La liberté est-t-elle un problème ou une solution ?
La liberté est-t-elle un problème ou une solution ? Sans doute, souvent la question se pose à chacun de nous de savoir s’il nous faut (si nous souhaitons ou si ce qui nous manque le plus, c'est) davantage de liberté ou si au contraire, nous pouvons estimer que nous sommes trop laxistes, si nous ne sommes pas déjà trop indépendants, trop individualistes ou égoïstes, trop peu solidaires de nos semblables ou trop insoumis, jamais inféodés (il y a pourtant des liens qui libèrent...), toujours réfractaires et indociles ? Beaucoup d’entre nous se plaignent bien souvent de ne pas avoir suffisamment de latitudes, (on ne peut plus rien dire, on ne peut plus rien faire) nous sommes empêchés de tout et souhaitent un élargissement de leurs libéralités. D’autres en revanche, déplorent le relâchement des mœurs des sociétés modernes dans lesquelles s’il n’est pas tout à fait interdit d’interdire, il est trop souvent recommandé d’être beaucoup trop tolérant, d’être compréhensif et indulgent.
Pourtant, si ce dilemme peut nous rendre si perplexe, si cette indétermination peut nous rendre si souvent indécis et irrésolu, ce n’est pas faute d’injonctions qui nous sont assénées par des messages publicitaires ou des annonces de toutes sortes : de toutes parts, nous sommes sollicités par des sommations contradictoires qui ne font qu’accroître une espèce de confusion mentale qui se redouble encore lorsque nous ne sommes pas en mesure de nous limiter. Cette confusion confine en effet parfois à des délires, parfois à des états crépusculaires, à des angoisses qui nous paralysent.
Dès lors, la vraie difficulté ne sera donc pas ici de trouver une réponse toute faite, mais bien de formuler des problèmes précis à propos desquels on puisse se mettre d’accord, non seulement sur ce qu’il y aurait lieu éventuellement de considérer comme des réponses acceptables, mais encore sur le fait que des réponses de ce type pourraient mettre fin à notre perplexité : car, par exemple, encore que la liberté d’avoir recours à du dopage ne soit sans doute jamais légitime, nous devons prendre acte de la difficulté de trouver des critères justifiés, à limiter, restreindre ou borner nos désirs. Mettre en évidence la pertinence de tels critères, c’est tracer un cadre général et générique à notre espèce : au-delà ou par-delà cette limite, nos initiatives sont ou bien malheureuses, ou bien regrettables et dommageables…
Ô liberté, que de crimes n'a-t-on pas commis en ton nom ! Ô mon âme, n'aspire pas à la vie éternelle (immortelle), épuise plutôt le champ du possible. La liberté (de la conscience, de la presse, l'habeas corpus) est le pouvoir de disposer de notre attention sans être tourmenté : c'est la vérité (d'une théorie et d'un langage) qui rend libre (Jean 8, 31) cette disposition. L'attention est la condition de notre liberté et la liberté est la condition majeure de toutes nos actions. La libre disposition de notre volonté est la seule chose qui nous appartienne en propre : la seule raison que nous ayons de nous estimer est d'en faire un bon usage. Elle se connaît sans preuves par la seule expérience que nous en avons : le sentiment de liberté, l'intuition de la liberté que nous avons lorsque'il nous semble que c'est une décision qui ne dépend que de nous comme disent les stoïciens tardifs. (Epictète) La liberté ne nous met pas tant en cause dans nos dimensions extérieures : elle est au contraire l'affirmation et la réalisation de l'intériorité de nous-même. Sans liberté de blâmer, il n'y a pas d'éloge flatteur : si la vérité n'est pas libre, la réalité n'est pas vraie. Le stoïcisme ancien, Chrysippe notamment faisait de la liberté d'accorder ou de refuser son consentement au bien et au mal et au vrai et au faux, le point focal de sa morale et de sa théorie de la connaissance. La responsabilité ne s'entend que d'un être libre : le devoir est une obéissance, pas une contrainte. L’Habeas corpus, plus exactement Habeas corpus ad subjiciendum et recipiendum, est une notion juridique qui énonce une liberté fondamentale, celle de ne pas être emprisonné sans jugement, contraire de l'arbitraire qui permet d'arrêter n'importe qui sans raison valable. En vertu du principe, toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi elle est arrêtée et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle peut être libérée sous caution, puis amenée dans les jours qui suivent devant un juge. Nous ne nous gouvernons jamais qu'à mi-chemin entre la discipline sévère de l'inflexibilité bornée de celui qui n'ajuste jamais les règles de sa conduite aux situations qu'il traverse et l'indétermination névrotique du libertinage de celui qui hésite toujours beaucoup parce qu'il craint toujours un peu de ne pas avoir tout compris de la situation à laquelle, il a affaire. Dès lors que nous nous situons quelque part entre les tenants et les aboutissants de la forme vivante de nos existences, la question se pose de savoir de quel genre d'être est notre espèce, de quel genre d'être vivant procède-t-elle pour pouvoir s'autoriser à s'accorder légitimement telle ou telle type de régime de libéralité plutôt que telle ou telle autre ? Cela ne va pas être si facile... Chacun a appelé liberté de gouvernement ce qui était conforme à ses coutumes et à ses inclinations. (Livre Xi, 2 de L'esprit des lois). Chacun est libre de trouver son bonheur où il veut ou plutôt chacun croit qu'il est libre de trouver son bonheur où il veut : les hommes ont dû se persuader qu'il existait un ou plusieurs directeurs de la nature, doués de la liberté humaine ayant pourvu à tous leurs besoins et tout fait pour leur usage... Appendice du livre I de l'Ethique. Nous nous demanderons donc si la liberté n'est qu'une illusion ou si elle peut se fonder sur un droit naturel ou sur une disposition de notre esprit capable d'éviter ou d'évaluer les erreurs et les biais cognitifs de nos façons usuelles ou habituelles de raisonner ? Encore que nous pouvons être prisonniers de bien des manières (de nos préjugés ou de notre langage), la liberté s'expérimente au travers de la réflexion que nous pouvons avoir sur la spontanéité de nos élans comme délibération sur la rééducation de nos biais et de nos habitudes, pour nous adapter par des ajustements successifs des transactions qui règlent nos interactions.
Dans un premier temps, attacherons nous à la manière de Søren Kierkegaard de caractériser une façon frivole et légère de prendre ou plutôt d'en user de notre liberté : celui-ci décrit un stade esthétique où l'homme n'est pas sérieux et s'affranchit des obligations qu'on donne normalement à nos actes ou à notre parole. A ce stade, l'homme vit dans l'immédiateté, c'est à dire qu'il ne s'est pas encore choisi un projet, et il ne soucie ni de fonder la légitimité de ses actes sur un droit naturel qui autoriserait ses comportements, ni des conséquences de ses actes. Il vit au gré de ses rencontres dans et de l'extérieur, dans et du sensible : pour lui, il s'agit de jouir de la vie, tout de suite dans l'instant présent. De ce point de vue, la liberté est ou bien liberté d'indifférence (au sens de Descartes) ou bien liberté de jaillissement (au sens de Henri Bergson). Dans le premier cas, nous sommes un peu comme cet âne de Buridan qui est mort de faim et de soif, faute de pouvoir choisir entre son picotin d'avoine placé à sa droite et un seau d'eau, placé à sa gauche. Cette liberté d'indifférence est quelque chose comme une faculté de se décider ou de s'abstenir de décider sans y être déterminé par aucun mobile ou aucun motif. Agissement sans raison ou agissement sans cause, cette liberté d'indifférence est selon Descartes le plus bas degré de la liberté. Dans le second cas, au sens de Bergson, l'acte libre est celui qui émane de la personnalité elle-même la plus profonde : l'acte sera d'autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache, tendra davantage à s'identifier avec le moi fondamental. L'acte libre n'est donc nullement celui qui est déclenché après une délibération lucide, c'est celui qui jaillit des profondeurs de l'âme, c'est celui où nous nous sommes décidés sans raison et même parfois contre toute raison. (le sauveteur qui plonge directement, s'expose et risque de se noyer lui-même). Trois personnages archétypiques offrent des exemples d'une telle fuite en avant. Tout d'abord l'exemple du juif errant à la Eugène Sue qui ne s'arrête nulle part et qui a le mal du pays sans avoir de pays, chaque sol qu'il foule n'est pour lui qu'une étape vers un ailleurs qui sans cesse, recule. Il est à notre image dans la mesure où notre vie n'est souvent qu'une marche désespérée et hagarde, dont le but et l'horizon se déplace à mesure qu'il avance : n'étant de nulle part, il est toujours sans visage, sans identité. Le Faust aventurier aventureux de Goethe constitue le deuxième exemple de notre auteur : il incarne le démoniaque spirituel, sa véritable recherche est celle de l'esprit mais il demeure sombre et sans joie : l'innocence de Marguerite rafraîchit un instant son âme brûlante embarquée sur la mer de la connaissance où il voudrait trouver la puissance faisant de lui le grand rival de Dieu. Don Juan de Tirso de Molina et de Molière est le troisième archétype : lui aussi est démoniaque pour qui la femme n'est qu'une abstraction à dépasser et à intégrer dans une chasse qui n'a jamais de fin. Ce qui caractérise donc la sphère de l'esthétique, c'est qu'elle fait de la vie une suite d'essais et qu'elle voit dans l'instant présent un atome de temps qu'il importe de cueillir ; elle donne à croire que le centre est à la fois nulle part et partout, que le devenir est innocent. Elle conduit finalement à un désespoir qui se ment à lui-même e't cherche des consolations dans des actes gratuits : l'hystérisme de l'esthéticien traduit la détresse de l'homme qui ne sait pas bien à quoi se raccrocher. Mais que surgisse quelqu'un qui rapporte les particularités de ce monde fini à une exigence éthique infinie et il fera éclater la contradiction d'où naîtra l'ironie : l'ironiste annonce l'éthicien qui lui décidera de s'investir dans le projet d'un métier et dans celui de fonder une famille en choisissant une compagne. C'est la frivolité même de son désir, son manque de sérieux qui constitue le plus propre de la liberté de cet esthéticien qui provoque le vertige de son angoisse existentielle : à ce stade, la subjectivité de notre homme est inconsistante, elle est affolée par la multiplicité des possibles.
Dans un deuxième temps, c'est encore avec Søren Kierkegaard - Subjectivity, Irony and the Crisis of Modernity, que nous ferons le saut du stade esthétique au stade éthique où au contraire du temps précédent, l'homme s'emploie à tâcher d'en user avec sa liberté de façon parcimonieuse pour fonder cette liberté sur le droit naturel qui légitime le bien-fondé de ses libéralités : à ce stade, l'homme au travers des investissements qu'il accomplit dans un métier et dans le choix d'une compagne pour fonder une famille peut espérer se réaliser pleinement d'abord pour ensuite se corrompre et décliner... L'âme même par ses propres actes prend des habitudes dont elle ne peut pas facilement se défaire... Comme la volonté n'est jamais forcée, on s'imagine que que tout ce qu'on veut, on le veut précisément parce qu'on le veut. On ne pense point que nos volontés s'excitent en nous en conséquence de nos dispositions intérieures parce qu'en effet ces dispositions étant des modifications de notre être propres qui nous sont encore inconnues, elles nous font vouloir de manière qu'il semble que cela ne dépende que de nous : car nous voulons si gaiement que nous croyons que rien ne nous oblige à vouloir. Il est vrai qu'alors rien ne nous oblige à vouloir que nous-mêmes. Mais notre nous-même n'est point notre être purement naturel ou parfaitement libre pour le bien ou pour le mal : c'est notre être disposé à l'un ou à l'autre par des modifications qui le corrompent ou le perfectionnent. Nos déterminations intérieures tiennent au fait que nous sommes déjà engagés par notre passé : nous ne sommes plus nous-mêmes dans notre état naturel, nos actes deviennent souvent pour nous de nouveaux motifs d'agir parce que nous ne voulons pas nous démentir et que nous tenons à rester fidèles à notre passé. La positivité de ce projet se heurte pourtant bientôt à l'hostilité ambiante des corporatismes rivaux : pour s'affirmer, la liberté doit passer les épreuves de la dialectique du maître et de l'esclave. Dans La phénoménologie de l'esprit, Hegel met au prise ces deux personnages dont la formation se fait à la faveur de cette lutte à mort. Au travers de la mauvaise foi des métiers, le travail du négatif accomplit son oeuvre de déconstruction et de destruction. L'homme est né libre, partout il est dans les fers : recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou bien il est fondé à la reprendre, ou bien on ne l'était pas à la lui ôter. Tant qu'un peuple est contraint d'obéir, il fait bien, sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait mieux encore. Dans un Etat, dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit- vouloir et à n'être pas contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. L'homme est libre s'il ne doit obéir à personne qu'à des lois. La liberté est une certaine structure des institutions, un certain système de règles publiques définissant des droits et des devoirs. La liberté de conscience telle qu'elle est définie par la loi permet aux individus de jouir de la liberté de poursuivre leurs intérêts philosophiques ou religieux sans restrictions. John Rawls veut par ailleurs fournir une solution au problème de l'obligation politique, c'est-à-dire expliquer comment et dans quelles circonstances les citoyens sont obligés de respecter les lois, qui sont promulguées par l'État. John Rawls énonce ainsi ses deux premiers principes de justice : « Premier principe : chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous. « Second principe : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La force de la théorie de la justice comme équité repose sur deux points : l'exigence que toute inégalité soit justifiée par le bien des plus désavantagés et la priorité des libertés.
Enfin dans un troisième temps, en prenant en considération cette manière dont les sociétés ont tendance à se re(n)fermer et à se figer dans un ordre qui finit par les paralyser dans des bureaucraties, nous nous appliquerons à la manière de Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique de reconstituer la perspective d'une société ouverte qui puisse faire sa part aux régulations d'un certain libéralisme susceptible de d'innerver une force vivante aux façons dont nous pouvons organiser nos institutions. Bien loin de défendre la liberté du renard dans le poulailler, une telle perspective replace les fonctions et les rôles des appareils d'Etat sur une trajectoire
Il nous faut nous adapter (Barbara Stiegler) : au travers de l'analyse des mécanismes qui régulent les comportements du vivant, à partir de Charles Darwin mais en évitant l'impasse des rapports de force du darwinisme social de Herbert Spencer (le struggle of life), en passant de Walter Lippman (La bonne société) et de John Dewey à Joseph Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie), nous verrons se dessiner la trajectoire d'une société où à partir de compromis et de concessions, l'acteur et le système font converger leurs intérêts...
Conclusion : quand on raisonne sur la liberté de la volonté ou sur le franc-arbitre, on ne demande pas si l'homme peut faire ce qu'il veut mais s'il a assez d'indépendance dans sa volonté même pour le prétendre. On ne demande pas s'il a les jambes libres ou les coudées franches, mais s'il a l'esprit libre et en quoi cela consiste. L'attention est la condition de notre liberté : en tant que faculté de synthèse, l'attention n'est rien d'autre que l'esprit maître de lui-même en possession de ses ressources plénières. Nous refoulons notre désir de liberté parce que l'ouverture à la liberté des possibles nous inquiète et nous inhibe : ce n'est pas parce que les choses nous paraissent difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles nous paraissent difficiles... Nous pouvons apprendre à focaliser cette attention, (nous pouvons du moins la cultiver) par cette faculté de la connaissance que l'on acquiert par une réflexion, par une méditation, par un examen peut-être qui se met en peine de recourir grâce à un calcul sur nos sources d'inspiration à une intuition qui nous délivre des appréhensions de nos inhibitions : la promotion d'un déterminisme probabiliste comme détermination de l'indétermination laisse espérer que nous pourrions rendre cette intuition quasi intellectuelle peut-être plus ou moins prévisible, prédictible et plus ou moins probable ou improbable des événements à venir.