Le livre du confinement : dans " L'Ordre sensoriel "...
A propos de la construction et des changements dans le monde de la perception. Surtout sur les sensations conditionnelles. (Über aufbau und wandlungender wahrnehmungswelt. Insbesondere über bedingte Empfindungen) Über unbermerkte Empfindungen und urteilstaüschungen. À propos des sensations inaperçues et des faux jugements
Avant-propos du traducteur : la prescience de cet ouvrage de 1952 n’a d’égale que la négligence dont il a fait l’objet. Ce promoteur du libéralisme considérait L’Ordre sensoriel comme sa plus importante contribution au savoir. Sa postérité a pourtant longtemps été discrète et souterraine : la théorie de Hayek anticipe de plusieurs décennies les développements des sciences cognitives notamment la théorie de l’identité esprit-cerveau et celle du fonctionnalisme, plus particulièrement le modèle d’explication des phénomènes mentaux le plus précis : le connexionnisme[1]. La théorie défendue dans L’Ordre sensoriel a en outre des incidences sur des questions aussi importantes et diverses que la nature de la conscience, le caractère « absolu » des sensations, la « communicabilité » du contenu qualitatif de nos expériences, les relations entre les différentes modalités sensorielles, le rapport entre les sensations et le comportement, la capacité créative (combinatoire, générative ou « open-ended ») de l’esprit, la distinction entre le « concret » et l’ « abstrait », le débat matérialisme-dualisme, la division des sciences, la théorie de l’évolution ou encore le libre-arbitre. Ceux qui ont été sensibilisé à tâcher de comprendre ce qu’il en est de l’homéostasie découvriront les analogies stimulantes que Hayek donne à voir entre le fonctionnement et l’organisation de l’esprit et ceux du marché[2]. L’Ordre sensoriel contient une théorie complète de l’origine et de la détermination des phénomènes mentaux : les rapports entre l’esprit et le monde physique, entre le mental et le cérébral. Comment le monde des objets physiques est-t-il « traduit » dans le monde subjectif des entités mentales ? Comment sur la base de l’ordre du monde physique, se construit l’ordre sensoriel ? Comment les différents stimuli sont-t-ils traités par notre système nerveux ? Selon la théorie de la détermination de l’ordre des qualités sensorielles, toute notre expérience est dérivée de la capacité de notre système nerveux à classer, déclasser et reclasser, à différents niveaux, les impulsions nerveuses. L’Ordre sensoriel reconstitue les frayages de la formation des entités mentales complexes comme les impressions, les dispositions, les émotions ou la pensée conceptuelle. Précisons quelques points de la traduction : le terme de signifiance a le plus souvent été traduit par « ‘’ signification’’ » avec des guillemets, notamment dans l’expression functionnal signifiance traduite « ‘’signification’’ fonctionnelle » ; les guillemets ont pour fonction de distinguer la signifiance de la signification au sens strict (meaning). Dans d’autres cas, signifiance a été rendue par « importance » ou « portée » selon le contexte. Le terme technique pattern est traduit par « schème » comme dans les expressions pattern of movements, of impulses (schèmes de mouvements, d’impulsions) ; dans de très rares cas, c’est-à-dire non techniques, pattern est traduit par « modèle » ou « configuration ». Lorsqu’il est question de ce qui suit les impulsions premières, comme dans l’expression the following of the primary impulse, nous avons choisi de traduire the following par « la suite » que nous avons préféré à la « traîne » suggérée par Philippe Nemo. Purposive, purposively et purposiveness ont été rendus, respectivement par « dirigé » ou « dirigé vers un but », par « de façon dirigée » et par le barbarisme « directionnalité vers un but » comme dans purposive behavior (comportement dirigé), ou some degree of purposiveness (un certain degré de directionnalité vers un but. Il était tentant de traduire purposive et purposiveness par « intentionnel » et par « intentionnalité », mais ces termes depuis Brentano et Husserl, plus récemment par par John Searle sont devenus trop attachés aux états mentaux alors que les premiers s’attachent surtout au comportement et ne présupposent pas nécessairement l’action ou la présence d’esprit ; si bien qu’un estomac ou un organisme unicellulaire peuvent manifester des ajustements dirigés (purposive adjustements) : on ne pourrait pas dire de ces ajustements qu’ils ont intentionnels. Nous avons gardé le terme « linkage ». Aware est traduit soit par « se rendre compte », soit par « conscient de », awareness par « conscience de » et consciouly aware par « se rendre consciemment compte ». Lorsqu’il est question du caractère comprehensive ou de la comprehensiveness d’un ordre ou d’un niveau d’un ordre hiérarchique, nous avons traduit compréhensive par « englobant », comprehensiveness par « globalité ou « caractère englobant ». Le terme urges quand il figure seul a été rendu par « envies », alors que l’expression sexual urge a été traduit par « pulsion sexuelle ». La psychologie hayekienne repose sur trois axes principaux : le physicalisme, le « relationalisme » et le holisme. Physicaliste : « en quelque sens ultime, les phénomènes mentaux ne sont ‘’ rien que ‘’ des phénomènes mentaux » (8.87). Relationalisme ou structuralisme : l’ordre des qualités sensorielles est un ordre purement relationnel (« ne consiste en rien d’autres »). Le principal problème est de « savoir comment les différentes qualités différent les unes des autres » (1.55)[3]. Enfin Hayek comme Willard Von Ornam Quine et Donald Davidson est holiste en ce sens que n’importe quelle autre qualité sensorielle (son, odeur, chaleur…) (1.58) peut être apparenté ou mis en contraste avec n’importe quelle autre qualité sensorielle : « toute tentative de donner une description exhaustive (d’une qualité sensorielle) rendrait nécessaire une description des relations existant entre toutes les qualités sensorielles » (1.67)
[1] ) Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit ; 2000. Barry Smith « The connexionist mind : A Study of Hayekian Psychology », S.F. Frowen, Hayek, Economist and Social Philosopher, 1997.
[2] ) Voir Philippe Nemo, La société de droit selon Hayek, 1988, Friedrich Hayek et la théorie de l’esprit de Jean-Pierre Cometti et de K. Mulligan, La philosophie autrichienne de Bolzano à Robert Musil et Le libéralisme de Hayek de Gilles Dostaler, Paris La découverte, collection « Repères », 2001.
[3] ) Il vaut à peine de noter que les notions de « qualités sensorielles » sont synonymes de celle de « qualia » qui a donné lieu au débat entre Daniel Dennett (Consciousness Explained, 1991) et David J. Chalmers (The conscious mind, 1996)…
Préface : ce qui justifie que nous nous risquions à entrer dans cette matière, est l’aboutissement d’une Idée qui nous est venue à l’esprit, c’est notre intérêt pour le caractère logique de la théorie sociale : nous avons appris à élaborer cette Idée en nous appliquant à énoncer la nature du problème que nous essayons de résoudre. La psychologie que nous avons travaillé qui nous a conduit à poser ce problème comme nous l’avons fait, est issue du behaviorisme et de l’école de la gestalt, mais également de Charles-Scott Sherrington ou de William James, de Hermann von Helmhotz, de W. Wundt et surtout de L’analyse des sensations de Ernst Mach qui se réfère au concept kantien de la « Ding an sich ». Les sections de ce livre dont nous pouvons être le plus satisfait sont celles du début et de la fin : les deux premiers chapitres et les deux derniers. Nous pouvons par ailleurs faire référence à D.O. Hebb The organisation of behavior : notons encore que cette réflexion est grandement redevable à Karl Raymond Popper, à Ludwig von Bertalanffy, ainsi qu’à J.C. Eccles…
Sommaire
Chapitre premier : La nature du problème
- Qu’est-ce que l’esprit ?
- Le monde phénoménal et le monde physique
- Stimulus, impulsion : la théorie de l’énergie spécifique des nerfs
- Des différences de qualité sont des différences dans les effets
- Le caractère unitaire de l’ordre sensoriel
- L’ordre des qualités sensorielles n’est pas limité à l’expérience consciente
- L’indifférence du behaviorisme envers notre problème
- Les qualités « absolues » des sensations : un problème fantôme
Chapitre 2 : les grandes lignes de la théorie
- Le principe de l’explication
- L’ordre des qualités sensorielles : statique et dynamique
- Le principe de classification
- Classification multiple
- La thèse centrale
Chapitre 3 : Le système nerveux en tant qu’instrument de classification
- Inventaire des données physiologiques
- Hypothèses sur la base desquelles le fonctionnement du principe sera discuté
- Formes élémentaires de classification
- Formes complexes de classification
- La classification des relations entre classes
- Universalité du processus de classification : gestalts et concepts abstraits
Chapitre 4 : sensation et comportement
- Les sensations et l’organisme
- Evolution et ordre hiérarchique du système nerveux central
- Du réflexe spécifique à l’évaluation généralisée
- La proprioception des réponses de niveau inférieur
- Schèmes et réponses motrices
- Besoins et instincts « biogéniques »
- Les émotions et la théorie de James-Lange
Chapitre 5 : la structure de l’ordre mental
- Expérience pré-sensorielle ou « linkage »
- La formation graduelle d’une « carte » reproduisant des relations
- La « carte » et le « modèle »
- Processus associatifs
- Comportements mécaniques et comportements intentionnels
- La relation modèle-objet
Chapitre 6 : conscience et pensée conceptuelle
- Processus mentaux conscients et inconscients
- Critères de conscience
- Le cadre spatio-temporel commun
- L’attention
- Les fonctions de la conscience
- « Concret » et « Abstrait »
- Pensée conceptuelle
Chapitre 7 : confirmations et vérifications de la théorie
- Faits observés dont la théorie rend compte
- Théories plus anciennes comprises comme des cas particulier
- Nouvelles expériences suggérées
- Possibilités de réfutation expérimentale
Chapitre 8 : conséquences philosophiques
- Expérience pré-sensorielle et empirisme pur
- Le phénoménisme et l’inconstance des qualités sensorielles
- Dualisme et matérialisme
- La nature de l’explication
- Explication du principe
- Les limites de l’explication
- La division des sciences et la « liberté de la volonté »
1.1. La nature du sujet de cette étude rend sa première tâche la plus importante et la plus difficile : énoncer clairement le problème auquel elle va essayer de donner une réponse satisfaisante. Nous nous serons d’ici-là déplacé d’une distance considérable vers la solution de notre problème quand nous aurons rendu suffisamment sa signification précise et montré quel genre d’énoncé pourrait être considéré comme une solution.
1.2. La rubrique traditionnelle sous laquelle notre problème a été discuté dans le passé est celle de la « relation » entre l’esprit et le corps, ou entre les événements mentaux et les événements physiques. Il peut être aussi résumé par ces questions : « qu’est-ce que l’esprit ? » ou « quelle est la place de l’esprit dans le domaine de la Nature ? ». Si ces expressions indiquent assez le champ général dans lequel prend place notre enquête, elles ne rendent pas encore suffisamment clair ce que nous voulons savoir. Avant que nous puissions nous demander avec succès comment ces deux genres d’événements sont apparentés les uns aux autres, ou connectés les uns aux autres, nous devons avoir une conception claire des attributs distincts par lesquels ils peuvent être distingués. La difficulté de toute discussion féconde du problème esprit/corps consiste largement dans le fait de décider quelle partie de notre connaissance peut être décrite comme connaissance des événements mentaux en tant que telle, dissociée de notre connaissance des événements physiques.
1.3. En premier lieu, nous tâcherons d’éviter au moins quelques-unes des difficultés de ce problème général en nous concentrant sur une des questions plus définie et plus spécifique. Nous nous demanderons comment les impulsions physiologiques passant par les différentes parties du système nerveux central peuvent être différenciées les unes des autres dans leur « signification » fonctionnelle (functionnel signifiance) d’une manière telle que leurs effets différeront les uns des autres de la même façon dont nous savons que les effets des différentes qualités sensorielles diffèrent les uns des autres. Nous aurons établi une « correspondance » entre des événements physiologiques particuliers et des événements mentaux particuliers si nous réussissons à montrer qu’il peut exister un système de relations existant entre les événements mentaux correspondants et d’autres événements mentaux.
Chapitre 2 : Les grandes lignes de l’explication
V. La thèse centrale
2.46. Nous soutiendrons qu’une classification des impulsions sensorielles qui produit un ordre strictement analogue à l’ordre des qualités sensorielles peut être effectuée par un système de connexions à travers lequel les impulsions peuvent être transmises de fibre à fibre ; et qu’un tel système de connexions, qui est structurellement équivalent à l’ordre des qualités sensorielles, sera construit si, au cours du développement de l’espèce et de l’individu, des connexions sont établies entre des fibres dans lesquelles des impulsions ont lieu au même moment.
2.47. Que de telles connexions, à travers lesquelles des impulsions sont transmises, soient créées à la suite de l’occurrence simultanée d’impulsions sensorielles est une hypothèse presque universellement acceptée, qui semble même indispensable si nous devons rendre compte de faits bien établis tels que les réflexes conditionnés[1], même si nous ne savons pas encore exactement comment elles ont établies ou maintenues. Pour les besoins de notre argument, il n’est pas pertinent de savoir si l’établissement de telles connexions implique, comme il est généralement admis, un changement dans la structure anatomique du système nerveux central (tel que la « formation de nouveaux frayages »), ou si, comme certaines investigations plus récentes le suggèrent, elles sont basées sur des changements physiologiques ou fonctionnels, tels que l’établissement de quelque flux circulaire continu d’impulsions dans certains canaux préexistants[2].
2.48. La transmission d’impulsions de neurone à neurone à l’intérieur du système nerveux central, qui est donc conçu comme constituant l’appareil de classification, pourrait soit se produire entre différents neurones transportant des impulsions premières, soit entre de tels neurones et d’autres neurones (« interneuraux ; « internuncial ») qui ne sont pas directement connectés avec des organes récepteurs. Dans le premier cas, le même événement-une impulsion dans un neurone afférent-peut avoir lieu soit en tant qu’objet primaire de classification, soit en tant que « symbole » classant quelque autre impulsion première. Mais puisque, comme nous le verrons, toutes les impulsions, qu’elles soient première ou secondaires dans ce sens, sont susceptibles d’être sujettes à des actes ultérieurs de classification, et donc d’apparaître aussi bien comme des instruments que comme des objets de classification, cela complique simplement le tableau mais n’altère pas le caractère général du processus.
2.49. Le point sur lequel la théorie de la détermination des qualités mentales, qui sera plus complètement développée au prochain chapitre, diffère de la position prise par pratiquement toutes les théories actuelles en psychologie[3] est donc l’affirmation selon laquelle les qualités sensorielles (ou mentales) ne sont pas en quelque manière attachées originellement aux, ou un attribut originel des impulsions peuvent être transmises de neurone à neurone ; que c’est donc la position de l’impulsion individuelle ou du groupe d’impulsions dans l’ense’mble du système de telles connexions qui lui donne sa qualité distinctive ; que ce système de connexions est acquis au cours du développement de l’espèce et de l’individu par une sorte d’ « expérience » ou d’ « apprentissage » ; et que, pour cette raison, il reproduit, à chaque stade de son développement, certaines relations existant dans l’environnement physique entre les stimuli qui suscitent les impulsions. (Nous verrons au chapitre 4 que cet « environnement physique » à l’intérieur duquel le système nerveux fonctionne inclut le milieu intérieur, c’est-à-dire, l’organisme lui-même, tant qu’il agit indépendamment des centres nerveux supérieurs ; et au chapitre 5, comment cette « expérience » diffère de l’expérience ordinaire du mot).
2.50. L’affirmation centrale peut aussi être exprimée plus brièvement en disant que « nous n’avons pas d’abord des sensations qui sont ensuite préservées par la mémoire, mais que c’est par suite de la mémoire physiologique que les impulsions physiologiques sont converties en sensations. Les connexions entre les éléments physiologiques sont donc le phénomène premier qui crée les phénomènes mentaux ».
2.51. Bien que des suggestions, au sujet d’une théorie des phénomènes mentaux allant dans ce sens, soient implicites dans une bonne partie de la discussion actuelle de ces problèmes par les psychophysiologues, les conséquences d’une application systématique de l’idée de base semblent n’avoir jamais été exactement élaborées de façon consistante. Ce qui suit est à peine plus qu’une tentative d’élaborer les implications principales de cette thèse. Nous verrons que son développement consistant conduit à d’assez importantes conclusions et aide à l’éclaircissement de plusieurs vieilles énigmes.
[1] ) Plus récemment, l’occurrence de telles connexions entre les impulsions sensorielles a également été établie par des expériences psychologiques de W. J. Brodgen, sensory pre-conditioning of human subjects, 1947 et « Sensory pre-conditioning mesured by the facilitation… », 1950…
[2] ) Pour une exposition de ces positions plus récentes, voir E.R. Hilgard et D.G. Marquis, Conditioning an learning, 1940…
[3] ) Il semble que la théorie la plus proche de celle développée ici ait été formulée par D.O. Hebb, The Organisation of Behavior…, 1949…
VII. La division des sciences et la « liberté de la volonté ».
8.87. La conclusion à laquelle notre théorie conduit est donc que, pour nous, non seulement l’esprit dans son ensemble mais aussi tous les processus mentaux individuels doivent à jamais demeurer des phénomènes d’un genre particulier qui, bien que produits par les mêmes principes que ceux qui, comme nous le savons, opèrent dans le monde physique, ne pourront jamais être expliqués, par nous, complètement en termes de lois physiques. Ceux à qui cela fait plaisir peuvent l’exprimer en disant que, en quelque sens ultime, les phénomènes mentaux ne sont « rien que » des processus physiques ; cela toutefois, ne change rien au fait que, en discutant des processus mentaux, nous ne serons jamais capables de nous dispenser de l’emploi de termes mentaux, et que nous devons en permanence nous satisfaire d’un dualisme pratique, basé non pas sur quelque affirmation d’une différence objective entre les deux classes d’événements mais sur les limitations démontrables des pouvoirs de notre propre esprit de comprendre complètement l’ordre unitaire auquel ils appartiennent.
8.88. Du fait que nous ne serons jamais capables d’accomplir davantage qu’une « explication du principe » par lequel l’ordre des événements mentaux est déterminé, il s’ensuit également que nous ne parviendrons jamais à une « unification » complète de toutes les sciences au sens où tous les phénomènes dont elle traite peuvent être décrits en termes physiques[1]. Dans l’étude de l’action humaine, en particulier, notre point de départ devra toujours être notre connaissance directe des différentes espèces d’événements mentaux, qui pour nous, doivent rester des entités irréductibles.
8.89. Le clivage permanent entre notre connaissance du monde physique et de notre connaissance des événements mentaux passe exactement à travers ce qui est communément considéré comme le sujet unique de la psychologie. Puisque la théorie psychologique qui a été esquissée ici ne peut jamais être développée jusqu’au point où elle nous permettrait de substituer à la description d’événements mentaux particuliers des descriptions en termes d’événements physiques particuliers, et puisqu’elle n’a pour cette raison rien à dire au sujet d’espèces particulières d’événements mentaux, mais qu’elle se borne à décrire le genre de processus physiques par lesquels les divers types de processus mentaux peuvent être produits, toute discussion au sujet d’événements mentaux qui veut aller au-delà d’une pure « explication du principe » de ce genre devra commencer par les entités mentales que nous connaissons par l’expérience directe.
8.90. Cela ne signifie pas que nous ne puissions pas être capables, dans un sens différent, d’ « expliquer » des événements mentaux particuliers : cela signifie simplement que le type d’explication que nous visons dans les sciences physiques n’est pas applicable aux événements mentaux. Nous pouvons quand même utiliser notre connaissance directe (« introspective ») des événements mentaux de façon à « comprendre » et même dans une certaine mesure, à prédire les résultats auxquels conduiront des processus mentaux dans certaines conditions. Mais cette psychologie introspective, la partie de la psychologie qui se trouve de l’autre côté du grand clivage qui la sépare des sciences physiques, devra toujours prendre pour point de départ notre connaissance directe de l’esprit humain. Elle dérivera ses énoncés à propos de certains processus mentaux de sa connaissance d’autres processus mentaux, mais elle ne sera jamais capable d’établir un pont entre le domaine du mental et le domaine du physique.
8.91. Une telle verstehende psychologie, qui commence par notre connaissance donnée des processus mentaux, ne sera jamais toutefois capable d’expliquer pourquoi nous devons penser ainsi et pas autrement, pourquoi nous arrivons à certaines conclusions. L’affirmation selon laquelle nous pouvons expliquer notre propre connaissance implique aussi la croyance selon laquelle nous pouvons à tout moment du temps aussi bien agir sur quelque connaissance que posséder quelque connaissance supplémentaire sur la façon dont la première est conditionnée et déterminée. L’idée toute entière de l’esprit s’expliquant lui-même est une contradiction logique – un non-sens dans le sens littéral du mot – et un résultat du préjugé selon lequel nous devons être capables de traiter des événements mentaux de la même manière que nous traitons des événements physiques[2].
8.92. En particulier, il semblerait que tout le but de la discipline, connue sous le nom de « sociologie de la connaissance » - qui vise à expliquer pourquoi les gens en conséquence de circonstances matérielles possèdent des opinions particulières à des moments particuliers – fût fondamentalement mal conçu. Elle vise précisément à ce genre d’explications spécifiques des phénomènes mentaux à partir de faits physiques, un genre d’explication dont nous avons essayé de montrer l’impossibilité. Tout ce que nous pouvons espérer faire dans ce domaine, c’est de viser à une explication du principe telle qu’elle est tentée par la théorie générale de la connaissance ou épistémologie.
8.93. On peut remarquer en passant que ces considérations influent aussi sur la controverse séculaire au sujet de la « liberté de la volonté ». Même si nous pouvions connaître le principe général selon lequel toute action humaine est causalement déterminée par les processus physiques, cela ne signifierait pas que, pour nous, une action humaine particulière pût un jour être reconnaissable comme la conséquence nécessaire d’un ensemble particulier de circonstances physiques. Pour nous, les humains, les décisions doivent toujours apparaître comme la conséquence de la personnalité humaine toute entière – ce qui veut dire l’ensemble de l’esprit d’une personne – que, comme nous l’avons vu, nous ne pouvons pas réduire à quelque chose d’autre[3].
8.94. La reconnaissance du fait que, pour notre compréhension de l’action humaine, les entités mentales familières doivent toujours demeurer les derniers déterminants jusqu’auxquels nous pouvons pénétrer, et que nous ne pouvons pas espérer les remplacer par des faits physiques, est bien entendu de la plus grande importance pour toutes les disciplines qui vise à une compréhension et à une interprétation de l’action humaine. Elle signifie en particulier que les dispositifs développés par les sciences naturelles dans le but spécifique de remplacer une description du monde en termes sensoriels ou phénoménaux par une description en termes physiques perdent leur raison d’être dans l’étude de l’action humaine intelligible. Cela s’applique en particulier à la tentative de remplacer tous les énoncés qualitatifs par des expressions quantitatives ou par des descriptions exclusivement en termes de relations explicites[4].
8.95. L’impossibilité de toute « unification » complète de toute notre connaissance scientifique en une science physique globale a à peine moins d’importance, toutefois, pour notre compréhension du monde physique qu’elle n’en a pour notre étude des conséquences de l’action humaine. Nous avons comment dans les sciences physiques le but est de construire des modèles des connexions des événements dans le monde le monde externe en se séparant des classes connues de nous en tant que qualités sensorielles, et en les remplaçant par des classes explicitement définies par les relations des événements entre eux : nous avons également vu comment, tandis que ce modèle du monde physique devient de plus en plus parfait, son application à un quelconque phénomène particulier dans le monde sensoriel devient de plus en plus incertaine (8.17-8.26).
8.96. Une coordination précise de ce modèle du monde physique ainsi construit avec l’image du monde phénoménal que nos sens nous donne, nécessiterait que nous fussions capables d’achever la tâche des sciences physiques par une opération qui est l’inverse de leur procédure caractéristique (1.21) : nous devrions être capables de montrer de quelle manière les différentes parties de notre modèle du monde physique seront classées par notre esprit. En d’autres termes, une explication complète même du monde externe tel que nous le connaissons, devrait présupposer une explication complète du fonctionnement de nos sens et de notre esprit. Si cette dernière est impossible, nous serons également incapables de fournir une explication complète du monde phénoménal.
8.97. Un tel achèvement de la tâche de la science, qui nous mettrait en position d’expliquer en détail la façon dont notre image sensorielle du monde externe représente les relations existant entre les parties de ce monde, signifierait que cette reproduction du monde devrait inclure une reproduction de cette reproduction (ou un modèle de la relation modèle-objet) qui devrait inclure une reproduction de cette reproduction et ainsi de suite ad infinitum… L’impossibilité d’expliquer complètement n’importe quelle image que notre esprit se forme du monde externe, signifie donc aussi qu’il est à jamais impossible d’expliquer complètement le monde externe « phénoménal ». La conception elle-même d’un tel achèvement de la tâche de la science est une contradiction dans les termes. La quête de la science est donc par nature une tâche sans fin dans laquelle chaque pas en avant crée nécessairement de nouveaux problèmes.
8.98. Notre conclusion, en conséquence, doit être que, pour nous, l’esprit doit demeurer à jamais un domaine à part entière que nous ne pouvons connaître qu’en en faisant directement l’expérience, mais que nous ne serons jamais capables d’expliquer complètement ou de « réduire » à quelque chose d’autre. Même s’il se peut que nous sachions que des événements mentaux du genre de ceux dont nous faisons l’expérience peuvent être produits par les mêmes forces que celles qui agissent dans le reste de la Nature, nous ne pourrons jamais dire quels sont les événements physiques particuliers qui « correspondent » à un événement mental particulier.
[1] ) Le terme de « physique » doit être ici compris dans le sens strict dans lequel il a été défini au chapitre premier et ne pas être confondu avec le sens dans lequel il est utilisé, par exemple par Otto Neurath ou Rudolf Carnap quand ils parlent du « langage physique ». Dans notre sens, leur « langage physique », puisqu’il réfère aux qualités phénoménales ou sensorielles des objets, n’est pas « physique » du tout. Leur emploi de ce terme implique plutôt une croyance métaphysique dans la « réalité » ultime et la constance du monde phénoménal en faveur de laquelle il n’y a que peu de justifications. O. Neurath, Einheitswissenschaft und Psychology, 1933 et Rudolf Carnap, « Logical Foundations of the Unity of Science », 1934. Là comme dans Die Aufbau der welt (La construction logique du monde), le positivisme logique s'est sans doute fourvoyé : il aura donc fallu attendre les travaux de Quine et de Davidson pour dénouer ces problématiques...
[2] ) F.A. von Hayek, « Scientism and the Study of Society », 1944…
[3] ) On peut également mentionner, bien que cela ait peu de rapport immédiat avec notre sujet principal, que puisque le mot « libre » a été formé pour décrire une certaine expérience subjective et peut à peine être défini, excepté par référence à cette expérience, on pourrait au plus affirmer que le terme est sans signification. Mais cela rendrait toute dénégation de l’existence du libre arbitre aussi dénuée de sens que son affirmation.
[4] ) Nous renvoyons ici à la notion que Bertrand Russell s’est employée à si bien éclairer dans son autobiographie notamment de « relation externe ».