1986, éditions du seuil.

 

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G
L'art suppose et présuppose la possibilité d'une attention flottante qui s'ajuste à un genre de notre être qui crée ou renouvelle notre vision du monde...
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G
Il suffit pour s’en assurer de comparer les grandes villes aux petites. Chez ces dernières, quiconque cherche à s’émanciper des usages reçus se heurte à des résistances qui sont parfois très vives. Toute tentative d’indépendance est un objet de scandale public, et la réprobation générale qui s’y attache est de nature à décourager les imitateurs. Au contraire, dans les grandes cités, l’individu est beaucoup plus affranchi du joug collectif ; c’est un fait d’expérience qui ne peut être contesté. C’est que nous dépendons d’autant plus étroitement de l’opinion commune qu’elle surveille de plus prés toutes nos démarches. Quand l’attention de tous est constamment fixée sur ce que fait chacun, le moindre écart est aperçu et aussitôt réprimé ; inversement, chacun a d’autant plus de facilités pour suivre son sens propre qu’il est plus aisé d’échapper à ce contrôle. Or, comme dit un proverbe, on n’est nulle part aussi bien caché que dans une foule. Plus un groupe est étendu et dense, plus l’attention collective, dispersée sur une large surface, est incapable de suivre les mouvements de chaque individu ; car elle ne devient pas plus forte alors qu’ils deviennent plus nombreux. Elle porte sur trop de points à la fois pour pouvoir se concentrer sur aucun. La surveillance se fait moins bien parce qu’il y a trop de gens et de choses à surveiller.<br /> <br /> De plus, le grand ressort de l’attention, à savoir l’intérêt, fait plus ou moins complètement défaut. Nous ne désirons connaître les faits et gestes d’une personne que si son image réveille en nous des souvenirs et des émotions qui y sont liés, et ce désir est d’autant plus actif que les états de conscience ainsi réveillés sont plus nombreux et plus forts[1]. Si, au contraire, il s’agit de quelqu’un que nous n’apercevons que de loin en loin et en passant, ce qui le concerne, ne déterminant en nous aucun écho, nous laisse froids et par conséquent nous ne sommes incités ni à nous renseigner sur ce qui lui arrive, ni à observer ce qu’il fait. La curiosité collective est donc d’autant plus vive que les relations personnelles entre les individus sont plus continues et plus fréquentes ; d’autre part, il est clair qu’elles sont d’autant plus rares et plus courtes que chaque individu est en rapports avec un plus grand nombre d’autres.<br /> <br /> Voilà pourquoi la pression de l’opinion se fait sentir avec moins de force dans les grands centres. C’est que l’attention de chacun est distraite dans trop de directions différentes et que, de plus, on se connaît moins. Même les voisins et les membres d’une même famille sont moins souvent et moins régulièrement en contact, séparés qu’ils sont à chaque instant par la masse des affaires et des personnes intercurrentes. Sans doute, si la population est plus nombreuse qu’elle n’est dense, il peut arriver que la vie, dispersée sur une plus grande étendue, soit moindre sur chaque point. La grande ville se résout alors en un certain nombre de petites villes, et par conséquent les observations précédentes ne s’appliquent pas exactement[1]. Mais partout où la densité de l’agglomération est en rapport avec son volume, les liens personnels sont rares et faibles ; on perd plus facilement les autres de vue, même ceux, qui vous entourent de très près et, dans la même mesure, on s’en désintéresse. Comme cette mutuelle indifférence a pour effet de relâcher la surveillance collective, la sphère d’action libre de chaque individu s’étend en fait et, peu à peu, le fait devient un droit. Nous savons en effet que la conscience commune ne garde sa force qu’à la condition de ne pas tolérer les contradictions ; or, par suite de cette diminution du contrôle social, des actes se commettent journellement qui la contredisent, sans que pourtant elle réagisse. Si donc il en est qui se répètent avec assez de fréquence et d’uniformité, ils finissent par énerver le sentiment collectif qu’ils froissent. Une règle ne parait plus aussi respectable, quand elle cesse d’être respectée et cela impunément ; on ne trouve plus la même évidence à un article de foi qu’on a trop laissé contester. D’autre part, une fois que nous avons usé d’une liberté, nous en contractons le besoin ; elle nous devient aussi nécessaire et nous paraît aussi sacrée que les autres. Nous jugeons intolérable un contrôle dont nous avons perdu l’habitude. Un droit acquis à une plus grande autonomie se fonde. C’est ainsi que les empiétements que commet la personnalité individuelle, quand elle est moins fortement contenue du dehors, finissent par recevoir la consécration des mœurs. De la division du travail social, Durkheim, p284 et suivantes...
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G
C'est avec une ardeur convulsive presque exubérante, que je me suis mis à écrire quelque chose qui s'avéra n'être que rien d'autre que le grand style lui-même en personne, en chair et en os...
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G
Comme pour atteindre le noyau dur d'une personne, une force doit jaillir qui dépasse et réconcilie toutes les contradictions : c'est au travers du style que cette force se fait forme...
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G
C'est avec une ardeur convulsive presque exubérante, que je me suis mis à écrire quelque chose qui s'avéra stylisé au plus haut point...
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