Assomption de l’Europe : le système de la liberté comme Système des sensibilités entre Grâce et Dignité...
La mansuétude aussi, cette disposition à pardonner généreusement, procède de la grâce et de la dignité...
Sous le regard d'un absolu : la mansuétude aussi, cette disposition à pardonner généreusement, procède de la grâce et de la dignité...
Sous le regard d'un absolu... Tout porte assez à croire que nous ayons à nous investir d’un savoir originaire, d’un Absolu et inconditionné qui nous laisse à penser qu'au sein même de l'intimité intérieure de notre conscience, (son ipséité), du cœur du sentiment océanique d'une toute puissance, on puisse circonscrire sinon le point de vue géométral d’une vision du monde, du moins une espèce de région cérébrale du Sublime et de l’Absolu, qu’on peut tenir pour être à l’origine du centre névralgique de nos plaisirs, de nos jouissances, de notre conscience, de notre attention et même des souvenirs de l’appareil cognitif de toute notre mémoire. Du point de vue de ce lieu mental et monumental du concept de conscience, au cœur même des représentations sociales qui présuppose donc une étude des théories subjectives de l'intériorité psychique des patients que nous sommes, notamment des profondeurs de nos champs de conscience et de nos capacités d’attention, nous nous efforcerons d’embrasser par une focus spéciale de l’esprit (focus imaginarius p 505 de la Critique de la raison pure de Emmanuel Kant), tous les champs de nos activités. Une telle démarche qui tente de se frayer une voie entre le pensable (ce qui est susceptible d’un jugement) et en même temps l’impensable, s’avère indispensable pour accéder à l’inconditionné, elle donne accès à une méthode qui ouvre un chemin entre le croyable et l’incroyable, entre l’imaginable et l’inimaginable, entre le vraisemblable et l’invraisemblable, entre le concevable et l’inconcevable, entre le compréhensible et l’incompréhensible, entre le réfléchi et l’irréfléchi, entre le volontaire et l’involontaire, entre le conscient et l’inconscient, entre l’implicite et l’explicite, entre le médiat et l’immédiat, entre le probable et l’improbable, entre le dicible et l’indicible. « Le principe propre de la Raison en général, dans son usage logique, est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement, le terme inconditionné qui effectuera l’unité de celle-ci » (p 307 et suivantes). A la manière du Johann Gottlieb Fichte de La doctrine de la science nova methodo qui s’emploie à établir un système des sensibilités (p 218), à la manière du Georges Wilhelm Friedrich Hegel du premier tome de La science de la logique qui (p 249) adopte le point de vue de la substance de Spinoza pour esquisser le schéma d’une décompression dispersive (cette expression est employée par Jean-Paul Sartre dans la Critique de la raison dialectique, p 198) de l’Histoire qui développe les attributs de sa substance. A la manière d’un Friedrich Wilhelm Joseph Schelling qui aurait traversé une philosophie de la mythologie, une philosophie de l’Art, une philosophie de la Révélation et une philosophie de l’Histoire, les Ages du monde, à la manière d’une Introduction de Hannah Arendt à l’ouvrage de Hermann Broch, Création littéraire et connaissance, à la manière de Sören Kierkegaard et de tous ces auteurs de la phénoménologie, nous envisageons de rafraîchir les ouvrages de Raymond Abellio, cette Assomption de l’Europe et La structure absolue pour actualiser et préciser un projet politique pour l’Europe capable de fonder le sens d’une systématique justifiée, raisonnée et à peu près raisonnable, c'est-à-dire acceptable…
I. La Grâce. (texte de Friedrich Schiller)
La fable grecque revêt la déesse de la beauté d’une ceinture douée du pouvoir de conférer la grâce à celui qui la porte, et de lui gagner l’amour. Et précisément cette divinité est accompagnée par les Grâces.
C’est donc que les Grecs distinguaient encore la grâce et les Grâces de la beauté, puisqu’ils exprimaient [la grâce] à l’aide d’attributs distincts de la déesse de la beauté [elle-même]. Toute grâce est belle, car la ceinture de l’attrait amoureux est une propriété de la déesse de Cnide, mais toute beauté n’est pas pour autant grâce, car même sans cette ceinture, Vénus demeure ce qu’elle est. D’après cette même allégorie, la déesse de la beauté est la seule à porter et à conférer la ceinture de l’attrait (des Reizes). Junon, souveraine du ciel, doit d’abord l’emprunter à Vénus lorsqu’elle veut charmer Jupiter sur le mont Ida. La haute noblesse (Hoheit), donc, même si elle a pour ornement un certain degré de beauté (que l’on ne conteste point à l’épouse de Jupiter), n’est pas sûre, sans la grâce, de plaire ; car ce n’est pas de ses propres attraits, c’est de la ceinture de Vénus que la très noble reine des dieux attend sa victoire sur le cœur de Jupiter.
Pourtant, la déesse de la beauté peut se déposséder de sa ceinture et transmettre son pouvoir à une moindre beauté. La grâce n’est donc point une prérogative exclusive du beau, elle peut aussi passer — quoique toujours et seulement des mains de la beauté — à une beauté moindre, ou même à la laideur.
A celui à qui, malgré tous les autres avantages spirituels, manquait la grâce, le pouvoir de plaire, les Grecs conseillaient encore de sacrifier aux Grâces. Ces déesses étaient donc représentées par eux comme les compagnes du beau sexe, mais aussi comme des divinités bienveillantes envers l’homme, et indispensables à lui lorsqu’il veut plaire.
Or qu’est-ce donc que la grâce, si elle se lie certes avec prédilection, mais non point exclusivement à la beauté ; si elle provient certes d’elle, mais n’en manifeste pas moins les effets jusqu’en ce qui est laid ; si, la beauté peut certes subsister sans elle, mais susciter l’inclination seulement par elle ?
Le sentiment délicat des Grecs ne tarda point à distinguer ce que la Raison était encore incapable d’élucider, et, cherchant une expression, il emprunta des images à l’imagination alors que l’entendement ne pouvait encore lui offrir de concepts. Ce mythe est donc tout à fait digne de l’attention du philosophe, qui, du reste doit se contenter de chercher les concepts correspondant aux intuitions où le pur sens naturel dépose ses découvertes, ou en d’autres termes, d’expliquer l’écriture figurée des sensations.
Dépouille-t-on la représentation grecque de son écorce allégorique, et elle ne semble point contenir d’autre signification que celle-ci : la grâce est une beauté mobile, une beauté qui peut naître et tout aussi bien cesser de manière contingente en son sujet. Elle se distingue par-là de la beauté fixe, qui est elle-même nécessairement donnée avec son sujet. Vénus peut ôter sa ceinture et la prêter momentanément à Junon, mais elle ne pourrait faire don de sa beauté qu’en faisant don en même temps de sa personne. Sans ceinture, elle n’est plus Vénus attirante, sans beauté, elle n’est plus Vénus du tout.
Mais cette ceinture, qui symbolise la beauté mobile, présente la particularité de procurer à qui en est orné la propriété objective de la grâce, et elle se distingue ainsi de toute autre parure qui ne transforme point la personne elle-même, mais seulement l’impression subjective qu’elle fait dans la représentation d’un autre. Tel est le sens explicite du mythe grec que la grâce se transforme en propriété de la personne et que celle qui porte la ceinture ne semble pas simplement, mais est réellement aimable.
Une ceinture, d’ailleurs, qui n’est rien de plus qu’une parure accidentelle et extérieure, ne semble pas être une image bien convenable pour désigner la propriété personnelle qu’est la grâce ; mais une propriété personnelle qui est en même temps pensée comme séparable du sujet ne pouvait être symbolisée que par un ornement contingent, qui se laisse séparer de la personne sans préjudice pour elle.
La ceinture représentant l’attrait n’agit donc pas naturellement, puisqu’en ce cas elle ne pourrait rien changer à la personne elle-même, elle agit magiquement, c’est-à-dire que son pouvoir est élevé au-dessus de toutes les conditions naturelles. Cette indication (ce n’est qu’un expédient) devrait résoudre la contradiction où s’embrouille inévitablement le pouvoir de présentation (Darstellungsvermögen) lorsqu’il cherche dans la Nature une expression de ce qui se trouve hors d’elle, dans le règne de la liberté.
Or si la ceinture symbolisant l’attrait exprime une propriété objective qui se laisse détacher de son sujet sans que la nature de celui-ci s’en trouve changée, alors elle ne peut désigner rien d’autre que la beauté du mouvement, car le mouvement est la seule modification qui peut survenir à un objet sans supprimer son identité.
La beauté du mouvement : ce concept satisfait aux deux exigences contenues dans le mythe cité. D'abord, elle est objective, et elle advient à l’objet lui-même, non pas seulement à la manière dont nous l’appréhendons. Ensuite elle est quelque chose de contingent dans l’objet, qui subsiste lorsque nous faisons abstraction en lui de cette propriété.
D’autre part, cette ceinture de l’attrait, même dans une moindre beauté ou dans la laideur, ne perd rien de sa force magique ; ce qui signifie que la moindre beauté, que la laideur, elles aussi, peuvent se mouvoir bellement.
La grâce, dit le mythe, est quelque chose de contingent dans son sujet ; par conséquent seuls des mouvements contingents peuvent posséder cette propriété.
Dans un idéal de beauté, il faut que tous les mouvements nécessaires soient beaux, parce qu’en tant que nécessaires ils appartiennent à sa nature ; la beauté de ces mouvements est donc déjà donnée avec le concept de Vénus ; la beauté du contingent, en revanche, est une extension de ce concept. Il y a une grâce de la voix, il n’y a pas de grâce de la respiration.
Mais doit-on dire que toute beauté des mouvements contingents soit de la grâce ?
Que le mythe grec restreigne la grâce et les Grâces à l’humanité, il est à peine besoin de le rappeler ; il va même plus loin et inclut la beauté de la figure dans les limites du genre humain, genre où, comme on sait, le Grec comprend également ses dieux. Mais si la grâce est une prérogative de la formation humaine, aucun des mouvements que l’homme a en commun avec ce qui est simple Nature ne saurait y prétendre. Si les boucles d’une belle tête pouvaient se mouvoir avec grâce, il n’y aurait plus de raison de ne point en dire autant des branches d’un arbre, des vagues d’un fleuve, des épis d’un champ de blé, des membres des animaux. Mais la déesse de Cnide ne représente que le genre humain, et lorsque l'homme n’est rien de plus qu’une chose naturelle et qu’un être sensible, alors elle cesse d’avoir aucune signification pour lui.
La grâce ne peut donc échoir qu’à des mouvements volontaires, et même seulement à ceux d’entre eux qui sont l’expression de sensations morales. Des mouvements qui n’ont d’autre source que la sensibilité n’appartiennent, si volontaires qu’ils puissent être, qu’à la Nature qui, considérée isolément, ne s’élève jamais jusqu’à la grâce. Si le désir, l’instinct pouvaient se manifester avec grâce, celle-ci ne serait plus digne de servir à l’humanité à s’exprimer.
Et pourtant c’est dans l’humanité et elle seule que le Grec place toute beauté et toute perfection. Pour lui, la sensibilité n’a pas le droit de se montrer si elle le fait sans âme, et il n’est pas moins impossible, pour son sentiment de l’humain, d’isoler l’animalité brute et l’intelligence. De même que, pour toute idée, il forme aussitôt un corps et aspire à incarner même le plus spirituel, de même il exige de toute action instinctive dans l’homme qu’elle exprime sa destination éthique. Pour le Grec la Nature n’est jamais simple Nature ; et c’est pourquoi aussi il ne doit pas rougir de la vénérer ; pour lui la raison n’est jamais simple raison ; et c’est pourquoi aussi il ne doit point trembler de se soumettre à sa règle. Nature et moralité, matière et esprit, terre et ciel confluent avec une merveilleuse beauté dans ses poésies. Il a su introduire la liberté, qui n’a sa demeure que sur l’Olympe, jusque dans les opérations de la sensibilité, et c’est pourquoi on lui passera d’avoir transporté la sensibilité jusque sur l’Olympe.
Or ce sens délicat des Grecs, qui ne leur faisait supporter le matériel qu’en compagnie du spirituel, ne connaît en l’homme aucun mouvement volontaire qui appartiendrait seulement à la sensibilité sans être simultanément une expression du sens moral propre à l’esprit. C’est pourquoi la grâce, pour lui, n’est rien d’autre que cette belle expression de l’âme dans les mouvements volontaires. Là où la grâce se produit, l’âme est donc le principe moteur, c’est en elle que se trouve contenue la raison de la beauté du mouvement. Ainsi cette représentation mythique peut être analysée à l’aide des idées suivantes : « la grâce est une beauté qui n’est pas donnée par la nature, mais produite par le sujet lui-même ».
Je me suis limité jusqu’ici à développer le concept de grâce contenu dans la fable grecque, et je l’ai fait, j’espère, sans lui faire violence. Qu’il nous soit permis maintenant d’y joindre ce qu’une recherche philosophique peut à son tour en dégager, et de considérer s’il est vrai qu’ici, comme en tant d’autres cas, la raison philosophique peut se faire gloire de peu de découvertes que le sens n’ait déjà obscurément pressenties et la poésie déjà révélées.
Vénus, sans sa ceinture et sans les Grâces, nous représente l’idéal de la beauté telle qu’elle peut sortir des mains de la simple nature et telle qu’elle est engendrée par les forces plastiques sans l’intervention d’un esprit [moralement] sensible (empfindend). C’est à bon droit que la fable fait d’une figure divine spéciale la représentante de cette beauté, car déjà le sentiment naturel la distingue tout à fait rigoureusement de celle qui doit son origine à l’influence d’un esprit [moralement] sensible.
Qu’il nous soit permis d’appeler cette beauté formée par la simple Nature, selon la loi de la nécessité, pour la différencier de celle qui se règle sur les conditions de la liberté, la beauté de l’édifice, la beauté architectonique. Par ce nom, je voudrais donc désigner cette partie de la beauté humaine qui n’a pas seulement été exécutée par des forces naturelles (ce qui vaut de tout phénomène), mais qui n’est également déterminée que par ces forces.
Un heureux rapport entre des membres, des contours harmonieux, un teint charmant, une tendre peau, une stature fine et élancée, une voix mélodieuse, etc., autant d’avantages dont l’on est seulement redevable à la Nature et à la fortune : à la Nature qui en créa la disposition et la développa elle-même, à la fortune qui protégea l’activité formatrice de la Nature contre toute intervention de forces hostiles.
Cette Vénus-là naît tout accomplie de l’écume de la mer : accomplie, car elle est une œuvre close, rigoureusement pesée de la nécessité, comme telle incapable de variété et d’extension. Comme en effet elle n’est rien d'autre qu’un bel exposé (Vortrag) des fins que la nature vise à travers l’homme, comme donc chacune de ses propriétés est parfaitement décidée par le concept qui est à son fondement, elle peut — considérée du point de vue de la disposition — être estimée totalement donnée, même si cette disposition ne se développe que sous des conditions temporelles.
La beauté architectonique de la formation humaine doit être bien distinguée de sa perfection technique. Par cette dernière, il faut comprendre le système des fins, telles qu’elles s’unissent les unes aux autres en vue d’une fin dernière plus haute ; par la première, au contraire, simplement une propriété de la présentation de ces fins, telles qu’elles se révèlent au pouvoir d’intuition dans le phénomène.
Lorsque donc on parle de la beauté, l’on ne prend en considération ni la valeur matérielle de ces fins, ni l’artifice formel de leur liaison. Le pouvoir d’intuition ne s’en tient qu’au mode d’apparaître, sans le moindre égard pour la constitution logique d’un objet. Bien que la beauté architectonique de l’édifice humain, donc, soit conditionnée par le concept qui est à son fondement, ainsi que par les fins que la nature vise à travers lui, le jugement esthétique l’isole pourtant complètement de ces fins, et rien d’autre n’est appréhendé (aufgenommen) dans la représentation de la beauté sinon ce qui appartient immédiatement et proprement au phénomène.
L’on ne saurait donc pas non plus dire que la dignité de l’humanité élève la beauté de l’édifice humain. Dans notre jugement sur celle-ci, la représentation de celle-là peut sans doute avoir une influence, mais alors il cesse en même temps d’être un jugement purement esthétique. La technique de la figure humaine est d’ailleurs une expression de la destination [de l’homme], et comme telle elle peut et doit nous emplir de respect. Mais cette technique n’est pas représentée au sens, mais à l'entendement : elle peut seulement être pensée, non pas apparaître. En revanche la beauté architectonique ne peut jamais être une expression de la destination [de l’homme], s’il est vrai qu’elle s’adresse à un pouvoir tout autre que celui qui a à décider de cette destination.
Par conséquent, si c’est à l’homme, de préférence à toutes les autres formations techniques de la Nature, que la beauté est attribuée, cela n’est vrai que dans la mesure où il affirme déjà ce privilège dans le simple phénomène, sans que l’on ait alors besoin de se rappeler son humanité. Comme en effet ce souvenir ne pourrait se produire que par l’intermédiaire d’un concept, ce ne serait plus le sens, mais l’entendement qui serait juge de la beauté, ce qui implique contradiction. La dignité de sa destination éthique, l’homme ne peut donc la faire entrer en ligne de compte, son privilège d’intelligence, il ne peut le faire valoir lorsqu’il veut affirmer le prix de sa beauté ; ici il n’est qu’une chose dans l’espace, qu’un phénomène entre les phénomènes. Dans le monde des sens, il n’est point tenu égard à son rang dans le monde des idées, et si, dans ce monde ci, il doit affirmer sa première place, il ne peut le devoir qu’à ce qui en lui est Nature.
Mais justement cette sienne Nature, nous le savons, a été déterminée par l’idée de son humanité, et ainsi il en va de même médiatement pour sa beauté architectonique. Si donc l’homme se distingue de tous les autres êtres sensibles qui l’entourent par une beauté supérieure, il le doit incontestablement à son humaine destination, qui fournit la raison du seul fait qu’il se distingue en général des autres êtres sensibles. Mais la formation humaine n’est pas belle parce qu’elle est une expression de cette destination supérieure ; car en ce cas cette formation cesserait d’être belle dès qu’elle exprimerait une destination plus basse, et le contraire de cette formation serait beau dès l’instant que l’on pourrait admettre qu’il exprimerait cette destination plus haute. Mais supposé que, face à une belle figure humaine, l’on puisse complètement oublier ce qu’elle exprime, et sans rien changer à son apparition, lui attribuer l’instinct brut d’un tigre, alors le jugement des yeux demeurerait exactement le même, et le sens tiendrait le tigre pour le chef d’œuvre du Créateur.
La destination de l’homme comme intelligence n’a donc part à la beauté de son édifice que dans la mesure où sa présentation, c’est-à-dire son expression dans le phénomène, coïncide (zusammentrifft) en même temps avec les conditions sous lesquelles le beau se produit dans le monde des sens. La beauté elle-même, en effet, doit toujours demeurer un libre effet de la Nature, et l’idée rationnelle qui déterminait la technique de l’édifice humain ne saurait lui conférer, mais seulement lui accorder la beauté.
L’on pourrait sans doute m’objecter que tout ce qui se présente dans le phénomène est exécuté par des forces naturelles, donc que cette origine ne saurait valoir comme caractère exclusif du beau. Il est vrai que toutes les formations techniques sont produites par la Nature, mais ce n’est pas par la Nature qu’elles sont techniques, ou du moins qu’elles sont jugées telles. Techniques, elles ne le sont que par l’entendement, et leur perfection technique a donc déjà de l’existence dans l’entendement avant de passer dans le monde des sens et de devenir phénomène.
La beauté, en revanche, présente cette particularité remarquable qu’elle n’est pas simplement présentée dans le monde des sens, mais y prend tout d’abord sa source ; que la Nature ne se borne pas à l’exprimer, mais la crée. Elle n’est absolument qu’une propriété du sensible, et même l’artiste qui la vise ne peut l’atteindre que pour autant qu’il maintient l’apparence que la Nature l’a formée.
Pour juger la technique de l’édifice humain, il faut recourir à la représentation des fins auxquelles il est conforme, ce dont on n’a nul besoin pour juger la beauté de cet édifice. Le sens seul est ici juge parfaitement compétent, ce qu’il ne pourrait être si le monde des sens (son seul objet) ne contenait toutes les conditions de la beauté et ne suffisait donc parfaitement à l’engendrement de celle-ci. Médiatement, bien sûr, la beauté de l’homme est fondée dans le concept de son humanité, parce que toute sa Nature sensible y est fondée ; mais le sens, comme on sait, s’en tient uniquement à l’immédiat, et pour lui il en va exactement comme si elle était un effet de la Nature tout à fait indépendant.
Il pourrait sembler d’après ce qui précède que la beauté n’a absolument aucun intérêt pour la Raison, puisqu’elle prend naissance seulement dans le monde des sens et ne s’adresse qu’au pouvoir sensible de connaissance. Car après que nous avons séparé du concept de la beauté ce que la représentation de la perfection ne peut laisser de mêler au jugement sur elle, il semble qu’il ne lui reste plus rien qui lui permette d’être l’objet d’une complaisance (Wohlgefallen) rationnelle.
Néanmoins, il est aussi bien établi que le beau plaît à la Raison qu’il est décidé que le beau ne repose sur aucune propriété de l’objet découvrable par la seule raison. Pour résoudre cette contradiction apparente, il faut se souvenir qu’il y a pour les phénomènes deux manières de devenir objets de la Raison et d’exprimer des idées. Il n’est pas toujours nécessaire que la raison extraie ces idées des phénomènes, elle peut aussi bien les y mettre. Dans les deux cas, le phénomène sera adéquat à un concept rationnel, avec cette seule différence que, dans le premier, la raison l’y trouve déjà objectivement et, pour ainsi dire, se borne à le recevoir de l’objet puisque le concept doit être posé pour expliquer la constitution et souvent même la possibilité de l’objet, tandis que, dans le deuxième, la Raison, d’elle-même, prenant ce qui est donné dans le phénomène indépendamment de son concept, en fait une expression de celui-ci, donc traite de manière suprasensible quelque chose de sensible. Là, par conséquent, l’idée est liée de façon objectivement nécessaire avec l’objet, ici, au contraire, elle ne lui est tout au plus liée que de façon subjectivement nécessaire. Je n’ai pas besoin de préciser que j’entends cela de la perfection, et ceci de la beauté.
Comme donc, dans le second cas, il est tout à fait contingent par rapport à l’objet qu’il y ait une Raison qui lie l’une de ses idées à la représentation de cet objet, comme, par suite, la constitution objective de l’objet doit être considérée comme tout à fait indépendante de cette idée, on a parfaitement raison de restreindre objectivement le beau à de pures conditions naturelles et de le considérer comme un simple effet du monde des sens. Mais comme, d’autre part, la Raison fait un usage transcendant de cet effet du monde des sens, et, en lui prêtant une signification supérieure, lui imprime pour ainsi dire son sceau, on a tout autant raison de transporter subjectivement le beau dans le monde intelligible.
Par conséquent, il faut considérer la beauté comme une citoyenne de deux mondes auxquels elle appartient dans un cas par Nature, dans l’autre par adoption ; c’est dans la Nature sensible qu’elle reçoit l’existence, c’est dans le monde rationnel qu’elle obtient son droit de cité. Ce qui explique également le fait que le goût, comme pouvoir de judication du beau, prenne la place intermédiaire entre esprit et sensibilité et lie ces deux Natures méprisantes l’une à l’égard de l’autre en un heureux accord : qu’il gagne à ce qui est matériel le respect de la Raison et suscite vers ce qui est rationnel l’inclination des sens ; qu’il anoblisse des intuitions au rang d’idées et transforme même, d’une certaine façon, le monde des sens en un royaume de la liberté.
Mais quoiqu’il soit contingent, par rapport à l’objet lui-même, que la raison lie l’une de ses idées à sa représentation, il est cependant nécessaire, pour le sujet représentant, de relier à une telle représentation une telle idée. Cette idée, d’une part, et d’autre part le signe sensible lui correspondant dans l’objet, doivent se tenir dans un rapport tel que la raison soit obligée à cette action par ses propres lois immuables. C’est donc dans la Raison elle-même que doit se trouver le motif qui explique qu’elle ne relie, exclusivement, une idée déterminée qu’à un certain mode d’apparition des choses, et c’est donc également dans l’objet que doit se trouver à son tour la Raison pour laquelle il n’évoque, exclusivement, que cette idée et nulle autre. Quelle est par ailleurs cette idée que la Raison transporte dans le beau, et grâce à quelle propriété objective l’objet est-il capable de servir de symbole à cette idée ? C’est là une question beaucoup trop difficile pour n’être traitée qu’en passant, et j’en réserve donc l’élucidation à une analytique du beau.
La beauté architectonique de l’homme est donc, de la manière que je viens d’indiquer, l’expression sensible d'un concept rationnel ; mais elle n’est telle en aucun autre sens et avec aucun droit supérieur que ne l’est en général toute belle formation de la Nature. Par le degré elle dépasse sans doute toutes les autres beautés, mais par l'espèce elle se trouve sur le même rang qu’elles, puisqu’elle ne révèle rien de son sujet sinon ce qui y est sensible et ne reçoit de signification suprasensible que dans la représentation (a). Que la présentation des fins ait réussi de manière plus belle dans l’homme que dans d’autres formations organiques, cela doit être considéré comme une faveur témoignée par la Raison en tant que législatrice de l’édifice humain à la Nature comme exécutrice de ses lois. Sans doute, dans la technique de l’homme, la raison poursuit ses fins avec une nécessité stricte, mais par bonheur ses exigences coïncident avec la nécessité de la Nature, de telle sorte que celle-ci s’acquitte de la tâche prescrite par celle-là en agissant simplement suivant sa propre inclination.
(a) Car, pour le répéter une fois de plus, dans la simple intuition, tout ce qu’il y a d'objectif dans la beauté est donné. Mais comme ce qui confère à l’homme un privilège sur tous les autres êtres sensibles n’apparaît (vorkommt) pas dans la simple intuition, une propriété, du simple fait qu’elle se manifeste dans la simple intuition, ne saurait pour autant rendre ce privilège visible. Sa destination supérieure, qui seule fonde ce privilège, n’est donc point exprimée par sa beauté, et la représentation de celle-là ne peut donc jamais fournir un ingrédient de celle-ci et être incluse dans le jugement esthétique. Ce n’est pas l’idée même dont la formation humaine est l’expression, ce sont seulement ses effets dans le phénomène qui se révèlent au sens. Le simple sens s’élève tout aussi peu au fondement suprasensible de ces effets que (si cet exemple nous est permis) l’homme simplement sensible ne s’élève à l’idée de la cause suprême du monde lorsqu’il satisfait ses impulsions.
Mais cela ne peut valoir que de la beauté architectonique de l’homme, où la nécessité naturelle est soutenue par la nécessité du fondement téléologique qui la détermine. C’est seulement ici que la beauté pouvait être évaluée (berechnet) par rapport à la technique de l’édifice, ce qui n’est plus le cas dès que la nécessité n’est qu’unilatérale et que la cause suprasensible qui détermine le phénomène se transforme de façon contingente. La Nature prend donc soin seule de la beauté architectonique de l’homme, parce qu’ici dès la première disposition, lui a été confiée une fois pour toutes par l’entendement créateur la réalisation de tout ce dont l’homme a besoin pour l’accomplissement de ses fins, et qu’elle n’a donc à redouter aucune nouveauté dans cette sienne opération organique.
Mais l’homme est en même temps une personne, c’est-à-dire un être qui peut être lui-même cause, et certes cause absolument ultime de ses états, un être qui peut se transformer d’après des raisons qu’il va chercher en lui-même. Le mode de son apparaître est dépendant du mode de son sentir et de son vouloir, donc d’états que lui-même détermine en sa liberté, et non pas la Nature en sa nécessité.
Si l’homme était simplement un être sensible, c’est simultanément que la Nature [lui] prescrirait les lois et déterminerait les cas de leur application ; mais aujourd’hui elle partage le pouvoir avec la liberté, et, sans préjudice pour la consistance de ses lois, c’est cependant l’esprit qui désormais décide des cas particuliers.
Le domaine de l’esprit s’étend aussi loin que la Nature est vivante, et il ne se termine point avant que la vie organique se perde dans la masse informe et que cessent les forces animales. Il est bien connu que toutes les forces motrices dans l’homme sont interdépendantes, ce qui permet d’apercevoir comment l’esprit — à ne le considérer même que comme principe du mouvement volontaire — peut étendre ses effets à travers tout son système. Non seulement les instruments de la volonté, mais aussi ceux que la volonté ne peut pas commander immédiatement, font l’épreuve, au moins médiate, de son influence. L’esprit ne la détermine pas seulement par intention en agissant, mais aussi sans intention, en sentant.
Prise pour soi seule, la Nature, comme il est clair d’après ce qui précède, ne peut prendre soin que de la beauté des phénomènes qu’elle a elle-même à déterminer, sans restriction, selon la loi de la nécessité. Mais avec le libre-arbitre intervient en son règne la contingence, et, quoique les changements qu’elle subit sous le régime de la liberté ne se produisent point selon d’autres lois que les siennes propres, ils ne suivent pas pour autant de ces lois. Or comme ce qui importe maintenant à l’esprit, c’est de savoir quel usage il voudra faire de ses instruments, la Nature ne peut plus du tout commander sur cette partie de la beauté qui dépend de cet usage, et elle n’a pas non plus à en répondre.
Et c’est pourquoi l’homme courrait le danger, là précisément où il s’élève par l’usage de sa liberté jusqu’aux pures intelligences, de sombrer comme phénomène (als Erscheinung zu sinken) et de perdre dans le jugement de goût ce qu’il gagne devant le tribunal de la raison. La destination remplie par son agir lui coûterait un privilège dont le favorisait la destination simplement annoncée en son édifice ; et bien que ce privilège ne soit que sensible, nous avons cependant découvert que la Raison lui confère une signification plus haute. La Nature, qui aime l’accord, ne se rend nullement coupable d’une contradiction aussi grossière, et ce qui est harmonique dans le règne de la raison ne saurait se révéler par une dissonance dans le monde des sens.
Tandis donc que la personne ou le libre principe en l’homme prend sur soi de déterminer le jeu des phénomènes, et, par son intervention, ôte à la Nature la puissance de protéger la beauté de son œuvre, il prend lui-même la place de la Nature et, en obtenant une part de ses droits, il contracte une part de ses obligations. En mêlant à son propre destin la sensibilité subordonnée à lui, en la faisant dépendre de ses propres états, l’esprit se fait en quelque sorte lui-même phénomène, il s’avoue sujet de la loi qui gouverne tous les phénomènes. C’est pour lui-même qu’il s’oblige à laisser subsister la Nature dépendante de lui, même lorsqu’elle est à son service, et à ne point agir à l’encontre du devoir antérieur auquel elle-même [la Nature] se conformait. J’appelle la beauté un devoir des phénomènes, parce que le besoin qui lui correspond dans le sujet est fondé dans la raison elle-même, et qu’il est donc universel et nécessaire. Je l’appelle un devoir antérieur, parce que le sens a déjà jugé avant que l’entendement ne commence son opération.
La liberté, donc, régit maintenant la beauté. La Nature a fourni la beauté de l’édifice, l’âme fournit la beauté du jeu. Et désormais nous savons aussi ce qu’il nous faut entendre sous le nom de grâce. La grâce, c’est la beauté de la figure sous l’influence de la liberté, c’est la beauté des phénomènes que la personne détermine. La beauté architectonique fait honneur à l’auteur de la Nature, la grâce fait honneur à son possesseur. Celle-là est un talent, celle-ci un mérite personnel.
La grâce ne peut échoir qu’au mouvement, car un changement dans l’esprit (Gemüt) ne peut se révéler dans le monde sensible que comme mouvement. Mais cela n’empêche que des traits solides et calmes ne puissent montrer eux aussi de la grâce. Ces traits fermes n’étaient à l’origine rien d’autre que des mouvements qui, souvent renouvelés, devinrent habituels et imprimèrent des traces persistantes (a).
(a) C’est pourquoi Home prend le concept de grâce dans un sens bien trop étroit lorsqu’il écrit (Grundsatze der Kritik, dernière éd., II, 39) que, « si la personne la plus gracieuse est en repos et ne se meut ni ne parle, nous perdons de vue sa propriété de grâce, comme une couleur dans l’obscurité ». Non, nous ne saurions la perdre de vue tant que nous percevons sur la personne endormie les traits qu’un doux et bienveillant esprit a formés; et justement la partie la plus précieuse de la grâce demeure, celle qui s’est cristallisée en des traits à partir des gestes, et qui donc met au jour en de belles sensations l’habileté formatrice de l’esprit (Gemüt). Mais lorsque le rectificateur de l’ouvrage de Home croit corriger son auteur par cette remarque (vol. cité, p. 459) : « la grâce ne se restreint pas seulement aux mouvements volontaires, et une personne endormie ne cesse pas d’être attirante », en joignant cette raison : « car en cet état les mouvements involontaires, doux, donc d’autant plus gracieux deviennent pour la première fois visibles », il supprime totalement ce concept de grâce que Home n’avait que le tort de restreindre. Des mouvements involontaires, dans le sommeil, s’ils ne sont point des répétitions mécaniques de mouvements volontaires, ne sauraient être du tout gracieux, loin de l’être de manière privilégiée, et si une personne endormie est attirante, ce n’est nullement par les mouvements qu’elle fait, mais bien par ses traits, qui témoignent de mouvements antérieurs.
Mais tous les mouvements de l’homme ne sont pas capables de grâce. La grâce n’est jamais que la beauté de la figure mue par liberté, et des mouvements qui appartiennent simplement à la nature ne peuvent jamais mériter ce nom. Il est vrai qu’un esprit vivace finit par étendre sa puissance sur presque tous les mouvements de son corps, mais lorsque la chaîne qui relie un beau trait à des sensations morales devient très longue, celui-ci devient une propriété de l’édifice et peut encore à peine être porté au compte de la grâce. Finalement l’esprit forme jusqu’à son corps, et l’édifice lui-même doit suivre le jeu, de telle sorte qu’il n’est pas rare que la grâce se transforme en beauté architectonique.
De même qu’un esprit mauvais, en conflit avec lui-même, fait sombrer même la plus sublime beauté de l’édifice, au point que, dans les mains indignes de la liberté, l’on ne parvient même plus à reconnaître le magnifique chef d’œuvre de la nature, de même l’on voit parfois une âme sereine et en elle-même harmonique venir au secours de la technique liée par des obstacles, rendre sa liberté à la Nature et déployer, en la nimbant d’une gloire divine, la figure encore enveloppée et étouffée. La Nature plastique de l’homme possède en elle-même des ressources infiniment nombreuses pour compenser ses négligences et corriger ses erreurs, dès l’instant que l’esprit éthique veut bien la soutenir dans son œuvre formatrice ou parfois consent simplement à ne la point troubler.
Mais comme les mouvements fixés (j’entends par là des gestes devenus traits) ne sont pas non plus exclus de la grâce, il pourrait sembler que, comme Mendelssohn l’affirme en effet (b Philosophische Schriften, I, 90.), il faille également mettre à son compte la beauté des mouvements apparents ou imitatifs (les lignes en forme de flamme ou de serpent, par exemple). Mais ce serait là ni plus ni moins étendre le concept de grâce au concept de beauté en général ; car toute beauté, en dernière instance, n’est qu’une propriété du mouvement vrai ou apparent (objectif ou subjectif), ainsi que j’espère le prouver dans une analyse du beau. Ne peuvent au contraire montrer de la grâce que des mouvements qui correspondent en même temps à une sensation.
La personne — l’on sait désormais ce que je veux dire par ce terme — prescrit les mouvements au corps soit par sa volonté, lorsqu’elle veut réaliser dans le monde sensible un effet représenté, et alors les mouvements sont dits volontaires ou intentionnels, ou bien ceux-ci adviennent, sans la volonté de la personne, suivant une loi de la nécessité, mais sur l’incitation d’une sensation, et alors je les appelle des mouvements sympathiques. Bien que ces derniers soient involontaires, et fondés dans une sensation (Empfindung), il n’est pas permis cependant de les confondre avec ceux que déterminent le pouvoir sensible de sentir (das sinnliche Gefühlvermögen) et l’impulsion naturelle ; car cette impulsion n’est pas un principe libre, et ce qu’elle accomplit n’est pas une action de la personne. Par les mouvements sympathiques dont il est ici question, je n’entends donc que ceux qui servent d’accompagnement à la sensation morale ou à la disposition [d’esprit] (Gesinnung) morale.
Mais, de ces deux espèces de mouvement fondées dans la personne, laquelle est-elle capable de grâce ? Telle est la question qui se pose maintenant à nous. Ce que le Ton (la tonalité affective de la Stimmung) est obligé, en philosophie, de séparer n’est pas pour autant séparé dans la réalité. C’est ainsi que le Ton trouve rarement des mouvements intentionnels sans mouvements sympathiques, puisque la volonté, cause de ceux-là, se détermine suivant des sensations morales qui sont la source de ceux-ci. Tandis qu’une personne parle, nous voyons en même temps ses regards, ses traits de visage, ses mains, et même souvent tout son corps parler avec elle, et il n’est pas rare qu’il faille considérer la partie mimétique de la conversation comme la plus éloquente.
Mais même un mouvement intentionnel peut en même temps être considéré comme un mouvement sympathique, comme il advient lorsqu’au volontaire en lui se mêle quelque chose d’involontaire.
En effet la façon dont est accompli un mouvement volontaire n’est pas déterminée si exactement par sa fin qu’il ne doive aussi y avoir plusieurs manières suivant lesquelles il puisse être accompli. Or ce qui est alors laissé dans l’indétermination par la volonté ou la fin peut être déterminé sympathiquement par l’état de sensation de la personne et servir ainsi d’expression à cet état. Étendant mon bras pour prendre un objet, je réalise une fin, et le mouvement que je fais est prescrit par le but que je veux ainsi atteindre. Mais le chemin que je fais prendre à mon bras jusqu’à l’objet, la mesure en laquelle j’accompagne ce geste du reste de mon corps, la rapidité ou la lenteur, la plus ou moins grande dépense de force avec laquelle je veux exécuter le mouvement — dans le calcul exact de tout cela je ne m’engage point à l’instant même, de telle sorte qu’ici quelque chose demeure confié à la nature en moi. Et pourtant il faut bien que toutes ces conditions que ne détermine pas la simple finalité soient décidées d’une manière ou d’une autre, et ici, donc, la manière de sentir peut imprimer la première impulsion et déterminer, par le ton qu’elle donne, la manière propre au mouvement.
Mais la part que l’état de sensation de la personne prend à un mouvement volontaire en constitue la part involontaire, et c’est aussi là qu'il faut chercher la grâce.
Un mouvement volontaire, s’il ne se lie point en même temps avec un mouvement sympathique ou, ce qui revient au même, s’il ne se mêle point à quelque chose l’involontaire ayant son fondement dans l’état de sensation moral de la personne, ne peut jamais manifester de grâce, car la grâce requiert toujours un état d’esprit (Gemüt) comme cause. Le mouvement volontaire succède à une action de l’esprit qui est donc passée lorsque le mouvement a lieu.
Le mouvement sympathique, au contraire, accompagne l’action de l’esprit et son état de sensation, par lequel il est engagé à cette action, par conséquent il doit être considéré comme concomitant avec l’une et l’autre.
Il appert déjà de cela que le premier [mouvement], qui ne découle pas immédiatement de la disposition [morale] de la personne, n’en peut pas être non plus une présentation. Car entre l’intention [morale] et le mouvement même s’intercale la décision qui, considérée pour soi, est quelque chose de tout à fait indifférent ; le mouvement est effet de la décision et de la fin, non pas cependant de la personne et de sa disposition morale.
Le mouvement volontaire est lié de manière contingente avec la disposition [morale] le précédant, le mouvement concomitant au contraire lui est lié de manière nécessaire. Celui-là se rapporte à l’esprit comme le signe linguistique conventionnel à l’idée qu’il exprime, tandis que le mouvement sympathique ou concomitant s’y rapporte comme le son passionné à la passion. Le premier, donc, n’est point par nature, mais simplement par usage une présentation de l’esprit. Par conséquent, l’on ne saurait dire que l’esprit se révèle dans un mouvement volontaire, puisque celui-ci exprime seulement la matière de la volonté (la fin), non sa forme (la disposition [morale]). De celle-ci, seul le mouvement concomitant peut nous instruire (a).
(a) Lorsqu’un événement se produit devant une assemblée nombreuse, il peut se faire que chaque assistant ait sa propre opinion de la disposition [morale] de la personne qui agit, si fortuite est la liaison des mouvements volontaires à leur cause morale. En revanche, que cette personne aperçoive soudain dans cette même société un ami qu’elle chérit ou un ennemi qu’elle déteste, l’expression sans équivoque de son visage mettra promptement et exactement à jour les sentiments de son cœur, et le jugement de toute la société sur l’état sensible actuel de cet homme, selon toute vraisemblance, sera parfaitement unanime ; car l’expression est ici liée avec sa cause dans l’esprit par la nécessité naturelle.
Par suite on pourra sans doute, des propos d’un homme, inférer ce pour quoi il veut être tenu, mais quant à ce qu'il est réellement, cela on doit tenter de le deviner au débit mimique de ses paroles, à ses gestes, bref à des mouvements qui lui sont involontaires. Toutefois, si l’on apprend qu’un homme peut aussi vouloir ses traits de visage, dès l’instant de cette découverte, on cesse de faire confiance à son visage, et l’on ne veut plus considérer ses traits comme une expression de ses dispositions.
Par ailleurs, un homme peut fort bien, par l'art et l’étude, parvenir réellement à soumettre à sa volonté jusqu’à ses mouvements concomitants, et, tel un habile illusionniste, imprimer sur le miroir mimique de son âme la figure qu’il veut.
Seulement chez un tel homme tout devient mensonge, toute la nature est engloutie par l’art. La grâce, au contraire, doit toujours être naturelle, c'est-à-dire involontaire (ou au moins le paraître), et le sujet lui-même n’a pas le droit de donner l’apparence qu'il est conscient de sa propre grâce.
Par là on aperçoit aussi incidemment ce qu’il faut penser de la grâce feinte ou apprise (je l’appellerais volontiers la grâce de théâtre, ou de maître à danser). Elle est un digne répondant de la beauté que confectionnent, devant un miroir, du carmin et du fond de teint, de fausses boucles, de fausses gorges et des baleines, et elle est à peu près à la vraie grâce ce qu’est la beauté de toilette à la beauté architectonique (b) Sur un sens mal exercé, toutes deux peuvent produire exactement le même effet que l’original qu’elles imitent, et, si l’art est grand, tromper même le connaisseur. Mais la contrainte, l’intention finiront toujours par se trahir à quelque trait, et alors l’indifférence, si ce n’est le mépris ou le dégoût, en seront la suite irrémédiable.
Dès que nous remarquons que la beauté architectonique est faite, nous voyons précisément disparaître de l’homme (comme phénomène) une part égale à celle qui, venant d’un domaine naturel étranger, lui a été surajoutée, et comment donc, nous qui ne pardonnons point qu’un privilège contingent soit rejeté, comment devrions-nous considérer avec plaisir, ou même avec indifférence, cet échange où une partie de l’humanité a été sacrifiée au profit de la nature commune ? Comment, même si nous pouvions pardonner l’effet, ne mépriserions-nous pas l’imposture ? Dès que nous observons que la grâce est le fruit de l’artifice, aussitôt notre cœur se ferme, aussitôt s’enfuit l’âme qui s’élançait vers elle. Nous ne voyons plus que de l’esprit transformé en matière, et la céleste Junon faire place à un simulacre.
(b) Je suis tout aussi éloigné, en faisant cette comparaison, de contester au maître à danser le mérite qu’il peut avoir dans une grâce véritable qu’à l’acteur la prétention qu’il y peut élever. Sans aucun doute le maître à danser apporte une aide à la vraie grâce en procurant à la volonté la maîtrise de ses instruments, et en écartant les obstacles que la masse et la pesanteur opposent au jeu des forces vivantes. Ce qu’il ne peut obtenir que grâce aux règles propres à maintenir le corps dans une discipline salutaire, et, tant que l’inertie s’oppose à celle-ci, en étant et en paraissant — comme il en a le droit — rigide, c’est-à-dire contraignant. Mais lorsqu’il laisse son élève sortir de l’école, il faut que la règle, en celui-ci, ait déjà fait son office, de façon à n’avoir point besoin de raccompagner dans le monde : bref, il faut que l’œuvre de la règle soit devenue Nature.
Le peu d’estime avec lequel je parle ici de la grâce de théâtre, d’autre part, ne s’adresse qu’à la grâce feinte, que je ne vois point de raison de proscrire moins sur une scène que dans la vie. Je confesse qu’un acteur ne me plaît pas, qui a étudié la grâce à sa toilette, à quelque degré que l’on suppose qu’il en a réussi l’imitation. Les exigences que je présente à un acteur sont celles-ci : 1 — Vérité de la présentation et 2 — beauté de la présentation. Or j’affirme que l’acteur, en ce qui concerne la vérité de la présentation, doit tout produire par art et rien par nature, sous peine de n’être point artiste; et je l’admirerai si j’apprends ou vois que lui qui interprète magistralement un Guelfo en fureur est en réalité un homme d’un caractère doux ; en revanche, j ’affirme aussi qu’en ce qui touche la grâce de la présentation, il n’a le droit de rien devoir du tout à l’art, et que tout ici doit être en lui œuvre spontanée (freiwillig) de la nature.
Si, tout en admirant la vérité de son jeu, je m’avise que ce caractère ne lui est pas naturel, je ne l’en estimerai que plus ; mais si, malgré la beauté de son jeu, je m’avise que les mouvements gracieux ne lui sont pas naturels, je ne pourrai me retenir de m’irriter contre l’homme qui a été obligé ici d’appeler l’artiste à la rescousse. La raison en est que l’essence de la grâce disparaît avec son caractère naturel, et que la grâce est une requête que nous nous croyons autorisés à adresser au simple homme. Or que répondrai-je à l’artiste mimique qui voudrait bien savoir comme parvenir à une grâce qu’il n’a pas le droit d’apprendre ? Eh bien, qu’il doit d’abord prendre soin que l’humanité parvienne en lui-même à maturation, et puis qu’il se jette à l’eau, et, puisque tel est son métier, qu’il représente cette humanité-là sur la scène...
Mais si la grâce doit être ou paraître quelque chose d’involontaire, nous ne la cherchons cependant que dans des mouvements qui dépendent plus ou moins de la volonté. Sans doute l’on attribue aussi de la grâce à un certain langage des gestes et l’on parle d’un sourire gracieux, de l’attrait d’un visage rougissant, et ce ne sont bien, dans les deux cas, que des mouvements sympathiques dont la sensation seule décide, et non point la volonté. Mais sans parler du fait que cela est en notre pouvoir, et que l’on peut encore douter si ceci appartient proprement à la grâce, il demeure que la plupart des cas où la grâce se révèle proviennent du domaine des mouvements volontaires. L’on exige la grâce de la parole et du chant, du jeu volontaire des yeux et de la bouche, des mouvements des mains et des bras lorsqu’ils sont volontairement utilisés, de la marche, du maintien du corps, de la position, bref de l'attestation totale de l’humain par lui-même pour autant qu’elle est en son pouvoir. Mais des mouvements humains qu’exécute d'elle-même l’impulsion naturelle, ou un affect devenu souverain, et qui sont donc sensibles par leur origine, nous réclamons tout autre chose que de la grâce, comme il apparaîtra par la suite. De tels mouvements appartiennent à la Nature et non pas à la personne, source unique de toute grâce.
Si donc la grâce est une propriété que nous exigeons des mouvements volontaires, et si d’autre part tout caractère volontaire doit cependant être banni de la grâce, nous devrons la chercher dans ce que des mouvements intentionnels peuvent comporter de non intentionnel, mais qui en même temps correspond dans l’esprit à une cause morale.
Ce qui se trouve ainsi caractérisé, du reste, c’est simplement le genre des mouvements parmi lesquels il faut chercher la grâce ; mais un mouvement peut avoir toutes ces qualités sans être pour autant gracieux. Il est alors simplement parlant (mimique).
J’appelle parlant (au sens le plus large) tout phénomène corporel qui accompagne ou exprime un état d’âme. Sont donc parlants en ce sens-là tous les mouvements sympathiques, y compris ceux qui servent d’accompagnement à de simples affections de la sensibilité.
Des formations animales, elles aussi, peuvent parler, dans la mesure où l’extérieur y révèle l’intérieur. Mais c’est ici la Nature et elle seule qui parle, jamais la liberté. Dans la figure permanente et les traits architectoniques fixes de l’animal la Nature annonce sa finalité, dans les traits mimiques elle témoigne de l’éveil ou de la satisfaction du besoin. L’anneau de la nécessité passe par l’animal comme par la plante, sans être brisé par une personne. L’individualité de l’existence animale n’est que la représentation particulière d’un concept général de la Nature, la singularité de son état actuel est simplement l’exemple de la réalisation d’une fin naturelle sous des conditions naturelles déterminées.
Mais parlante au sens strict, ne l’est que la formation humaine, et encore seulement dans celles de ses manifestations phénoménales qui accompagnent, en lui servant d’expression, son état de sensation moral.
Dans celles-là seulement, s’il est vrai que dans toutes les autres l’homme occupe le même rang que tous les autres êtres sensibles. Dans sa figure permanente et ses traits architectoniques, en effet, c’est simplement la nature, tout comme dans l’animal et tous les êtres organiques, qui expose son intention. Sans doute l’intention de la Nature, dans l’homme, peut aller beaucoup plus loin que dans ces autres êtres, et la liaison des moyens mis en œuvre pour l’atteindre contenir plus d’art et de complexité, mais tout cela doit tout au plus être porté au compte de la Nature, et ne saurait tourner au privilège de l’homme.
Dans l’animal et dans la plante, la Nature ne se borne pas à fournir la destination, elle la réalise aussi, et à elle seule. A l’homme, en revanche, elle fournit simplement sa destination en lui confiant le soin de l'accomplir lui-même. C’est là seulement ce qui fait de l’homme un homme.
Parmi tous les êtres connus, l’homme en tant que personne a seul la prérogative de s’insérer par la volonté dans l’anneau de la nécessité, infrangible pour de simples êtres naturels, et d’y commencer en lui-même une série toute neuve de phénomènes.
L’acte par lequel il en prend l’initiative porte éminemment le titre fraction, et les opérations qui suivent une telle action sont exclusivement ses actes, ses «faits ». Il peut donc prouver par ses seuls actes qu’il est une personne.
La formation de l’animal n’exprime pas seulement le concept de sa destination, mais aussi le rapport de son état présent à cette destination. Or comme chez l’animal la Nature donne et réalise tout à la fois la destination, la formation de l’animal ne peut jamais exprimer autre chose que l’œuvre de la Nature.
Comme la Nature donne certes à l’homme la destination, mais en confie à sa volonté la réalisation, le rapport présent de son état à sa destination ne peut être l’œuvre de la Nature, mais il doit être son œuvre propre. L’expression de ce rapport dans sa formation n’appartient point, par conséquent, à la Nature, mais à lui-même, à sa Nature, c’est-à-dire qu’elle est une expression personnelle. Si donc nous apprenons de la partie architectonique de sa formation l’intention que la Nature a poursuivie à travers lui, nous apprenons de la partie mimique de cette même formation ce que lui-même a fait pour remplir cette intention.
De la figure humaine, donc, nous ne nous contentons pas d’attendre qu’elle nous mette sous les yeux simplement le concept universel de l’humanité ou ce que la Nature, par exemple, a opéré en cet individu pour accomplir ce concept, puisque cela, l’homme l’aurait en commun avec toute formation technique. Nous attendons encore qu’elle nous révèle simultanément en quelle mesure il est allé librement à la rencontre de la fin naturelle, bref qu’elle manifeste un caractère. Dans le premier cas on voit bien que c’est un homme qu’avec lui la Nature a projeté ; mais seul le second cas révèle s’il l’est effectivement devenu.
La formation d’un homme n’est donc sa formation que dans la mesure où elle est mimique — mais il faut dire aussi que c’est seulement pour autant qu'elle est mimique qu'elle est sienne. Car même si la plus grande partie de ces traits mimiques, même si tous étaient une simple expression de la sensibilité et pouvaient donc échoir à l’homme comme pur animal, il n’en reste pas moins qu’il a été destiné à, et qu’il est capable de restreindre la sensibilité par sa liberté. La présence de tels traits atteste donc le non usage de cette capacité et le non remplissement de cette destination ; moralement, elle est donc tout aussi certainement parlante que l’omission d’une action que le devoir commandait est elle-même une action.
Des traits parlants, qui sont toujours une expression de l’âme, il faut distinguer les traits muets que trace dans la formation humaine la simple Nature plastique pour autant qu’elle agit indépendamment de toute influence de l’âme. J’appelle ces traits muets parce que, tels des chiffres incompréhensibles de la nature, ils gardent le silence sur le caractère. Ils montrent simplement la singularité de la Nature en son expression (Vortrag) générique, et souvent ils suffisent à eux seuls à distinguer l'individu, mais ils ne peuvent jamais rien révéler de la personne. Pour le physiognomoniste, ces traits muets ne sont nullement vides de signification, puisque le physiognomoniste ne veut pas simplement savoir ce que l’homme a fait lui-même de lui-même, mais aussi ce que la Nature a fait pour et contre lui.
Il n’est pas si aisé de marquer la frontière où cessent les traits muets et où commencent les traits parlants. La force formatrice uniformément agissante et l’affect sans loi luttent incessamment pour défendre leur domaine ; et ce que la Nature a bâti avec une silencieuse et inlassable activité est souvent renversé par la liberté qui, tel un fleuve gonflé, déborde ses rives. Un esprit vivace s’assure une influence sur tous les mouvements corporels, et à la fin il en arrive, de façon médiate, à transformer par la force du jeu sympathique les formes fixes de la Nature, pourtant inaccessibles à la volonté. Chez un tel homme tout finit par devenir trait de caractère, comme nous le voyons sur maint visage qu’ont travaillé en profondeur une longue vie, des destinées extraordinaires et un esprit actif. Dans de telles formes, seul l’élément générique appartient à la Nature plastique, tandis que toute l’individualité de l’exécution revient à la personne ; et c’est pourquoi l’on dit à bon droit que tout est âme en une semblable figure.
Inversement les disciples serviles de la règle (qui peut sans doute calmer la sensibilité, mais non pas éveiller l’humanité) ne savent montrer, dans leur formation plate et inexpressive, que le seul doigt de la nature. L’âme oisive est dans son corps une hôtesse discrète, une voisine paisible et tranquille pour la force motrice livrée à elle-même. Nulle pensée pénible, nulle passion ne trouble le rythme calme de la vie physique ; jamais l'édifice n’est mis en péril par le jeu, jamais la liberté ne trouble la vie végétative.
Comme la paix profonde de l’esprit ne saurait causer de considérable dépense de forces, celle-ci ne dépassera jamais la recette, et l’économie animale sera même toujours excédentaire. De la petite somme de bonheur que celle-ci lui a confiée, l’esprit se fait le ponctuel administrateur, et toute sa gloire est de tenir son livre en ordre. Le résultat ne sera pas autre que celui que peut jamais atteindre l’organisation, et les opérations de nutrition et de génération seront prospères. Une si heureuse entente entre la nécessité naturelle et la liberté ne peut que paraître favorable à la beauté architectonique, aussi bien est-ce là qu’elle se laisse observer en toute sa pureté.
Mais les forces naturelles universelles mènent, on le sait, une guerre éternelle contre les forces particulières ou organiques, et la cohésion et la pesanteur finissent toujours par contraindre la technique la plus savante. C’est pourquoi la beauté architectonique, elle aussi, considérée comme simple produit naturel, a ses périodes déterminées de floraison, de maturité et de déclin, que le jeu peut sans doute accélérer, mais non point retarder ; et son terme est habituellement atteint lorsque la masse se rend progressivement maîtresse de la forme et que l’impulsion vivante de la formation creuse elle-même son propre tombeau dans le matériau qu’elle a accumulé (a).
(a) C’est pour cela que l’on trouvera souvent aussi que de telles beautés d’édifice, dès le milieu de l’âge, s’épaississent notablement sous l’effet de l’obésité ; qu’au lieu de tendres et imperceptibles linéaments de la peau, s’y creusent des ravines et des plis boudinés ; que le poids, insensiblement, étend son influence sur la forme, et que le jeu attrayant et varié de belles lignes de surface se perd en un rembourrage uniforme de graisse. La Nature reprend ce qu’elle a donné.
J’observe incidemment qu’il se produit parfois quelque chose de semblable dans le cas du génie, qui a en général bien des points communs, en son origine comme en ses effets, avec la beauté architectonique. Comme elle, le génie est un simple produit naturel, et, conformément à la mentalité perverse des hommes qui réservent précisément leur plus grande estime à ce qu’aucun précepte ne saurait recommander d’imiter ni aucun mérite permettre d’atteindre, la beauté est plus admirée que l’attrait, et le génie plus que la force acquise de l’esprit. Ces deux favoris de la Nature, malgré toutes leurs dégénérescences (qui font souvent d’eux un objet de mépris légitime) sont considérés comme une sorte de noblesse, de caste supérieure, sous prétexte que leurs privilèges dépendent de conditions de la Nature et échappent ainsi à tout choix.
Mais comme il en va de la beauté architectonique si elle ne se soucie point assez tôt de prendre la grâce pour assistante et suppléante, ainsi en va-t-il du génie lorsqu’il néglige de se renforcer par des principes, par le goût et parle savoir. Comme toute sa ressource consiste en une imagination vivace et florissante (et la Nature ne saurait le favoriser d’autres avantages sensibles), il fera bien de songer un jour à s’assurer de ce don équivoque par le seul usage qui soit propre à faire de faveurs naturelles des biens spirituels : en donnant forme à la matière ; car l’esprit ne peut rien dire sien sinon ce qui est forme. Si une force rationnelle correspondante ne la domine, la force naturelle sauvagement libérée, exubérante, se rendra maîtresse de la liberté de l’entendement et l’étouffera exactement comme la masse, dans la beauté architectonique, finit par opprimer la forme.
L’expérience fournit de ce que je viens de dire des témoignages nombreux, spécialement chez ces génies poétiques devenus plus tôt célèbres qu’adultes et dont c’est souvent, comme chez mainte beauté, la jeunesse qui faisait tout le talent. Mais sitôt passé ce bref printemps, lorsque l’on s’enquiert des fruits qu’il avait fait espérer, l’on ne trouve guère que ces produits spongieux et souvent atrophiés qu’a engendrés une impulsion formatrice aveugle et mal dirigée. L’on attendait que le matériau se fût anobli en devenant forme, que l’esprit formateur eût déposé des idées dans l’intuition, et voici que, comme tout autre produit naturel, les siens sont demeurés captifs de la matérialité : les météores si prometteurs ressemblent à des lanternes tout à fait communes — souvent même ils leur sont inférieurs. Car parfois il arrive que l’imagination poétisante (poetisierend), elle aussi, sombre à nouveau complètement dans la matière dont pourtant elle était parvenue à se dégager, et qu’elle ne dédaigne pas, lorsque la production poétique ne veut plus lui réussir, de prêter main forte à la Nature en quelque autre œuvre formatrice plus solide.
Toutefois, bien que nul trait muet singulier ne soit expression de l’esprit, une telle formation muette n’en est pas moins caractéristique en son ensemble, et certes pour la raison même qui rend telle une formation sensiblement parlante. L’esprit, en effet, doit être actif et il doit ressentir moralement ; il témoigne donc de sa faute si sa formation ne montre aucune trace de ces caractères. Donc, quoique la pure et belle expression de sa destination dans l’architecture de sa figure nous emplisse de plaisir et de respect à l’égard de la Raison suprême en tant que cause de cette destination, l’une et l’autre sensations ne demeurent non mélangées que pour autant qu’il est pour nous pur produit de la Nature. Mais si nous le concevons comme personne morale, nous sommes autorisés à attendre une expression de celle-ci dans sa figure, et, si cette attente est déçue, le mépris s’ensuivra immanquablement. Des êtres simplement organiques sont pour nous dignes de respect en tant que créatures, mais l’homme ne peut nous être tel qu’en tant que créateur, c’est-à-dire auteur autonome de son état. Il ne doit pas seulement, comme les autres êtres sensibles, réfléchir les rayons d’une raison étrangère, fût-elle divine, mais aussi, tel un soleil, briller de sa lumière propre.
C’est donc une formation parlante qui est exigée de l’homme dès l’instant que l’on prend conscience de sa destination morale ; mais il faut en même temps que cette formation porte témoignage de son privilège, c’est-à-dire qu’elle exprime une manière de sentir conforme à sa destination, une capacité morale. Telle est l’exigence qu’adresse la raison à la formation humaine.
Mais l’homme, comme phénomène, est en même temps objet du sens. Là où le sentiment moral trouve satisfaction, le sentiment esthétique ne veut point être amoindri, et l’accord avec une idée ne doit pas coûter de sacrifice dans le domaine du phénomène. Si rigoureusement, donc, que la raison puisse réclamer une expression de la moralité, tout aussi constamment l’œil demande de la beauté. Et comme ces deux requêtes s’adressent — bien qu’elles proviennent d’instances diverses de jugement — au même objet, il faut aussi qu’une seule et même cause subvienne à la satisfaction des deux. La constitution d’esprit de l’homme qui le rend le plus capable de remplir sa destination comme personne morale doit permettre une expression qui lui soit également la plus avantageuse comme simple phénomène. En d’autres termes, il faut que sa capacité morale se révèle avec grâce.
Or c’est ici qu’apparaît la grande difficulté. Car il ressort déjà du concept de mouvements moralement parlants qu’ils doivent avoir une cause morale transcendante au monde des sens ; de la même façon, il découle du concept de beauté qu’elle n’a point d’autre cause que sensible, et qu’elle doit être ou au moins sembler être un effet tout à fait libre de la Nature. Mais si le fondement ultime de mouvements moralement parlants se trouve nécessairement à l'extérieur, et le fondement ultime de la beauté tout aussi nécessairement à l'intérieur du monde sensible, alors la grâce qui doit lier ceux-là et celle-ci paraît impliquer une contradiction manifeste.
Pour la lever, il nous faudra donc admettre « que la cause morale dans l’esprit (Gemüth) qui se trouve au fondement de la grâce produit nécessairement dans la sensibilité qui en est dépendante ce même état qui contient en soi les conditions naturelles de la beauté ». Le beau présuppose en effet, comme il s’entend de tout ce qui est sensible, certaines conditions, et, dans la mesure où il est le beau, des conditions simplement sensibles. Or que l’esprit (Geist) (suivant une loi que nous ne pouvons ici scruter), par l’état où lui-même se trouve, prescrive à la Nature qui l’accompagne son état à elle, et que l’état de capacité morale en lui soit précisément celui par lequel peuvent être remplies les conditions sensibles du beau, voilà ce qui fait qu’il rend le beau possible, et que c’est là, et là seulement, son action.
Mais qu’il naisse de là une beauté effective, cela est une conséquence des conditions sensibles indiquées, donc un libre effet de la nature. Mais comme la Nature, dans les mouvements volontaires où elle est traitée en moyen pour réaliser une fin, ne peut être dite réellement libre, et comme elle ne le peut pas non plus dans les mouvements involontaires qui expriment l’élément moral, la liberté avec laquelle, dans sa dépendance à l’égard de la volonté, elle ne laisse pas de s’extérioriser est une permission de la part de l’esprit. On peut donc dire que la grâce est une faveur faite par l’éthique au sensible, tout comme la beauté architectonique peut être considérée comme un consentement de la Nature à sa forme technique.
Qu’il me soit permis d’illustrer cette idée par une image. Lorsqu’un État monarchique est administré de telle manière que, même si tout va conformément à une volonté unique, le citoyen singulier puisse néanmoins se convaincre qu’il vit à son idée et n’obéit qu’à sa propre inclination, on parle d’un régime libéral. Mais l’on s’attirerait de sérieuses réserves à lui donner ce titre si le gouvernant affirmait sa volonté contre l’inclination du citoyen, ou le citoyen la sienne contre la volonté du gouvernant ; car dans le premier cas le régime ne serait plus libéral, et dans le second il ne s’agirait même plus d’un régime.
Il n’est pas difficile d’appliquer cette comparaison à la formation humaine soumise au régime de l’esprit. Si l’esprit s’extériorise dans la Nature sensible qui dépend de lui d’une façon telle que celle-ci exécute le plus fidèlement sa volonté et exprime de la manière la plus parlante ses sensations, sans pour autant enfreindre l’exigence que le sens lui présente dans la mesure où elle est phénoménalité, il en résultera ce qu’on appelle de la grâce. Mais l’on serait tout aussi éloigné de parler de grâce dans le cas où l’esprit se révélerait par contrainte dans la sensibilité ou dans celui où manquerait au libre effet de la sensibilité l’expression de l’esprit.
Car dans l’un il n’y aurait point de beauté, et dans l’autre ce ne serait plus une beauté de jeu. C’est donc toujours seulement le fondement suprasensible dans l’âme qui rend la grâce parlante, et c’est toujours seulement un fondement purement sensible dans la nature qui rend celle-ci belle. Mais pas plus que l’on ne pouvait dire du gouvernant, dans l’exemple cité, qu’il produit la liberté — car la liberté, on peut certes la laisser, mais non pas la donner à quelqu’un —, pas plus on ne peut dire que l’esprit engendre la beauté.
Mais de même que la raison pour laquelle un peuple se sent libre sous la contrainte d’une volonté étrangère se trouve en grande partie dans la disposition [d’esprit] du souverain, et qu’une manière opposée de penser, chez celui-ci, ne serait pas des plus favorables à cette liberté, de même nous devons aussi chercher la beauté des mouvements libres dans la constitution morale de l’esprit qui les dicte. Et alors se pose la question de savoir quelle sorte de constitution personnelle peut bien procurer aux instruments sensibles de la volonté une plus grande liberté, et quelle sorte de sensations morales sont les plus compatibles avec la beauté dans l’expression.
Ce qui est assuré, c’est que ni la volonté dans le cas du mouvement intentionnel, ni l’affect dans le cas du mouvement sympathique ne doivent se rapporter à la Nature qui dépend d’eux comme un pouvoir [violent] si l’on veut que la Nature leur obéisse avec beauté. Déjà le sentiment commun des hommes fait de la légèreté le caractère essentiel de la grâce, et ce qui est soumis à un effort ne saurait en aucune manière manifester de légèreté. Il est non moins clair, d’autre part, que la Nature ne saurait elle non plus se rapporter à l’esprit comme un pouvoir [violent] si doit se produire une belle expression morale ; car là où règne la simple Nature, l’humanité doit disparaître.
Bref, dans tous les cas, l’on peut concevoir trois modes selon lesquels l’homme peut se rapporter à lui-même, c’est-à-dire sa partie sensible à sa partie rationnelle. Et parmi eux nous avons à examiner celui qui lui assure la plus belle parure phénoménale, c’est-à-dire celui dont la présentation est beauté.
Ou bien l’homme réprime les exigences de sa Nature sensible afin de se conduire en conformité avec celles, supérieures, de sa Nature rationnelle, ou bien il renverse ce rapport, il subordonne la partie rationnelle de son être à la partie sensible, et il suit donc l’impulsion que la nécessité naturelle lui imprime comme elle l’imprime aux autres phénomènes ; ou encore les impulsions de cette dernière se mettent en harmonie avec les lois de la première, et alors l’homme est en accord avec lui-même.
Lorsque l’homme prend conscience de sa pure autonomie, il refoule loin de lui tout ce qui est sensible, et c’est seulement en se séparant ainsi de ce qui est matériel qu’il parvient au sentiment de sa liberté rationnelle. Mais à cet effet sont requis de sa part, tant la sensibilité lui résiste avec ténacité et vigueur, une violence remarquable et un grand effort sans lesquels il lui serait impossible d’écarter le désir et de réduire au silence la voix insistante de l’instinct. L’esprit ainsi disposé fait sentir à la Nature dépendante de lui, aussi bien lorsqu’elle agit au service de sa volonté que lorsqu’elle essaie de la devancer, qu’il s’est rendu maître d’elle. Sous cette rude discipline, la sensibilité paraîtra donc opprimée, et sa résistance intérieure se trahira à l’extérieur sous forme de contrainte. Bref, un tel régime (Verfassung) de l’esprit ne saurait être favorable à la beauté, puisque la nature ne produit celle-ci que lorsqu’elle jouit de sa liberté propre, et il ne pourra pas non plus advenir cette grâce par laquelle se fait connaître la liberté morale en lutte avec la matière.
Si au contraire l’homme, subjugué par le besoin, laisse l’impulsion naturelle étendre sur lui un empire incontrôlé, alors disparaît, avec son autonomie interne, toute manifestation de celle-ci dans sa figure. Dans l’œil de l’homme qui se noie, dans la bouche que l'avidité rend béante, dans la voix tremblante de celui qu’on étouffe, dans un souffle haletant, dans un tremblement des membres, dans l’affaissement du corps tout entier, seule l’animalité s’exprime encore. Toute résistance a abandonné la force morale, et la Nature dans l’homme est laissée à une liberté sans frein. Mais justement tout ce relâchement de l’autonomie qui se produit habituellement au moment de l’appétition sensible et encore plus dans la jouissance lâche également la bride, en un instant, à la matière brute auparavant liée par l’équilibre des forces actives et passives.
Les forces naturelles inertes commencent à prendre la haute main sur les forces vivantes de l’organisation, la masse se met à opprimer la forme et la Nature commune de l’humanité. L’œil, tout à l’heure brillant de l’éclair de l’âme, devient terne, ou même il s’exorbite, vitreux et hagard, le fin incarnat des joues s’épaissit en un badigeon grossier et uniforme, la bouche se transforme en simple trou, sa forme n’est plus un effet des forces agissantes, mais des forces de retardement, la voix et le soupir ne sont plus que des souffles par lesquels la poitrine oppressée cherche à se soulager, désormais ils se bornent à manifester un besoin mécanique, non plus une âme. En un mot la liberté que la sensibilité s'arroge ne saurait donner une idée de beauté. La liberté des formes que la volonté morale avait simplement restreinte est maintenant dominée par la matière grossière qui ne manque jamais de s’accroître autant que la volonté est diminuée.
Un homme en cet état n’indigne pas seulement le sens moral, qui exige inlassablement une expression de l’humanité ; le sens esthétique, lui aussi, qui ne se satisfait jamais de la simple matière, mais cherche dans la forme un plaisir libre, se détournera avec dégoût d’un tel spectacle où seul le désir peut trouver son compte.
Le premier de ces rapports entre les deux natures en l’homme rappelle une monarchie où la rigoureuse surveillance du souverain tient en bride toute libre initiative ; et le second une ochlocratie sauvage où le citoyen, en refusant d’obéir à son chef légitime, se rend tout aussi peu libre que la formation humaine se rend belle en réprimant l’auto-activité morale, et succombe bien plutôt au despotisme encore plus brutal des basses classes, tout comme la forme à celui de la masse [matérielle]. De même que la liberté se trouve à égale distance de la pression de la loi et de l’anarchie, de même nous découvrons maintenant que la beauté occupe le milieu entre la dignité comme expression de la souveraineté de l’esprit et la volupté comme expression de la souveraineté de l’impulsion.
En effet, puisque ni la domination de la raison sur la sensibilité, ni celle de la sensibilité sur la raison ne sont compatibles avec la beauté de l'expression, seul cet état de l’âme — car il n’y a point de quatrième cas — où raison et sensibilité (devoir et inclination) sont en accord sera la condition de l’apparition de la beauté du jeu.
Pour pouvoir devenir objet d’inclination, l’obéissance à la raison doit engendrer un motif de contentement (Vergnügen), s’il est vrai que seuls le plaisir (Lust) et la souffrance peuvent mettre en mouvement l’impulsion. Dans l’expérience courante, sans doute, il en va inversement, et le contentement est le motif pour lequel on agit rationnellement. Que la morale elle-même ait finalement cessé de parler ce langage, c’est ce dont il faut savoir gré à l’immortel auteur de la Critique, à qui revient la gloire d’avoir rendu la santé à la raison philosophique.
Mais selon la façon dont les principes de ce philosophe ont coutume d’être représentés par lui-même et aussi par d’autres, l’inclination est pour le sentiment moral une compagne fort équivoque, et le contentement un ajout suspect aux déterminations morales. Même si l’impulsion au bonheur n’affirme point une maîtrise aveugle sur l’homme, elle ne voudra pas moins intervenir dans le choix moral, et ainsi elle troublera la pureté de la volonté, qui doit toujours suivre la seule loi et jamais l’impulsion. Pour être donc tout à fait sûr que l’impulsion n’a pas été co-déterminante, on préfère la considérer en guerre plutôt qu’en bonne entente avec la loi rationnelle, puisque son intercession, à elle seule, risquerait de lui conférer trop aisément la puissance sur la volonté.
Comme en effet il ne s’agit point dans l’agir moral de la légalité des actions, mais uniquement de la conformité des dispositions [morales] (Gesinnungen) au devoir, c’est à bon droit que l’on n’attribue aucune valeur au fait qu’il est habituellement plus avantageux pour la première que l’inclination se trouve du côté du devoir. Tout ce qui semble donc être certain, c’est que l’assentiment de la sensibilité, même s’il ne rend pas suspecte la conformité de la volonté au devoir, n’est toutefois point en mesure de la garantir. L’expression sensible de cet assentiment dans la grâce ne fournira donc jamais en faveur de la moralité de l’action où elle est observée un témoignage suffisant et recevable, et jamais la belle manifestation d’une disposition [morale] ou d’une action ne permettra d’en connaître la valeur morale.
Jusqu’à maintenant, je pense me trouver en accord parfait avec les rigoristes ; j’espère cependant ne point devenir un latitudinaire si je persiste à affirmer, dans le champ du phénomène et dans l’exercice effectif du devoir moral, des prétentions de la sensibilité qui, dans le domaine de la raison pure et dans la législation morale, ont été totalement rejetées.
En effet, autant je suis convaincu (et parce que je suis convaincu) que la part prise par l’inclination dans une action libre ne prouve rien pour la pure conformité de celle-ci au devoir, autant je crois justement être autorisé à inférer de là que la perfection morale des hommes ne peut se révéler (erhellen) que par cette participation de son inclination à son agir moral. L’homme, en effet, n’est point destiné à accomplir des actions morales isolées, mais à être un être moral. Non les vertus, mais la vertu est pour lui un précepte, et la vertu n’est rien d’autre qu’ « une inclination au devoir ». Si opposées que soient donc au sens objectif des actions par inclination et des actions par devoir, il n’en va pourtant pas de même au sens subjectif, et l’homme n’a pas seulement le droit de, mais il doit aussi relier plaisir et devoir ; il doit obéir avec joie à sa raison.
Ce n’est point pour qu’il la rejette comme un fardeau, qu’il s’en dépouille comme d’une écorce grossière, non, c’est pour qu’il la réunisse le plus intimement à son Soi supérieur qu’une Nature sensible a été associée à sa pure nature spirituelle. Rien qu’en faisant de lui un être rationnellement sensible (vernünftig sinnlichen), c’est-à-dire un homme, la Nature lui a manifesté l’obligation de ne point séparer ce qu’elle avait uni, de ne point laisser derrière soi, même dans les plus pures manifestations de sa partie divine, sa partie sensible et de ne point fonder le triomphe de l’une sur l’écrasement de l’autre. C’est seulement lorsqu’elle jaillit de son humanité totale comme un effet unitaire des deux principes, lorsqu’elle est devenue pour lui une nature, que sa manière éthique de penser (sittliche Denkart) est mise en sûreté (geborgen), car tant que l’esprit moral use de la force, alors il faut encore que l’impulsion naturelle lui en oppose elle aussi. L’ennemi simplement abattu peut se relever, tandis que l’ennemi réconcilié est vraiment surmonté.
Dans la philosophie morale de Kant, l’idée du devoir est présentée avec une dureté propre à effaroucher toutes les Grâces, qui pourrait induire aisément un esprit faible à rechercher dans une ascèse sombre et monacale la perfection morale.
Le grand philosophe a eu beau essayer de se préserver de cette mésinterprétation, qui doit précisément apparaître à son esprit serein et libre comme la plus scandaleuse, il reste à mon avis qu’en opposant de manière si rigoureuse et si crue les deux principes qui agissent sur la nature de l’homme, il a été le premier à lui donner une forte (et peut-être, à son sens, inévitable) sollicitation.
Mais sur la chose même il ne saurait plus, après les preuves avancées par lui, y avoir de conflit entre des têtes pensantes qui tiennent à se faire une conviction, et j’imagine à peine que l’on préfère sacrifier tout son être d’homme plutôt que de vouloir obtenir en cette occasion un autre résultat de la raison. Mais quelle qu’ait été la pureté avec laquelle Kant s’est mis à l’œuvre dans son investigation de la vérité, et quand bien même tout ici s’explique à partir de raisons purement objectives, il semble bien que, dans la présentation de la vérité qu’il avait trouvée, le philosophe se soit plutôt laissé guider par une maxime subjective qui, je crois, n’est pas malaisée à expliquer par les circonstances du temps.
Dans les systèmes moraux qu’il trouvait à son époque, et aussi dans la façon dont on les appliquait, il était inévitable, en effet, que Kant, d’une part, s’insurgeât contre un grossier matérialisme dans les principes, que l’indigne complaisance des philosophes avait donné comme oreiller au relâchement alors régnant, puis, d’autre part, que son attention fût éveillée par certain principe de perfection non moins suspect, qui, chargé de réaliser l’idée générale d’une perfection mondaine, ne s’embarrassait guère sur le choix des moyens à mettre en œuvre. Il concentra donc sur le point où le danger était le plus déclaré et la réforme la plus urgente toute l’énergie puissante de sa réflexion, et prit pour règle de poursuivre impitoyablement la sensibilité non seulement lorsque, d’un air insolent, elle raille le sentiment moral, mais aussi quand elle se drape dans le voile imposant de fins moralement louables où excelle à se dissimuler l’enthousiasme caractéristique d’un certain esprit d’ordre. Ce n’était point à l’ignorance qu’il lui fallait enseigner, c’était la perversion qu’il avait à redresser. Et la cure exigeait un ébranlement, non pas simplement la flatterie et la persuasion, et plus rude serait la saignée que ferait dans les maximes régnantes le principe de la vérité, d’autant plus il pouvait espérer susciter la réflexion à son sujet. Il devint le Dracon de son temps, parce que celui-ci ne lui parut pas encore mériter de Solon, ni être capable de l’accueillir.
Dans le sanctuaire de la raison pure, il alla chercher la loi morale, si étrangère et pourtant si bien connue, il l’exposa en toute sa sainteté devant un siècle avili, se souciant peu de savoir s’il y a encore des yeux pour en supporter l’éclat.
Mais enfin comment les enfants de la maison avaient-ils pu faire en sorte que Kant ne prît soin que des serviteurs ? Et parce que souvent d’impurs penchants usurpent le nom de la vertu, fallait-il que l’affect égoïste (der eigennützige Affekt), en quelque noble cœur qu’il se trouvât, fût ainsi frappé de suspicion ? Parce que la mollesse morale risquait d’imposer à la loi rationnelle une laxité qui la réduisît à un jouet à sa convenance, était-il nécessaire qu’à cette loi fût attribuée une telle rigidité qu’elle transformât la plus vigoureuse manifestation de liberté morale en une nouvelle forme, simplement plus glorieuse, de servitude? L’homme vraiment moral a-t-il un plus libre choix entre respect et mépris de soi que l’esclave des sens entre plaisir et douleur ? Y a-t-il là moins de contrainte pour la volonté pure qu’ici pour la volonté corrompue ? Fallait-il que l’humanité, par la simple forme impérative de la loi morale, fût accusée et rabaissée, et que le plus sublime document de sa grandeur fût en même temps le premier témoignage de sa fragilité ? Ou n’était-il pas bien plutôt à éviter, en donnant à la loi cette forme impérative, qu’un précepte que l’homme comme être rationnel se donne à lui-même, qui donc n’est obligatoire que pour lui et n’est compatible qu’avec son seul sentiment de liberté, revêtît l'apparence d’une loi étrangère et positive — apparence qui avait bien peu de chances d’être atténuée par le penchant radical de l’homme (qu’on lui impute) à agir contre cette même loi ! (a).
Il n’est assurément point avantageux pour des vérités morales d’avoir contre elles des sensations que l’homme est par ailleurs en droit de s’accorder sans en rougir. Mais comment les sensations de la beauté et de la liberté seraient-elles compatibles avec l’esprit austère d’une loi qui le conduit plutôt par la crainte que par la confiance, qui s’applique à l’isoler quand la Nature l’avait unifié, et ne sait s’assurer la maîtrise d’une partie de son être qu’en éveillant sa méfiance à l’égard de l’autre? La Nature humaine est un tout réellement plus unitaire qu’il n’est permis de le montrer au philosophe, lui qui ne sait opérer qu’en séparant.
Au grand jamais la raison ne peut rejeter comme indignes d’elle des affects que le cœur confesse avec joie, et l’homme qui aurait moralement sombré ne saurait lui non plus monter en sa propre estime. Si la Nature sensible, dans la vie morale, était toujours le parti réprimé, jamais celui qui coopère, comment pourrait-elle jeter tout le feu de ses sentiments dans un triomphe remporté sur elle-même ? Comment apporterait-elle à la conscience de soi de l’esprit pur, sa participation si vivante si elle ne pouvait en fin de compte s’annexer si intimement à lui que même l’entendement analytique ne puisse plus l’en séparer sans violence?
La volonté, du reste, a une connexion plus immédiate avec le pouvoir des sentiments qu’avec celui de la connaissance, et dans bien des cas il serait mauvais qu’elle ne doive s’orienter que sur la pure raison. Je n’ai point de préjugé bien favorable envers un homme qui ose si peu se fier à la voix de l’impulsion qu’il est contraint à chaque fois de la faire comparaître devant l’instance de la morale; au contraire je l’estime s’il s’y confie avec une certaine sûreté, sans courir le danger d’en être séduit. Ce qui prouve alors que les deux principes se trouvent déjà en lui dans cet accord qui est le sceau de l’humanité accomplie — ce que l’on entend par belle âme.
L’on parle en effet d’une belle âme lorsque le sentiment moral s’est finalement assuré de toutes les sensations de l’homme à un degré tel qu’il peut laisser sans crainte à l'affect la direction de la volonté sans courir jamais le risque d’entrer en contradiction avec les décisions de celle-ci. C’est pourquoi dans une belle âme les actions singulières ne sont pas à proprement parler morales, parce que c’est le caractère tout entier qui l’est. L’on ne saurait lui faire un mérite d’aucune d’entre elles en particulier, puisque la satisfaction de l’impulsion ne peut jamais être dite méritoire. La belle âme n’a point d’autre mérite que d’être. Elle s’acquitte aussi légèrement que si l’instinct seul agissait en elle des devoirs les plus pénibles de l’humanité, et le plus héroïque sacrifice qu’elle obtient de l’impulsion naturelle semble n’être qu’un effet spontané de celle-ci. C’est pourquoi elle-même ne sait rien de la beauté de son propre agir, et il ne lui vient même point à l’idée que l’on pourrait agir et sentir autrement, alors qu’un disciple servile de la règle morale que lui inculque la parole du maître sera prêt à tout moment à rendre le compte le plus rigoureux du rapport de ses actions à la loi. La vie de celui-ci ressemblera à un dessin où l’on voit la règle tracée d’un trait dur, et où un apprenti, en tous les cas, pourrait trouver les règles de son art. Mais dans une vie belle, comme dans un tableau du Titien, tous ces contours tranchés ont disparu, et pourtant l’ensemble de la figure n’en ressort que de façon plus vraie, vivante, harmonique.
C’est donc dans la belle âme que sensibilité et raison, devoir et inclination s’harmonisent, et que la grâce est son expression dans le phénomène. C’est seulement au service d’une belle âme que la nature peut tour à tour posséder une liberté et préserver sa forme, alors que la domination d’une âme trop rigoureuse lui ferait perdre la première, et l’anarchie des sens la deuxième. Une belle âme épanche aussi sur une formation pauvre en beauté architectonique une grâce irrésistible, et souvent on la voit même triompher d’erreurs de la nature. Tous les mouvements qui naissent d’elle seront légers, doux et pourtant animés. L’œil brillera sereinement et librement, et la sensation y éclatera. De la douceur du cœur la bouche recevra une grâce qu’aucun déguisement ne peut feindre. Nulle tension ne se laissera remarquer dans les expressions du visage, nulle contrainte dans les mouvements involontaires, car l’âme ignore tout cela. La voix sera musique, le pur flux de ses modulations touchera le cœur. La beauté architectonique peut susciter la complaisance, l’admiration, l’étonnement, mais la grâce seule sait ravir. La beauté a des adorateurs, des amants, seule la grâce en a ; car si nous vénérons le créateur, nous aimons l’homme.
De façon générale, c’est plutôt chez le sexe féminin que l’on trouvera la grâce ; la beauté se rencontre davantage chez le sexe masculin, ce dont la cause n’est pas difficile à trouver. Doivent contribuer à la grâce aussi bien la conformation corporelle que le caractère ; celle-là, par sa souplesse à accueillir des impressions et à être animée par le jeu, celui-ci par l’harmonie morale des sentiments. Dans les deux cas, la Nature fut plus favorable à la femme qu’à l’homme. La forme la mieux aboutie de la vertu masculine, c’est une espèce d’audace ou de capacité à prendre des risques où se mêlent une espèce de spontanéité faite des largesses de ses libéralités et les nonchalances, les désinvoltures et l’indolence ou l’insolence d’une sprezzatura…
La conformation féminine plus tendre reçoit une impression plus rapidement et la fait disparaître plus rapidement. Les constitutions fermes ne sont mises en mouvement que par une tempête et lorsque de puissants muscles se tendent, ils ne peuvent montrer la légèreté qu’exige la grâce. Ce qui dans un visage féminin est encore une belle sentimentalité, exprimerait déjà un visage masculin de la souffrance. La tendre fibre de la femme s’incline comme un fin roseau sous le plus léger souffle de l’affect. En de légères et adorables vagues, l’âme ondoie sur l’éloquent visage qui s’aplanit bientôt en un paisible miroir. La contribution que l’âme doit fournir à la grâce est chez la femme plus aisée à réaliser que chez l’homme. Le caractère féminin s’élèvera rarement jusqu’à l’Idée suprême de la pureté morale et ira rarement au-delà des actions affectives. Il résistera à la sensibilité, souvent avec une force héroïque, mais seulement à l’aide de la sensibilité. Or, comme la moralité de la forme se trouve habituellement du côté de l’inclination, ceci aura dans le phénomène exactement le même effet que si l’inclination se trouvait du côté de la moralité. La grâce de la pudeur sera donc l’expression sans doute la mieux aboutie de la vertu féminine, qui très souvent, fait défaut à celle de l’homme.
II) Dignité.
De même que la grâce est l’expression d’une belle âme, la dignité est celle d’un état sublime. L’homme a certes pour tâche d’instituer un intime accord entre ses deux Natures, d’être constamment un tout harmonieux et d’agir à l’unisson de toute son humanité. Mais cette beauté du caractère, le fruit le plus mûr de son humanité, n’est qu’une Idée à laquelle il peut s’efforcer de se conformer avec une vigilance continuelle mais qu’il ne peut atteindre tout à fait. La raison pour laquelle il ne le peut pas, est l’immuable disposition de sa Nature (le pratico-inerte), ce sont les conditions physiques de son existence qui l’en empêchent. En effet, afin d’assurer son existence dans le monde sensible, laquelle dépend de conditions naturelles, l’homme, puisqu’en tant qu’être qui peut, si peu que ce soit, modifier son habitus par l’exercice de son libre-arbitre par un entraînement de son hexis, il doit pouvoir contribuer lui-même à sa conservation.
La dignité, c’est ce qui doit pouvoir contenir les tropismes des pulsions naturelles qui assaillent les facultés de nos sensations par des sentiments grâce au double pouvoir de la douleur et du plaisir et à notre capacité à ressentir et à apprécier l’agréable ou le désagréable, grâce à la douleur, là où elle exige satisfaction, grâce au plaisir là où elle la trouve.
Comme il n’est pas toujours possible de négocier avec les nécessités de la Nature, l’homme finit par incliner et même à choisir de ressentir ce que la Nature veut lui faire ressentir et selon que la sensation crée des attentes ou des aversions, des aspirations ou des répugnances.
Sur ce point, nous pouvons bien dire que nous sommes dans des situations analogues à la situation des animaux ou à celle des plantes dans leurs milieux respectifs : le stoïcien le plus endurci pourra ressentir et détester sa condition lorsqu’il sera confronté à la faim ou à la soif.
Mais, c’est ici que nous pouvons nous apercevoir qu’il y a une grande différence entre la condition végétale et celle animal et la condition de l’homme : chez les premiers, l’action résulte du désir (tropisme positif) ou de l’aversion (tropisme négatif) aussi nécessairement que le désir de la sensation et la sensation du stimulus externe. Il y a là une chaîne qui ne s’interrompt jamais et où chaque maillon s’insère nécessairement en se raccrochant au suivant. Chez l’homme au contraire, il y a encore une instance supplémentaire, à savoir la volonté qui en tant que faculté suprasensible n’est si assujettie, ni à la loi de la (notre) Nature, ni à la loi de la Raison, qu’il ne puisse choisir en parfaite liberté de se guider soit sur celle-ci, soit sur celle-là. L’animal s’efforce de se libérer ou d’éviter la douleur, l’homme peut décider jusqu’à un certain point de s’en accommoder.
La volonté de l’homme est un concept sublime même si on ne tient pas compte de son usage moral. La simple volonté élève déjà l’homme au-dessus de l’animalité ; la volonté morale l’élève à la divinité. Il doit cependant avoir auparavant quitté celle-là pour pouvoir s’approcher de celle-ci : aussi n’est-ce pas une mince avancée vers la liberté morale de la volonté que d’exercer la simple volonté en brisant en soi la nécessité de la Nature, même dans les choses sans importance.
La législation de la Nature s’étend jusqu’à la volonté, où elle s’arrête et où celle de la Raison commence. La volonté se trouve ici entre les deux juridictions et il ne revient qu’à elle seule de choisir celle dont elle recevra la loi ; mais elle n’est pas dans le même rapport envers les deux. En tant que force naturelle, elle est libre envers l’une comme envers l’autre, c’est-à-dire qu’elle n’est obligée de se ranger ni à l’une, ni à l’autre. Mais elle n’est pas libre en tant que force morale, c’est-à-dire qu’elle doit se ranger à la dure loi de la nécessité de la Raison. Elle n’est liée à aucune, mais elle est obligée envers la loi de la Raison. Elle fait donc un réel usage de sa liberté lorsqu’elle agit d’emblée en contradiction avec sa raison mais elle en fait un usage indigne parce que malgré sa liberté, elle se contente de demeurer à l’intérieur de la Nature et n’ajoute aucune réalité à l’opération de la simple pulsion ; car vouloir par désir n’est qu’une manière compliquée de dire désirer. (On peut lire à ce sujet la théorie de la volonté, digne de l’attention générale, dans la seconde partie des Lettres sur la philosophie kantienne de Karl-Leonhard Reinhold 1757-1823).
La législation de la Nature par la pulsion peut entrer en conflit avec celle de la Raison par des principes lorsque la pulsion exige pour sa satisfaction une action qui va à l’encontre du principe moral fondamental. Dans ce cas, c’est un inflexible devoir pour la volonté de placer l’exigence la Nature après la sentence de la Raison puisque les lois de la Nature ne lient que conditionnellement, celles de la Raison, absolument et inconditionnellement.
Mais la Nature défend énergiquement ses droits et comme elle n’exige jamais volontairement, elle ne retire insatisfaite, aucune de ses exigences. Parce que depuis la première cause, où elle est mise en mouvement jusqu’à la volonté, où cesse sa législation, tout en elle est strictement nécessaire, elle ne peut céder en amont mais doit presser la volonté en aval, qui est à même de satisfaire son besoin. Il semble certes parfois qu’elle raccourcisse son chemin et, sans qu’elle dépose auparavant sa requête devant la volonté, qu’elle ait une causalité immédiate sur l’action propre à répondre à son besoin. Et en un tel cas, où l’homme ne laisserait pas seulement libre cours à la pulsion mais où la pulsion prendrait elle-même ce cours, l’homme serait uniquement animal ; mais il est fort douteux qu’un tel cas soit possible, et quand bien même il en serait ainsi, il est à se demander si cette force aveugle de sa pulsion n’est pas un crime de sa volonté.
La faculté de désirer fait donc pression pour obtenir satisfaction et la volonté est sommée de la lui procurer. Mais la volonté doit recevoir les principes de sa détermination de la Raison et ne prendre ses décisions que d’après ce que celle-ci permet ou prescrit. Si la volonté s’adresse effectivement à la Raison avant de répondre à l’exigence de la pulsion, elle agit moralement ; mais si elle décide immédiatement, elle agit d’après les sens. (Cependant, on ne doit pas confondre cette demande de la volonté auprès de la Raison avec celle où la Raison doit juger des moyens de satisfaire un désir. Il n’est question ici de savoir comment obtenir la satisfaction mais de savoir si on peut l’autoriser. Seule la dernière relève du domaine de la moralité ; la première relève de l’intelligence).
A chaque fois que la Nature pose une exigence et veut surprendre la volonté par la force aveugle de l’affect, il reviendra à la volonté de lui imposer le silence jusqu’à ce que la Raison se soit prononcée. Elle ne peut pas encore savoir si la sentence de la Raison sera en faveur ou en défaveur de l’intérêt de la sensibilité ; mais c’est précisément pour cette Raison qu’elle doit observer cette procédure pour tout affect sans exception et interdire à la Nature, là où elle est la source de l’action, la causalité immédiate. C’est uniquement en brisant le pouvoir du désir, qui accourt avec précipitation vers sa satisfaction et préférerait échapper tout à fait à l’instance de la volonté, que l’homme fait preuve d’autonomie et atteste qu’il est un être moral qui ne désire jamais simplement ou éprouve simplement de l’aversion, mais doit toujours vouloir son aversion ou son désir.
Mais la simple demande auprès de la Raison cause déjà un préjudice à la Nature, qui est un juge compétent dans sa propre cause et ne veut voir ses sentences soumises à aucune instance nouvelle et extérieure. Cet acte de la volonté, qui porte la cause de la faculté de désirer devant le forum de la morale, est donc proprement contre Nature parce qu’il rend le nécessaire à nouveau arbitraire et confie à des lois de la Raison, la décision dans une affaire où seules les lois de la Nature peuvent se prononcer, ce que d’ailleurs elles ont fait effectivement. Car pas plus que la Raison pure ne s’occupe de savoir si dans sa législation morale comment le sens pourrait accueillir ses décisions, la Nature ne s’oriente pas dans sa législation sur la façon de se conformer à la Raison pure.
Dans chacune des deux, c’est une autre nécessité qui prévaut, qui n’en serait pas une s’il était permis à l’une d’entre elles de procéder à des modifications délibérées dans l’autre. C’est pourquoi même le plus résolu des esprits, quelle que soit la résistance qu’il oppose à la sensibilité, ne peut réprimer la sensation elle-même, le désir lui-même mais seulement lui refuser une influence sur les déterminations de la volonté ; il peut le désarmer par des moyens moraux, mais ne peut l’apaiser par des moyens naturels.
Il peut certes empêcher par sa force autonome que les lois de la Nature ne deviennent obligatoires pour sa volonté mais il ne peut absolument rien changer à ces lois elles-mêmes. Dans les affects, où la Nature comme pulsion agit d’abord et s’efforce soit de contourner tout à fait la volonté, soit de l’entraîner avec violence de son côté, la moralité du caractère ne peut donc se manifester que par la résistance, et n’empêcher que la pulsion ne restreigne la liberté de la volonté qu’en restreignant la pulsion. L’accord avec la loi de la Raison dans les affects n’est donc possible que par une opposition aux exigences de la Nature. Et puisque la Nature ne retire jamais ses exigences, il nous faudra bien les assumer. C’est de cette façon que la quiétude dans la souffrance, en tant qu’elle réside effectivement dans la dignité, devient, quoique seulement indirectement par une déduction de la Raison, la présentation de l’intelligence en l’homme et l’expression de sa liberté morale. (Voir l’étude sur les représentations pathétiques où ce sujet est traité).
Mais ce n’est pas seulement dans la souffrance au sens strict, où ce mot signifie uniquement les affections douloureuses, mais aussi dans tout autre intérêt important de la faculté de désirer, que l’esprit doit démontrer sa liberté, et la dignité, en être donc l’expression. L’affect agréable ne l’exige pas moins que l’affect pénible car dans les deux cas, la Nature s’instaure volontiers maître et doit être réfrénée par la volonté. La dignité se rapporte à la forme et non au contenu de l’affect, c’est pourquoi il peut arriver que des affects, souvent louables d’après le contenu, tombent dans le commun et le vulgaire par manque de dignité si l’homme s’y abandonne aveuglément ; il n’est pas rare en revanche que des affects condamnables touchent même au sublime dès lors qu’ils font montre dans leur forme d’une domination de l’esprit sur ses sensations.
Dans le cas de la dignité, l’esprit se comporte donc dans le corps comme le souverain car il lui faut ici faire prévaloir son autonomie contre la pulsion impérieuse, qui, sans lui, passe à l’action et qui se soustrairait volontiers à son joug. Dans le cas de la grâce par contre, il règne avec libéralité parce que c’est lui qui fait agir la Nature et qu’il ne rencontre aucune résistance à vaincre. Or, seule, l’obéissance mérite l’indulgence, l’insoumission et la contestation ne peuvent que justifier la sévérité.
La grâce réside donc dans la liberté des mouvements volontaires ; la dignité dans la domination des mouvements involontaires. La grâce laisse à la Nature, là où elle exécute les commandements de l’esprit, une apparence de spontanéité ; la dignité en revanche, là où elle veut régner, l’assujettit à l’esprit.
Partout où la pulsion se met à agir et se permet d’intervenir dans l’office de la volonté, celle-ci ne doit montrer aucune indulgence mais prouver son autonomie par la résistance la plus énergique. Par contre, là où la volonté commence et où la sensibilité suit, elle ne doit faire preuve d’aucune sévérité mais de beaucoup d’indulgence : c’est en quelques mots, tout ce qu’on peut dire de la loi régissant le rapport des deux Natures en l’homme, tel que ce rapport se présente dans le phénomène.
C’est pourquoi la dignité est exigée et montrée plus dans la souffrance (pathos), la grâce dans le comportement (ethos) ; car c’est uniquement dans la souffrance que la liberté de l’âme peut se manifester, et uniquement dans l’action, que la liberté du corps peut s’exprimer.
Comme la dignité est une expression de la résistance que l’esprit autonome oppose à la pulsion naturelle, celui-ci devant donc être considéré comme une force rendant nécessaire une résistance, elle est ridicule là où il n’y a pas de telle force à combattre, et méprisable là où il ne devrait plus y en avoir. On rit du comédien (quels que soient son état et ses titres) qui affecte une certaine dignité même dans les actes les plus indifférents. On méprise la petite âme qui pour l’exercice d’un devoir ordinaire, qui n’est souvent que l’omission d’une bassesse, se rémunère de dignité.
D’ailleurs, ce n’est pas en fait la dignité mais la grâce qu’on exige de la vertu. La dignité se donne d’elle-même dans la vertu, qui déjà d’après son contenu suppose en l’homme la domination de ses pulsions. La sensibilité lors de l’exercice de devoirs moraux, se trouvera bien plutôt dans un état de contrainte et de répression, notamment là où elle fait un sacrifice douloureux. Mais puisque l’idéal d’humanité parfaite ne souffre aucun conflit mais exige la concordance du moral et du sensible, il se concilie mal avec la dignité, qui, en tant qu’expression de ce conflit entre les deux parties, met en évidence soit les limites particulières du sujet, soit les limites générales de l’humanité.
Sommes-nous dans le premier cas et ne tient-t-il qu’à l’incapacité du sujet que l’inclination et le devoir ne concordent pas dans l’action, cette action perdra toujours en estime morale dans l’exacte mesure où la lutte se mêle à son accomplissement, et donc la dignité à son exposition. Car notre jugement moral rapporte chaque individu au canon de l’espèce et il n’est pardonné à l’homme nulles autres limites que celles de l’humanité.
Mais sommes-nous dans le second cas, et une action du devoir ne peut-elle être mise en harmonie avec les exigences de la Nature sans suspendre le concept de la Nature Humaine, alors la résistance de l’inclination est nécessaire et seul le spectacle de la lutte peut nous convaincre de la possibilité de la victoire. C’est pourquoi nous attendons ici une expression du conflit dans le phénomène et nous ne nous laisserons jamais convaincre de croire à une vertu là où nous n’apercevons même de l’humanité. Donc, là où le devoir moral commande une action qui fera nécessairement souffrir la sensibilité, le sérieux s’impose, et- non le jeu et la légèreté dans son accomplissement nous révolterait bien plus qu’elle nous satisferait ; l’expression ne peut donc être ici la grâce mais la dignité. D’une manière générale, la loi ici prévaut, selon laquelle l’homme doit faire avec grâce tout ce qu’il peut accomplir à l’intérieur de son humanité, et avec dignité tout ce dont l’accomplissement l’oblige à aller au-delà de l’humanité.
De même que nous exigeons la grâce de la part de la vertu, nous exigeons la dignité de la part de l’inclination. La grâce est aussi à l’inclination que la dignité à la vertu puisqu’elle est, déjà d’après son contenu, sensible, propice à la liberté de la Nature et hostile à toute tension. Même l’homme fruste ne laisse pas de posséder de la grâce jusqu’à un certain degré lorsque l’amour ou un affect analogue l’anime, et où trouve-t-on plus de grâces que chez les enfants, qui sont pourtant entièrement guidés par les sens ? Peut-être sans doute dans la pudeur des gazelles… Le danger est bien plus grand que l’inclination fasse finalement de l’état de passivité, l’état dominant, étouffe l’autonomie de l’esprit et engendre une indolence générale. Afin d’acquérir le respect à l’occasion d’un noble sentiment, que seule une origine morale peut lui procurer, l’inclination doit donc toujours s’associer à la dignité. Seule la dignité lui garantit que ce n’est pas le besoin qui l’entraîna de force vers lui mais que c’est la liberté qui le choisit—qu’on ne le désire pas comme une chose mais qu’on l’apprécie comme une personne.
On exige la grâce de celui qui oblige et la dignité de celui qui est obligé. Le premier afin de renoncer à un avantage vexant sur autrui, doit rabaisser l’action de sa décision désintéressée au niveau d’une action affective par la part qu’il permet à l’inclination d’y prendre, et se donner ainsi l’apparence du parti gagnant. Le second, afin de ne pas déshonorer dans sa personne l’humanité (dont le palladium sacré est la liberté) par la dépendance dans laquelle il entre, doit élever le simple épanchement de la pulsion à une action de sa volonté et de cette façon, en recevant une faveur, en accorder une autre.
On doit blâmer une faute avec grâce et la reconnaître avec dignité. Si c’est le contraire qui se produit, il semblera que l’un ressente trop fortement son avantage, l’autre trop peu son désavantage.
Si le fort veut être aimé, qu’il adoucisse sa supériorité par la grâce. Si le faible veut être estimé, qu’il vienne en aide à son impuissance par la dignité. On est généralement d’avis que la dignité sied au trône et il est notoire que ceux sont assis dessus aiment chez leurs conseillers, confesseurs et parlementaires… la grâce. Mais ce qui peut être bon et louable dans un règne politique ne l’est pas toujours dans celui du goût. Même le roi entre dans ce règne—dès qu’il descend de son trône (car les trônes ont leurs privilèges), et le courtisan rampant se place aussi sous la protection de la sainte liberté du goût, dès que l’homme en lui se relève. Mais alors il serait souhaitable que le premier comble son manque avec l’excès du second et lui cède autant de dignité que lui-même a besoin de grâce.
Bien que la dignité et la grâce aient chacune son domaine différent, dans lequel elles se manifestent, elles ne s’excluent pas mutuellement dans la même personne, ni même dans le même état d’une personne ; c’est bien plutôt de la seule grâce que la dignité reçoit son authentification et de la seule dignité que la grâce reçoit sa valeur.
La dignité en soi prouve certes, partout où nous la rencontrons, une certaine restriction des désirs et des inclinations. Mais seule la grâce qui lui est associée peut mettre hors de doute que ce que nous prenons pour de la domination n’est pas bien plutôt une insensibilité de la faculté de désirer (dureté), et que c’est réellement une autonomie morale et non la prépondérance d’un autre affect, donc une tension délibérée, qui fait obstacle à l’irruption de l’affect présent. La grâce témoigne en effet d’une âme paisible, en harmonie avec elle-même et d’un cœur sensible.
De la même façon, la grâce prouve également, déjà par elle-même une réceptivité de la faculté de sentir et une concordance des sensations. Mais seule la dignité, à son tour, peut nous garantir que ce qui laisse tant de liberté au sens et ouvre le cœur à chaque impression, n’est pas relâchement de l’esprit et que ce qui fait concorder ainsi les sensations est la moralité. En effet, le sujet se légitime dans la dignité en tant que force autonome ; et en réfrénant la licence des mouvements involontaires, il donne à comprendre qu’il ne permet que la liberté des mouvements volontaires.
Que grâce et dignité soient conjointes dans une même personne, celle-là soutenue en outre par la beauté architectonique, celle-ci par la force, alors l’expression de l’humanité est en elle achevée et elle se tient là, justifiée dans le monde de l’esprit et acquittée dans le phénomène. Les deux législations se touchent ici de si près que leurs frontières se mêlent l’une à l’autre. Avec un éclat atténué se lève dans le sourire de la bouche, dans le regard tendrement animé, sur le front serein, la liberté de la raison, et dans un sublime adieu la nécessité de la nature se retire de la noble majesté du visage. Les antiques sont façonnés d’après cet idéal de beauté humaine, ce qu’on reconnaît à la forme divine d’une Niobé, dans l’Apollon du Belvédère, dans le génie ailé du palais Borghèse et dans la Muse du palais Barberini[1].
[1] ) Avec une intelligence raffinée et puissante qui lui est propre, Winckelmann (Histoire de l’art, première partie) a compris et décrit cette haute beauté qui ressort de la conjonction de la grâce et de la dignité : « noble simplicité et calme grandeur ». Mais ce qu’il trouva conjoint, il ne le prit et ne le donna aussi que pour une seule chose, et il s’en tint à ce que le simple sens lui enseigna sans examiner s’il ne fût pas peut-être nécessaire de distinguer davantage. Il obscurcit le concept de grâce puisqu’il accepte également dans ce concept des traits qui ne relèvent manifestement que de la dignité. La grâce et la dignité sont pourtant essentiellement différentes et on a tort de ranger parmi les qualités de la grâce ce qui est bien plutôt une limitation de celle-ci. Ce que Winckelmann appelle la haute grâce céleste n’est que beauté et grâce associées à une dignité prépondérantes. « La grâce céleste, dit-il, semble modérée en toute chose et ne s’offre pas mais doit être recherchée : elle est trop sublime pour se faire très sensible. Elle renferme en elle les mouvements de l’âme et touche à l’heureuse tranquillité de la nature divine. Grâce à elle, dit-il, l’artiste de Niobé se risqua dans le règne des Idées incorporelles et atteint le secret d’allier les affres de la mort à la beauté suprême ». (Il serait difficile de découvrir un sens à ces propos s’il n’était évident que seule la dignité est visée ici) : « il devint un créateur de purs esprits que n’éveille aucun désir des sens car ils ne semblent pas avoir été formés pour la passion, mais seulement l’avoir adoptée. » Ailleurs, il poursuit : « L’âme ne s’exprimait que sous la surface d’une eau calme et n’apparaissait jamais avec véhémence. Dans la représentation de la souffrance, la plus grande douleur reste contenue et la joie flotte, telle une douce brise agitant à peine le feuillage, sur le visage d’une Leucothée. »
Tous ces traits relèvent de la dignité et non de la grâce car la grâce ne se referme pas sur elle-même mais vient à notre rencontre, elle se rend sensible et n’est pas sublime mais belle. Mais c’est la dignité qui retient la nature dans ses manifestations et impose le calme aux traits, même dans les affres de la mort et dans la plus cruelle souffrance d’un Laocoon. Home tombe dans la même erreur, ce qui est cependant chez cet auteur moins étonnant. Lui aussi accepte dans la grâce des traits de la dignité, bien qu’il distingue expressément la grâce et la dignité l’une de l’autre. Ses observations sont généralement exactes, et vraies les règles immédiates qu’il en tire ; mais on ne doit pas le suivre au-delà. Principes fondamentaux de la critique, deuxième partie, « Grâce et Dignité ».
Là où la grâce et la dignité s’associent, nous sommes alternativement attirés et repoussés ; attirés en tant qu’esprit, repoussés en tant que Natures sensibles. Dans la dignité en effet, se présente à nous un exemple de subordination du sensible au moral, dont l’imitation est pour nous une loi, mais qui en même temps dépasse notre faculté physique. Le conflit entre le besoin de la Nature et l’exigence de la loi, dont nous reconnaissons pourtant la validité, raidit la sensibilité et éveille le sentiment que l’on appelle respect et qui est inséparable de la dignité.
Dans la grâce en revanche, comme dans la beauté en général, la raison voit son exigence remplie dans la sensibilité et, contre toute attente, l’une de ses Idées lui apparaît dans le phénomène. Cette concordance inattendue de la contingence de la Nature avec la nécessité de la raison éveille un sentiment d’approbation enjouée, un plaisir qui dissipe le sens mais anime et occupe l’esprit, et une attirance pour l’objet sensible doit s’ensuivre. Nous appelons cette attirance bienveillance—amour ; un sentiment qui est inséparable de la grâce et de la beauté.
Il y a une grâce vivifiante et une grâce apaisante. La première confine à l’attrait des sens, et le plaisir qu’on y prend, s’il n’est pas contenu par la dignité, peut facilement dégénérer en désir. Elle peut être appelée attrait, agrément, charme, séduction ou tentation, en tout état de cause elle témoigne d’une inclination, d’un penchant, d’une attirance ou d’une aspiration. Un homme détendu ne peut se mettre en mouvement par une force intérieure mais doit recevoir un matériau de l’extérieur et doit chercher à rétablir sa tonicité perdue que par de légers exercices de l’imagination et de rapides transitions de la sensation à l’action. Ce qu’il obtient par la fréquentation d’une personne attrayante qui par sa conservation et son aspect avenant, agite la mer d’huile de son imagination, ne peut que stimuler énergiquement, son dynamisme.
La grâce apaisante est plus proche de la dignité car elle se manifeste par la modération des mouvements agités et c’est vers elle que se tourne l’homme tendre et la tempête sauvage de l’âme peut ainsi se dissiper contre son sein d’où émane la paix : c’est cela qu’on désigne par le mot grâce. Dans celle-ci, l’attrait s’allie volontiers à une plaisanterie riante ou à l’aiguillon d’une raillerie légère ; à la grâce, la compassion et l’amour. Soliman excédé finit par se morfondre dans les chaînes d’une Roxelane, tandis que l’esprit fougueux d’un Othello se berce sur la tendre poitrine d’une Desdémone. La dignité connaît également plusieurs graduations et là où elle s’approche de la grâce et de la beauté, elle se fait noblesse ; là où elle confine au terrible, grandeur.
Le degré suprême de la grâce est le ravissement, le degré suprême de la dignité est la gravité et la majesté. Dans le cas du ravissement, nous nous perdons pour ainsi dire nous-même et nous fusionnons avec l’objet. La jouissance de la liberté confine à la perte totale de celle-ci, et l’ivresse de l’esprit à l’étourdissement du plaisir sensuel. La gravité en revanche examine surtout le respect de l’autorité et plus encore la majesté nous représente une loi qui nous contraint à regarder à nous-même et à déterminer ce qui fonde l’autorité de notre supériorité naturelle de la tradition. Face au présent, nous baissons les yeux vers le sol, nous oublions tout hormis nous-même et ne ressentons surtout que la nécessité de maintenir constante la lourde charge de notre existence.
Seul ce qui est saint ou sacré a de la majesté : si un homme peut se représenter à lui-même, sa loyauté, sa fidélité et sa dévotion au devoir envers sa famille et sa parenté, alors il se hausse et se hisse à la hauteur de la grandeur sublime de son destin. Et quand combien même, il ne consent pas encore à s’agenouiller ou à se prosterner devant tant de suavité, il ne tardera pas à se redresser promptement dès qu’il apercevra, ne serait-ce que la plus petite trace de son imperfection humaine devant l’objet sacré de son adoration, car rien de ce qui n’est que relativement grand n’est encore suffisant pour atterrer notre cœur. La simple force, même la plus terrible et la plus illimitée, ne peut conférer la majesté. Un homme qui peut signer ma mise à mort n’a pas encore par ce fait la moindre majesté pour moi, pour peu que je sois moi-même ce que je dois être. Son avantage sur moi disparaît dès que je le veux. Mais celui qui me présente dans sa personne la pure volonté devant celui-là, je m’inclinerai encore, si c’est possible dans des mondes futurs.
La grâce et la dignité jouissent d’un trop grand prestige pour ne pas inciter la vanité et la folie à les imiter. Mais il n’y a pour ce faire qu’une seule voie, à savoir imiter les états d’esprit dont elles sont l’expression. Tout le reste n’est que singerie et se trahira bientôt comme telle par l’exagération. De même que l’emphase naît de l’affectation du sublime et de la préciosité de l’affectation de la noblesse, la grâce affectée devient minauderie et la dignité affectée, solennité et gravité raidie. La grâce authentique cède seulement, elle est prévenante, délicate, avenante et bien attentionnée, la fausse en revanche fond et s’évanouit à vue d’œil à mesure qu’on lui demande de faire ses preuves. La vraie grâce ménage seulement les instruments des mouvements volontaires et ne veut pas empiéter inutilement sur la liberté de la Nature ; la fausse grâce n’a pas le même cœur d’user à bon escient des instruments de la volonté, et afin de ne pas tomber dans la raideur et la lourdeur, elle préfère sacrifier un peu du but du mouvement ou cherche à l’atteindre par des détours.
S’il est vrai qu’on a l’occasion d’observer la grâce affecté sur les théâtres et dans les salles de bal, on peut souvent étudier la fausse dignité dans les cabinets de ministres et les chambres d’étude des clercs (notamment à l’Université). Alors que la vraie dignité se satisfait d’empêcher la domination de l’affect et ne pose de limites à la pulsion naturelle que là où celle-ci veut se rendre maître des mouvements involontaires, la fausse dignité règne aussi sur les mouvements volontaires avec un sceptre de fer, réprime les mouvements moraux, qui sont pour la vraie dignité sacrés, tout autant que les mouvements sensibles et efface tout le jeu mimique de l’âme dans les traits du visage. Elle n’est pas seulement sévère envers la nature récalcitrante mais dure envers la Nature assujettie, elle cherche sa grandeur ridicule dans l’asservissement, et là où ce n’est pas possible, dans la dissimulation de celui-ci.
Comme si elle avait juré une haine implacable envers tout ce qui s’appelle Nature, elle emprisonne le corps dans de longs vêtements plissés qui masquent toute la stature humaine, restreint l’usage des membres par un appareil fastidieux d’ornements inutiles et va jusqu’à couper les cheveux, afin de substituer au don de la Nature, un subterfuge de l’art. Tandis que la vraie dignité, qui n’éprouve jamais aucune honte devant la nature mais seulement devant la nature brute, reste constamment libre et ouverte, même là où elle est fidèle à elle-même, lorsque dans les yeux rayonne la sensation et que sur le front éloquent repose l’esprit calme et serein, la gravité place sa Nature dans des plis, se cloître et se fait mystérieuse, et protège précautionneusement ses traits, tel un comédien. Tous les muscles de son visage sont tendus, toute vraie expression naturelle disparaît et l’homme dans son entier est comme une lettre cachetée. Mais la fausse dignité n’a pas toujours tort de tenir le jeu mimique de ses traits dans une stricte discipline, car il pourrait peut-être en dire davantage qu’on ne voudrait révéler ; une précaution dont la vraie dignité n’a, il est vrai, pas besoin. Celle-ci se contentera toujours de maîtriser la Nature, jamais elle ne la dissimulera ; chez la fausse au contraire, la Nature règne d’autant plus violemment à l’intérieur qu’elle est plus assujettie à l’extérieur[1].
[1]) Il existe cependant une solennité au bon sens du terme, dont l’art peut faire usage. Celle-ci ne naît pas de la prétention de se rendre important, mais elle a pour but de préparer l’âme à quelque chose d’important. Là où une grande et profonde impression doit se produire et où il s’agit pour le poète que rien dans celle-ci, ne s’égare, il accorde l’âme au préalable en vue de sa réception, écarte toute distraction et place dans l’imagination dans une tension grosse d’espoirs. Or, le solennel y est très propice, qui consiste en l’accumulation de nombreux préparatifs, dont on ne peut apercevoir le but, et en un ralentissement de la progression, là où l’impatience réclame la hâte. Dans la musique, le solennel est engendré par une suite lente et uniforme de sons puissants : la puissance éveille et tend l’âme, la lenteur retarde la satisfaction et l’uniformité de la mesure ne permet pas à l’impatience d’entrevoir une fin. Le solennel n’entretient pas peu l’impression de grandeur et de sublimité et est par conséquent utilisé et employé avec un grand succès par les rites religieux et les mystères. Les effets des cloches, de la musique chorale, de l’orgue sont connus ; mais il existe aussi un solennel pour l’œil à savoir la splendeur, associée au terrible, comme dans les cérémonies mortuaires et tous les cortèges publiques qui observent un grand silence et un rythme lent.
ONTOGENESE DES CIVILISATIONS (texte de Raymond Abellio)
- — CONCEPTION, NAISSANCE, BAPTEME, COMMUNION
- — LA RECURRENCE PAROXYSTIQUE DES SACREMENTS
- LA DURÉE MULTIPLIE A L'INFINI LES VALENCES DES FAITS
- RÉCIPROCITÉ DE LA CONCEPTION ET DE LA COMMUNION
- — IL N'EXISTE PAS DE FAITS « OBJECTIFS ».
- — L'INTEGRATION DE L'INFINITE ET L'EMERGENCE DE L'OCCIDENT
- UN EXEMPLE D'INTÉGRATION : LA FORMATION CONSCIENTIELLE DES « ESSENCES »
8. L'ÉMERGENCE DE L'OCCIDENT
Cette « assomption » de l'Europe se voudrait être une vision métaphysique et par conséquent transhistorique de l'esprit de l'Occident, et, à supposer qu'il ait au moins en partie rempli son intention, elle ne devrait donc pas avoir trop souffert des atteintes de l'âge. Le lecteur en sera juge. A part quelques corrections de simple forme tout à fait mineures, cette édition est celle d’un texte initial, et nous nous sommes borné à ajouter en notes les commentaires que nous paraissent pouvoir appeler, en 1978, certaines de nos anciennes conjectures. Il nous faut cependant présenter une observation d'ordre général. Quand cet ouvrage fut conçu, vers 1950, il ne constituait dans notre esprit qu'un chapitre d'un travail plus intégrant mais encore à peine entrevu et que nous ne publierons en effet que quinze ans plus tard sous le titre « La structure absolue », (Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1965). Autant dire que nous ne maîtrisions pas encore, dans ces débuts, les modes opératoires de la « phénoménologie génétique » que mettait en œuvre cette structuration et dont nous avons plus tard systématisé l'emploi sous l'appellation de logique ou de dialectique de la « double contradiction ». Il n'en demeure pas moins que rien, dans ces résultats, n'est venu infirmer l'intuition initiale. Seul le langage a changé. En 1950, nous parlions plus volontiers d'« inversion intensificatrice d'inversion » que de « structure absolue », ce qui rend certains exposés préliminaires plus laborieux, et des problèmes essentiels comme ceux de la « double transcendance » et surtout de la « transfiguration », qui me semblent s'inscrire dans la ligne de la philosophie transcendantale de Husserl et même la prolonger, y sont posés de façon un peu abrupte. Encore faut-il considérer que les mots et les concepts importent moins ici, que la vision réellement vécue, et peut-être ne sera-t-il pas indifférent au lecteur de sentir une pensée se frayer ainsi sa voie d'approche. Cette relecture est en tout cas assez émouvante pour l'auteur lui-même qui retrouve à distance sa pensée encore brouillonne et fonctionnant en quelque sorte à l'état naissant, un peu comme le romancier créant des personnages qui aussitôt lui échappent mais qui ne font rien d'autre que le tirer lui-même en avant de soi.
Ni Charles-Quint ni Louis XIV ne pensaient à l'Europe, mais seulement à leurs patrimoines, dont leurs peuples firent des patries. L'idée européenne ne date que de la Révolution et de l'Empire. Cependant Napoléon ne choisit pas l'Europe, il choisit la plus grande France. Hitler non plus ne choisit pas l'Europe, il choisit la plus grande Allemagne. Ce choix n'était pas conscient chez le premier, car la nouveauté de l'idée européenne en facilitait alors l'accès et couvrait l'idée de patrie, mais il était conscient chez le second, qui ne nourrissait déjà plus d'illusions sur l'Europe. C'est que d'un siècle à l'autre la conscience avait fait de grands progrès dans ses choix, bien qu'il lui restât à faire le progrès décisif : se rendre compte qu'en Histoire comme ailleurs il n'y a jamais de choix. Napoléon et Hitler ne rencontrèrent ainsi l'Europe que de façon fortuite, le premier parce qu'il s'illusionnait trop sur elle, et le second, si l'on peut dire, pas assez, car nous voulons montrer qu'il y a quand même une Europe. L'échec de Napoléon et celui de Hitler, qui marquent respectivement la fin de la France et de l'Allemagne politiques, furent cependant aussi l'échec de l'Europe, d'une Europe morte avant de naître. On conçoit alors que la question se pose : qu'est-ce que l'Europe ? Peut-il y avoir une Europe politique ? Cette Europe doit-elle être prise en charge par une nation ou des nations, ou encore quelque chose de neuf qui transcende d'un coup les nations ? Très vite, cette façon de parler nous paraîtra naïve. Un des objets du présent ouvrage et, en tout cas, le côté négatif de son argument, est de montrer que ce qui est mis en question aujourd'hui en Europe, ce n'est plus telle ou telle politique, mais la politique même, et que l'Europe réelle se fonde justement par ce refus soudain de la naïveté avec laquelle nous avons jusqu'ici posé son problème.
Le premier enseignement de l'expérience historique est lui-même, aujourd'hui, négatif : c'est qu'une force rassemblée par des siècles d'Histoire nationale ne peut tendre à devenir continentale qu'au moment de son épuisement ; elle s'épuise dans cette expansion même. Mais elle ne peut faire autrement que s'étendre et s'épuiser. Exporter ou mourir, disaient en 1938 les Allemands. Cependant ils pensaient : exporter et survivre. Cette expansion nouvelle leur était à la fois imposée et interdite par l'hostilité du dehors et la contention du dedans, comme il advint à la Révolution, dont la vocation libertaire devint d'autant plus explosive qu'elle fut plus comprimée. Et certes, dans ces batailles mortelles, il est inadéquat de mettre le bon Dieu dans un camp et le diable dans l'autre. Le bon Dieu est partout, le diable aussi. Dans son dernier sursaut, toute force nationale se croit à son apogée et devient nationaliste, elle divinise ce qu'elle croit être son mobile et part à la conquête d'un champ plus vaste au nom des droits sacrés de la liberté ou de ceux, non moins sacrés, de la race des seigneurs, mais ces hypostases ne se veulent éternelles que parce que le temps leur échappe, et c'est leur illusion qui est diabolique, c'est elle qui transforme Napoléon en ogre et Hitler en possédé. Aussi n'y a-t-il plus aujourd'hui aucun mystère dans l'impuissance de l'Europe, au cours de l'Histoire, à constituer son unité par les nations : c'est que cette constitution ne fut jamais tentée que par des nations trop faibles pour l'Europe. L'Europe, avant même d'être, a épuisé ses nations.
Faut-il donc concevoir l'Europe contre les nations ou sans elles ? La disparité des idéologies et des systèmes, même quand ils se disent internationalistes, l'antagonisme persistant des intérêts, l'incohérence de l'agitation démocratique ne sont que des effets seconds qui ne rendent même pas compte, si on ne les survole pas tous ensemble, de la mauvaise conscience de l'Européen théorique : on ne peut pas demander à un grand roi déchu de régner de bon gré sur l'île d'Elbe. Au temps de la grandeur de Rome, Sylla refusa de régner paisiblement sur un peuple d'esclaves. Mais les Européens sont aujourd'hui plus fatigués que des esclaves et ils ne produisent surtout plus de Syllas. Dire que l'on ne peut faire l'Europe que par l'abandon des souverainetés nationales, c'est parler et penser aussi mal que possible, et peut-être même n'est-ce que parler et pas penser du tout. Car où sont les souverainetés ?
S'il suffisait de dix nations mortes pour faire un empire vivant, l'Europe jaillirait joyeusement de ses ruines encore chaotiques. Mais pour faire un empire, ce n'est pas dix nations, vivantes ou mortes, qui sont nécessaires, mais une nation, une seule nation vivante, jeune et même adolescente, mais dont les limites soient posées d'emblée comme impériales. Les Etats-Unis et la Russie sont spontanément des empires, mais aujourd'hui il ne peut plus y avoir que des empires spontanés. En termes de philosophie, on dira que les empires ne peuvent plus être que constitués, non construits. Tout empire qui exige le temps d'une construction n'est qu'un faux empire, on le voit assez à la débandade de ce qu'on appela l'Empire britannique et l'Empire français. Nietzsche disait qu'il ne donnait pas cher des vérités qui ont besoin d'être démontrées. Nous ne donnerons pas cher non plus des empires qui ont besoin d'être construits. Dix nations qui s'assemblent ne font pas un empire de fait, mais une confédération de droit, et il faut beaucoup de temps, d'épreuves et de larmes pour qu'un matin se lève où le souvenir des douanes matérielles, sentimentales et intellectuelles se trouve effacé, et où le confédéré de la veille ouvre le livre vierge d'une nouvelle Histoire. Cette naissance est abrupte. Mais tel n'est pas notre lot. Ce n'est pas demain que nous nous réveillerons européens. Ce n'est pas demain que l'Europe ne se souviendra de son passé que sous une forme protoplasmique, ce qui revient à dire qu'elle n'aura plus de passé. On ne peut et d'ailleurs on ne veut faire de nous que des conférés juridiques, c'est-à-dire des bâtards de l'Histoire, ou, si l'on préfère ses fœtus et certes il en faut et il y en eut, mais ce n'est pas un destin qui convienne à des hommes qu'un siècle et demi de guerres a rejetés d'une aventure géante et pathétique. La politique « intelligente » et aussi peu intégrale que possible qu'on dénomme aujourd'hui européenne, ne peut être pour nous l'objet d'une vision ou le support d'un destin volontiers affronté. On rencontre dans ses collèges trop de féodaux sans génie. C'est qu'il ne peut y avoir de génie dans un collège. Une nation ou un empire ne se constituent d'ailleurs pas avec des féodaux mais contre eux. Les féodaux sont de grands anticonstituants car ils prétendent construire le temps, c'est-à-dire le continuer, or rien ne naît que dans la suspension du temps, la brisure du rythme, la submersion dans le non-temps. Ils sont même les grands négateurs de l'ordre profond et ses blasphémateurs naïfs, les réactionnaires prédestinés à rendre clairs les antagonismes aux yeux des révolutionnaires et à servir bêtement de support à la montée des destructions. Aussi, lorsque l'Histoire accouche, sont-ils ses eaux sanglantes et fétides, le résidu non-incorporé d'une gestation qu'ils croyaient stupidement assumer, ils sont les menstrues de l'Histoire. La fatalité de Napoléon, il s'en rendit compte à Sainte-Hélène, fut de chercher à faire l'Europe par l'intermédiaire de féodaux appelés rois. Cela ne lui suffit pas pour s'acquérir les rois, mais lui aliéna les peuples. Napoléon eut pour les dynasties le respect d'un parvenu, le même respect que Hitler nourrit jusqu'à la fin pour d'autres féodalités, l'Eglise romaine et l'Empire britannique. La fatalité d'Hitler fut d'ailleurs analogue à celle de Napoléon, elle fut d'interposer entre les peuples et lui une caste partisane qui devint dévorante à mesure qu'elle se voulut moins réellement caste et qu'elle s'englua de la matière épaisse d'une vieille nation au lieu de fonder une nation nouvelle et de s'y fondre, en s'allégeant. Au temps où l'on mettait encore l'Histoire au conditionnel, il pouvait être tentant, pour sortir la politique de ce dévergondage sentimental où dans tous les camps elle régressait, de chercher si cette caste recélait de « vrais Européens », c'est-à-dire des internationalistes. Nous avons cherché pendant deux ans les socialistes allemands et nous ne les avons pas trouvés. C'est qu'ils étaient pris dans une dialectique, celle du socialisme international et du national-socialisme, et que, tiraillés, écartelés, crucifiés en elle, ils étaient la preuve poignante de l'utopie de l'inter-nation. Toutes ces traverses détournent aujourd'hui l'esprit d'une vaine croyance à la facilité. Nous voyons bien que dans l'idée des néo-européens, le « redressement » de l'Europe se réduit à la réorganisation d'une maison de commerce mal tenue. Il faut aussi des commerçants pour faire un monde. Mais peu importe après tout que cette Europe boutiquière tienne comptoir de chimères ou de prébendes. Ce qui est notable, c'est que les néo-européens se décrivent eux-mêmes non comme des chefs prenant la tête de l'Europe mais comme des techniciens à son service. L'Europe embauche de bons serviteurs, de bons industriels, de bons juristes, de bons diplomates. C'est assurément renverser le sens de l'Histoire que de l'enlever aux prophètes pour la confier aux professeurs, ou aux soldats pour la confier aux banquiers, mais il va de soi que ce renversement de sens aussi est nécessaire et qu'il est le contraire d'un non-sens. Il est le signal qui nous annonce : à chacun son Europe. Si l'Europe politique est aujourd'hui vouée aux marchands de mots ou aux marchands tout court, et si le temps n'est pas venu de les chasser, ou si ce temps est clos, c'est qu'il nous faut sortir de l'Europe politique. La subversion actuelle des hiérarchies signifie aussi bien l'aliénation de l'Europe que sa sublimation. L'Europe n'est plus pour nous là où elle est proclamée, à la tribune des parlements ou dans les congrès de notables. Où donc est l'Europe ?
ONTOGENESE DES CIVILISATIONS : GUERRES DES MEMOIRES ET PERSPECTIVES
I. — CONCEPTION, NAISSANCE, BAPTEME, COMMUNION
Il en est de la vie des civilisations comme de celles des individus, elles sont conçues et elles naissent sans le savoir, elles reçoivent leur baptême et commencent à se croire autonomes, puis, intensifiant cette croyance, elles émettent la prétention d'universaliser leur propre loi, ce qui est le signe infaillible de leur fin. Les moments clefs de la vie des hommes se retrouvent ainsi, dans une homologie parfaite, quand on suit le cours historique d'un empire. Conception, naissance, baptême, communion et mort, on pourrait presque fonder une symbolique historique des sacrements, et il faut en effet procéder à une étude ontogénétique des civilisations, la seule qui puisse nous permettre, par analogie, de discerner dans chacune ce qui y appartient au relatif ou à l'Absolu, au temps ou à l'éternité. De même que l'enfant, avant d'atteindre l'âge de raison, intègre depuis le stade fœtal toutes les étapes de la vie de toutes les espèces qui précédèrent l'homme, de même notre Europe, jusqu'à Galilée et Descartes, n'a fait que résumer et en quelque sorte digérer l'Histoire universelle précédente en une récapitulation aussi rapide que possible, avant de la transmuer selon son propre destin et sa propre avancée. Jésus marque la conception de l'Europe, saint Thomas d'Aquin sa naissance, Galilée et Descartes son baptême. Ces grands noms sont choisis exprès sur le devant de la scène, et sans doute l'Histoire « invisible » nous en proposera-t-elle d'autres tout à l'heure quand, à mesure que notre vision rétrospective s'ordonnera, les noms surgiront du passé, non pas pour ce qu'ils ont été en leur temps, mais pour ce que notre présent les fait. La naissance marque l'instant où l'enfant, plongé depuis sa conception dans les eaux indifférenciées de la mère, ouvre pour la première fois les yeux sur le monde. Mais, par le baptême, il ne se contente pas de voir le monde, il se voit lui-même, et dès cet instant le monde n'est plus vu, il est regardé. L'instant où une civilisation commence à se connaître elle aussi non plus en mode de reflet mais de réflexion est un passage unique. Longtemps une civilisation copie sans savoir qu'elle copie, puis un jour elle le sait, et du coup ne copie plus. Aussi la Renaissance fut-elle le baptême de l'Europe. Elle crut y trouver les Grecs, elle ne faisait que les retrouver, et c'est elle qui, en les dépassant, se trouva. Auparavant, l'Europe n'était que née, ensuite elle fut renée (born again), au sens où l'on dit que le Bouddha doit naître deux fois. Galilée et Descartes sont les produits de la Renaissance, les premiers Européens spécifiques. En eux l'Europe se connut comme telle, et sa propre intuition de soi s'apparut comme autonome, elle s'attribua le droit de faire table rase, de se constituer comme liberté pure, sans antécédents ni déterminations, et pour tout dire immaculée-conception : son propre sentiment de l'évidence lui devint le seul critérium de la vérité. D'une façon générale, on peut dire que si, à son baptême, tout être se voit pour la première fois comme sujet dans ce monde d'objets et, au sacrement suivant, à la communion, comme sujet dans un monde de sujets, toute civilisation, elle, par son baptême, se voit comme cause-de-soi, tandis qu'à la communion, elle se voit en outre comme cause-de-l'univers, ou plutôt de son univers tel qu'elle le conçoit, car toute communion, par bouclage l'un sur l'autre des extrêmes, est aussi conception, et c'est même conception dans la communion, cette conception de l' « universel », qui y dépose le germe d'un nouveau cycle et désintègre et subvertit le cycle en cours. Au temps de Jésus, l'Europe fut conçue dans le monde ; depuis 1789, c'est un monde qui est conçu dans elle. En ce sens, l'Europe, depuis près de deux siècles, est en état de crise communielle, elle conçoit et détruit sans cesse son univers. Il faut s'interroger sur cette circulation des sacrements, qui veut à la fois leur régression et leur intensification perpétuelle, qui ouvre sans cesse tous les cycles de temps, et qui fait fructifier l'Histoire de la même façon que le germe dans le fruit détruit le fruit en l'accomplissant plus avant.
2. — LA RECURRENCE PAROXYSTIQUE DES SACREMENTS
La première question qui se pose touche à la qualité subjective des durées en jeu. Et, de fait, il faut immédiatement distinguer « l'Histoire », que l'on dit naïvement « objective », de la « fonction d'historialisation » des faits grâce à laquelle nous constituons subjectivement cette Histoire même, qui n'est que notre conception de l'Histoire en même temps d'ailleurs que notre conception dans l'Histoire. Lorsque nous examinons du dehors la vie d'un individu, nous pouvons réduire l'apparition de « son » germe ou la naissance de « son » corps à des instants précis nettement situés dans le temps, mais c'est que nous voyons ces sacrements s'ordonner en effet du dehors, non pas dans le monde pour-lui de l'existant considéré mais dans le monde pour-nous où nous les objectivons. Dès que des sacrements plus avancés apparaissent, tel le baptême, nous ne pouvons plus les déterminer par le témoignage de notre seul regard « objectivant », ce dernier doit être confirmé par celui de l'existant lui-même qui, à la fois, vit et voit sa propre ordination. Mais il faut bien se rendre compte que cette subjectivation ne va pas sans créer de l'inertie dans la durée. A mesure que la durée vécue de tout existant s'enrichit pour-lui et qu'elle sort en quelque sorte des limbes du non-temps maternel, à mesure que cet existant, grâce à des gestes, des attitudes, un langage, apparaît plus véritablement « lui-même », tout se passe comme si sa propre conscience devait témoigner pour aider la nôtre dans les jugements que nous portons sur lui, et on dirait que notre ignorance mutuelle croît par l'enrichissement même de cette communication. La multiplication des rapports noués dans le monde entre cet existant et nous fait naître à la fois, d'une façon paradoxale, la transparence et l'opacité de ce monde, et la durée de cet existant étranger prend ainsi une sorte de viscosité qui n'est que le produit de notre commun enrichissement.
A plus forte raison s'il s'agit du sacrement d'une civilisation, c'est-à-dire d'une masse, d'un égrégore (l'agrégation des intentions, des énergies et des désirs de plusieurs individus unis dans un but bien défini). Non seulement les sacrements des individus d'une même collectivité historique ne sont pas concomitants, mais surtout la participation de ces individus à la conscience collective est d'intensité différente. Et tous ces décalages ouvrent une dialectique entre l'individu et la masse. L'individu entraîne ou alourdit la masse, et la masse l'individu. Cette dialectique pose alors le problème d'une durée historique irréductible aux durées individuelles, et, par la tension qui s'établit ainsi entre le tempo de tout homme et celui de l'Histoire, elle ouvre la transcendance de celle-ci, elle fait que tout instant de l'Histoire « objective » se dilate en durée humaine, ou, plus précisément, que la masse et l'individu ne vivent pas dans un même mode du temps. Ainsi conçue, la transcendance de l'Histoire est celle d'une objectivité socialisée par rapport à la foule des subjectivités individuelles. Nous n'allons pas tarder à voir que cette objectivité, qui se croit éclairée, n'en demeure pas moins presque aussi naïve que les innombrables subjectivités qu'elle prétend effacer, et qu'elle s'efface elle-même, à son tour, dans une intersubjectivité qui l'enveloppe de toutes parts. Notons seulement ici que cette dualité reste homologue de celle de « l'esprit » et de la « matière », qui est d'ailleurs le modèle structural de toute dualité. La matière nous devient de plus en plus transparente à mesure que nous formons ensemble une vision « objective » de sa généralité. Mais nos esprits nous deviennent de plus en plus opaques à mesure que nous formons ensemble une vision « subjective » de leur unicité. Ce que nous appelons « matière » n'est au fond que la part commune et par conséquent objectivable de nos expériences, et ce que nous appelons « esprit » n'en est que la part ineffable. C'est la tension en nous et entre nous de ces deux parts qui crée la sensation de la durée : la durée n'est faite que de l'impossibilité de réduire totalement le subjectif à l'objectif.
3 LA DURÉE MULTIPLIE A L'INFINI LES VALENCES DES FAITS
On ne peut plus dès lors parler de l'instant du baptême, mais de son époque ou de sa période. Le baptême de l'Europe s'étendit ainsi sur au moins trois siècles. Si on le fait commencer à la prise de Constantinople par les Turcs, qui comprima l'Europe à l'Est et lui fixa définitivement ses limites naturelles, ou aux grandes navigations transocéaniques qui peu après ouvrirent cette même Europe vers l'Ouest et confirmèrent ces mêmes limites, il faut le voir terminé à la Révolution de 1789 qui prétendit universaliser l'Europe dans le sans-limite d'une idéologie et ouvrit ainsi sa crise communielle. Mais, par une sorte de régression sans fin dont les lois sont de récurrence, il faut alors considérer la durée du baptême lui-même comme un monde clos inclus dans le monde plus vaste de cette civilisation spécifique prise dans sa durée globale, et parler de la conception et de la naissance de ce baptême, et même du baptême du baptême, et ainsi de suite dans les deux sens de la rétrospection et de la prospection, ce qui crée en nombre infini, dans la trame de l'Histoire, des correspondances ou des liaisons dont chacune possède elle-même une infinité de valences, en sorte par exemple que la naissance d'un baptême sera aussi, pour un autre cycle d'Histoire et un autre domaine géographique, la conception d'une communion, et cela dans un jeu indéfini d'ampleurs et d'intensités croissantes et décroissantes. D'où l'importance des champs, champs de durée ou champs d'espace. Toute objectivation, c'est-à-dire toute interprétation monovalente d'un fait, tout déracinement d'un fait hors de son champ de structuration, nous apparaîtra de plus en plus comme une aliénation de la notion de limite, c'est-à-dire le produit d'une science naïve. Nous retrouvons ici le mode constitutif fondamental de la phénoménologie qui comprend toute chose non pas dans son individualité, mais en l'impliquant dans un ensemble relationnel subjectif où tout fait devient un moment structural de l'intentionnalité globale, c'est-à-dire, comme le rappelle Eugène Fink, un pôle objectif inséparable du pôle subjectif porteur d'expérience, de sorte que tout fait est pris dans la conception d'un processus sphérique universel et que l'opposition du sujet et de l'objet est englobée dans la totalité concrète de la vie intentionnelle. Tout fait se dévoile alors comme l'index d'événements subjectifs multiformes, un produit de constitution inséparable des opérations productives commandées par la capacité d'historialisation de l'existant lui-même, son niveau gnosique, l'intensité spécifique de son monde pour-lui. Aussi bien la structuration du fait devient-elle plus importante que le fait lui-même, elle introduit dans l'ensemble apparemment chaotique des événements des lignes de force interprétatives et même constituantes qui les recréent réellement, et la tâche fondamentale de l'historialisation devient ainsi l'élucidation des structures, c'est-à-dire des systèmes corrélationnels d'implication entre les événements, nous disons bien : non pas des lignes d'événements mais des structures d'événements.
4. RÉCIPROCITÉ DE LA CONCEPTION ET DE LA COMMUNION
Un des objets des chapitres préliminaires du présent ouvrage sera de montrer que l'organisation et la récurrence des « sacrements » obéissent à une structure absolue dont la connaissance fait de l'histoire une science elle-même absolue. Mais pour le moment nous nous contenterons de fermer l'une sur l'autre la conception et la communion. Les grandes navigations de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe constituent, dans le domaine matériel, le symbole et le germe de ce que seront à la Révolution l'aventure et le déploiement universels de l'Occident dans le domaine intellectuel, quand le symbole se fera mythe : et la navigation des hommes et des richesses ne fit ainsi qu'annoncer et préformer à titre de conception la navigation communielle des idées. Mais cette correspondance en quelque sorte longitudinale des sacrements au cours de la durée n'est pas l'essentiel. L'essentiel est dans leur correspondance transversale à chaque instant. C'est qu'en un autre sens en effet et sous un autre rapport, ces grandes navigations où nous voyons une conception furent déjà une communion, mais une communion physique, la prise de possession physique du monde, et que, réciproquement, l'idéologie de 1789, qui visait la communion intellectuelle, fut aussi une nouvelle conception du monde, le germe en quelque sorte physique d'un mode nouveau du monde.
Cette réciprocité est universelle. C'est elle qui organise tout moment présent. Tout moment présent concret, c'est-à-dire tout atome « isolable » de durée, est composé de deux sous-moments abstraits, associés et inséparables, celui de la visée et celui de l'acte, qui se correspondent dans la même dialectique que la conception et la communion. Toute visée est conceptionnelle. Elle projette une intention vers son objet. Tout acte est communiel. Il remplit cette intention de son objet. Mais jamais en réalité l'objet atteint ne comble l'image de l'objet qui était à atteindre. Cette image contenait sa part de subjectivité. La possession n'enferme jamais entièrement cette part. Cette fuite du sujet fait germer sans fin dans tout acte une nouvelle visée et dans toute visée un nouvel acte, elle s'ouvre sur la suite indéfinie et bi-univoque des conceptions et des communions. Aussi bien, en toute rigueur, faudrait-il remonter à l'infini dans le passé et se projeter aussi à l'infini dans l'avenir pour imaginer une conception qui informe pleinement toute conception et une communion qui déploie pleinement toute communion, et si l'on isole une tranche d'Histoire, ce ne peut être que dans une vue linéaire tout à fait approximative et à la fois partielle et partiale. Ce n'est que dans la vision totale du monde en Dieu (Nicolas Malebranche) que les mondes pour-nous prennent leur sens plein, et nos vues sur l'Histoire sont toujours à revoir. Toute prospection plus avancée fonde une rétrospection nouvelle qui fonde elle-même une nouvelle prospection, et ainsi de suite sans fin, et on peut même dire, en confondant alors l'ontogenèse et la phylogenèse dans une science unique des structures génétiques, que tout moment « actuel » enferme l'univers entier des rapports non seulement antécédents mais à venir et que, selon le mot de Kierkegaard, chaque atome de temps est un atome d'éternité.
5. — IL N'EXISTE PAS DE FAITS « OBJECTIFS ».
Il nous faut ici, avant d'aller plus loin, revenir sur la distinction entre « fait » et « événement ». Cette distinction qui est celle de l'objectif et du subjectif est devenue banale, et même trop banale, car on parle de « faits » objectifs comme s'il existait dans le monde avant toute subjectivation, de l'objectif à l'état pur. On déclarera, en première approximation, que le fait est ce qu'il est, un en-soi, comme par exemple telle date, telle quantité de marchandises, telle famine ou tel cataclysme. Pourtant, regardons mieux. A sa limite abstraite, du côté de l'objectivité absolue, l'Histoire paraît d'abord en effet une simple succession de dates, et si on désire en outre inscrire des faits « objectifs » sous ces dates, ces faits à leur tour seront des nombres : tant de morts dans une bataille, tant de kilomètres parcourus par une armée, tant de tonnes de tel produit fabriquées ou exportées par tel pays. Mais déjà le pouvoir nombrant appartient à l'historialisation, non à l'Histoire, et cela pour la simple raison que le nombre des nombres impliqués par chaque date est infini et que la pensée est obligée d'intervenir pour opérer des connexions linéaires préférentielles dans cette infinité, c'est-à-dire des « choix » qui sont commandés par la globalité de l'historien lui-même à cet instant, sa tendance par exemple à se faire historien militaire ou économiste ou encore peintre des mœurs et à ne considérer que les nombres ressortissant à sa spécialité. Que le nombre des nombres susceptible d'être inscrit sous chaque date soit infini et même infiniment infini est une évidence. Sous chaque date, on peut déjà inscrire une infinité de lieux : continents, nations, provinces, villages et foyers, et en chaque lieu, au même instant, une infinité d'activités possibles, de pensées ou de motifs. L'Histoire, telle qu'elle est revécue ou ressuscitée par l'homme, apparaît donc non seulement comme un jeu statistique essayant de rendre compte de cette double infinité, mais également comme un jeu limité, car elle ne peut assurément prétendre intégrer toutes les variables dénombrables. Davantage encore, même les dates de base sont de convention statistique, et il n'est pas indifférent de nombrer les années en partant du début de l'ère chrétienne, de la fondation de Rome ou de l'an 1 de l'hégire, ou à plus forte raison en adoptant comme cadre l'ère quaternaire ou les trois cent mille années que prétendaient enfermer dans leurs archives astrologiques les prêtres chaldéens, tandis qu'en sens inverse, si on se contente de dénombrer en valeur absolue les morts d'une bataille ou d'une famine par exemple ou la population d'un pays, sans faire intervenir la valeur relative de ces dénombrements, c'est-à-dire sans les placer dans un cadre déterminé où ils jouent par comparaison, cette érudition pure et simple est de sens nul pour la reconstitution de l'Histoire. La nécessité de ce cadre introduit un facteur primordial de subjectivité. C'est nous qui créons le cadre de telle famine ou de tel cataclysme et par conséquent ce cataclysme et cette famine mêmes.
Tout système de références implique déjà le choix d'un cycle de liaison dans l'infinité des cycles, la fermeture provisoire de certaines valences sur elles-mêmes, et par conséquent la présence sous-jacente d'un système historialisant d'interprétation : tout choix d'un commencement d'ère est déjà aliénant par l'emploi de la notion de limite, tout choix d'une zone géographique de comparaison l'est aussi. On tirera de ces considérations une première conclusion : c'est qu'en toute rigueur le nombre en-soi n'existe pas dans l'Histoire. Tout nombre est aussi Idée. Il n'existe pas plus d'éléments purement « objectifs » dans l'Histoire que de pureté en-soi dans le monde. Aussi tournons-nous dans un cercle : à chaque instant, c'est notre puissance d'historialisation déjà constituée qui fonde nos dénombrements historiques, et au même instant ce sont ces dénombrements qui accroissent notre puissance d'historialisation. Ce mouvement sans origine et sans fin du nombré et du nombrant est évidemment dialectique et lui-même sphéroïdal, mais on voit quelle situation singulière est alors celle de la science de l'Histoire puisqu'elle ne se contente pas d'exprimer ouvertement la contradiction tenue cachée par l'université, à savoir l'aliénation de toute subjectivité sous une objectivité de convention, mais qu'elle l'exprime de la façon la plus patente, car chacun historialise d'abord pour-soi, et que même la tension et l'intentionnalité sociales d'où naît le mouvement de l'Histoire procèdent avant tout de ces disparités et du combat de tous contre tous qu'elles impliquent.
Mais une deuxième conclusion apparaît alors : dans un ensemble aussi chaotique de conceptions historiques linéaires, aucune intersubjectivité ne devrait être possible. Or l'intersubjectivité existe, c'est un fait. Les hommes vivent et agissent en commun, et même par masses de plus en plus larges. C'est donc qu'il y a une loi régissant l'organisation commune de ces valences en nombre infiniment infini. La succession des sacrements apparaît effectivement à tous les hommes de la même façon. C'est qu'elle est un invariant de l'homme, une propriété inhérente à la notion même de succession, au même titre par exemple qu'il existe une loi de succession pour les structures de nombres dans l'organisation de la suite indéfinie de ceux-ci, la structure dite « multiplication » ne pouvant être formée de toute évidence qu'après celle dite de l' « addition ». Il en résulte que la phylogenèse, c'est-à-dire l'organisation par l'homme de l'Histoire collective, ne peut pas être différente de l'ontogenèse, c'est-à-dire l'organisation par l'homme de l'Histoire de l'homme. Le parallélisme de l'ontogenèse et de la phylogenèse, « découvert » comme loi « naturelle » ou « objective » par les savants n'est en réalité nullement une loi « extérieure » à l'homme. Il n'y a pas de telles lois : il y a une définition de l'homme par lui-même, et c'est tout. Ce renversement est radical. Le « naturalisme » n'est qu'un mode infantile et naïf de vision, et la vision communielle l'abolit. En définitive, l'homme ne fait que projeter son Histoire dans l'Histoire du « monde ». Il ne se sent maître de l'Histoire que dans la mesure où il est maître de lui-même, il ne se sent prisonnier d'elle que dans la mesure où il est encore prisonnier de soi. Dès lors, la structuration de l'Histoire, qui ne cesse pas d'être corrélative à la puissance d'historialisation de l'historien, est par elle en rapport avec le niveau gnosique de cet historien lui-même en tant qu'existant, c'est-à-dire avec le niveau relatif de sa plénitude en tant qu'être cause-de-soi et cause-du-monde. Et, à la limite, la plénitude absolue de l'être, qui est puissance accomplie d'historialisation, ne peut que signifier l'effacement de toute histoire, le remplissement et l'abolition de toute durée. Nous allons voir que tel est le sens profond de la première communion en tant que symbole de la communion absolue.
6. — L'INTEGRATION DE L'INFINITE ET L'EMERGENCE DE L'OCCIDENT
Il s'en faut évidemment de beaucoup que notre capacité d'historialisation soit si avancée qu'elle puisse à chaque instant nous rendre transparent cet univers infiniment rempli. Nous appellerons vision infantile ou naïve la vision non réfléchie qui considère tout événement comme un fait en-soi isolé qu'elle reçoit passivement, à la façon purement additive dont les Hébreux, avec des briques jointoyées au bitume, c'est-à-dire non solidaires, édifiaient la tour de Babel ; une telle vision subit la durée comme une succession linéaire de moments non reliés. La vision réfléchie transforme au contraire l'addition en intégration, la sédimentation en cristallisation ; les événements n'y sont pas seulement fondés mais fondus. Mais si tout événement devient dès lors un nœud de rapports d'autant plus tentaculaires que l'expérience historialisante du regard est plus avancée, l'existant considéré pourrait se trouver écartelé dans cette polyvalence centrifuge et dissous, à l'âge de raison, par excès d'Histoire, c'est-à-dire par un plein, après l'avoir été à l'âge d'enfant par défaut d'Histoire, c'est-à-dire par un vide, si, spontanément, la fonction de re-historialisation perpétuelle de la conscience n'était pas aussi une fonction de bouclage constamment occupée à fermer les chaînes de rapports et en quelque sorte à les mailler en rapports de rapports, c'est-à-dire en proportions, en égalités de rapports qui n'expriment pas autre chose que notre permanence. Là où nous paraissons en risque d'être indéfiniment « étirés » dans une chaîne illimitée de rapports, la proportion bloque la chaîne. Elle boucle l'un sur l'autre un rapport originel que nous étions en train de perdre de vue et un rapport final qui prétendait tirer notre vue toute à lui. Elle est médiation. La chaîne des rapports isolés était simplement amplificatrice : elle se stratifiait en mode d'addition. La proportion est intensificatrice : elle s'ek-statufie en mode d'intégration. Avant d'aller plus loin, il est nécessaire que nous fassions comprendre par un exemple le mécanisme de cette double démarche de la conscience.
7. UN EXEMPLE D'INTÉGRATION : LA FORMATION CONSCIENTIELLE DES « ESSENCES »
Qu'il le sache ou non, un existant quelconque est à tout moment le support ou le nœud d'une infinité de relations dont la globalité le nie en tant que particularité ; et l'opération par laquelle son unicité est néanmoins fondée et qui est dite, en termes d'alchimie, le passage de la dissolution à la coagulation, ou, en termes de logique, la résolution de l'ampleur en intensité, cette opération ne procède pas d'une dialectique de la multiplicité, mais d'une dialectique de l'infinité. Ce fait essentiel ne contredit pas la loi du paroxysme qui veut que toute saturation d'un niveau d'être et toute mutation brusque subséquente soient construites selon une approche embrassant une multiplicité de plus en plus grande. Cela signifie seulement que l'activité conscientielle qui nous permet de dégager cette multiplicité au sein de l'infinité est une activité naïve et que la mutation proche va justement avoir pour effet de transcender cette naïveté. Toute activité conscientielle passe par deux phases : une phase de réduction et une phase d'intégration qu'il est d'ailleurs impossible de dissocier, car elles sont ensemble les deux sous-moments abstraits et complémentaires de tout « moment présent » mais que l'Histoire sépare au cours de ses « périodes ». Toute phase de réduction est naïve, et elle l'est justement parce qu'elle détruit sans le savoir une infinité unitaire pour ne retenir qu'une multiplicité diversifiée. Mais cette naïveté ne contredit pas sa propre nécessité, et cette phase en effet est indispensable, car cette infinité non réduite n'était pas distincte et ne se présentait pas comme gnosiquement constituée tandis que la multiplicité réduite est distincte et en même temps constituante de gnose. D'une infinité d'objets dont l'unité lui échappe parce que la notion d'objet en-soi n'est pas encore formée par la conscience réflexive, la vision naïve ne retiendra par exemple que les objets bleus, bleutés ou gris-bleu, et, dégageant l'essence dite « couleur bleue en général », elle en formera le groupement des objets bleus. Cependant ce choix, qui, au sein de tous les objets indifférenciés, est séparatif, est aussi englobant. Tous les objets bleus y rentrent et y rentreront, même ceux qui ne sont pas encore dans le champ de notre regard. Dans l'infinité ou en tout cas la multiplicité non dénombrable d'objets indistincts et de toutes couleurs faisant partie de notre environnement, nous avons donc fondé la classe réduite des objets bleus, et cette réduction est émersion, mais en outre nous nous sommes armés d'ores et déjà pour dénombrer tout objet bleu dans n'importe quel champ plus étendu, nous avons fondé en réalité au sein de l'infinité des objets quelconques l'infinité des objets bleus, nous immergeons d'avance tout objet bleu dans le monde indéfini du bleu. Et cette immersion certes est intensifiante. Elle n'est pas, comme la première, dissolution dans n'importe quel monde, dans n'importe quel « fond » indistinct ou matériel, mais dans un monde spécifié. Qu'est-ce à dire sinon que nous n'avons réduit que pour universaliser ? Nous invertissons l'immersion ancienne en émersion pour constituer une immersion nouvelle plus avancée. Nous passons d'un univers ancien mais indistinct à un univers nouveau mais distinct.
Mieux même, la distinction analogue de la couleur rouge, de la couleur jaune et de toutes les couleurs nous apprend en même temps que cet univers ancien n'est pas seulement un univers mais un univers d'univers, l'univers de « la couleur en-soi », nouvelle essence encore plus réduite et plus intégrante qui transcende et enveloppe tous les univers colorés. Ce double mouvement de la réduction et de l'intégration est d'ailleurs sans fin. Et si en effet à côté de l'essence « couleur », je considère les autres essences de même niveau, l'odeur, le poids, la saveur, la température, la rugosité ou le poli, la friabilité ou la compacité, c'est-à-dire toutes les qualités spatiales des objets, je ne peux de même que les réduire toutes ensembles à une nouvelle essence encore plus réduite qu'elles, celle de « l'objet spatial en-soi » ou de « la chose étendue en-général », qui englobe effectivement tous les objets du fond indifférencié et non dénombrable que constituait originellement pour moi le monde matriciel, mais qui intègre aussi désormais les objets de l'univers entier. D'une infinité indistincte, celle du fond, je suis donc passé à une première infinité distincte, celle du « bleu », puis à une infinité d'infinités, celle de la « couleur », enfin à une infinité d'infinités d'infinités, celle de l' « objet ». Les mathématiciens connaissent cet échelonnement des infinis de diverses puissances. Au-delà des problèmes de l'infini, ils posent le problème du transfini. On fera immédiatement la remarque que cette notion de l' « objet en-soi » à laquelle nous venons d'aboutir par une démarche linéaire, nous la possédions déjà dans la conscience non réflexive. Et certes nous ne faisons que la redécouvrir et l'intensifier. Il n'y a, dans la conscience, que des démarches sphériques, de perpétuels retours sur soi. Mais chaque retour est intensificateur, et Husserl a raison de distinguer la conscience « naturelle » et la conscience « transcendantale » qui est perpétuellement conscience de conscience. Le fait essentiel est de se rendre compte que tout franchissement d'un seuil conscientiel, toute opération de conscience, tout accroissement instantané du niveau gnosique, c'est-à-dire tout ce que nous appelons nos « déterminations » ou nos « choix », ne sont chaque fois qu'un saut d'une infinité dans une autre plus infinie, et qu'ainsi en fait il n'y a pas de « choix ».
C'est qu'on ne coupe pas un infini, on en fonde un autre. Et l'ordre de ces fondations est extérieur à tout choix. On ne néantise pas une infinité, on la transfigure. Je peux ôter à l'infini toutes les parties finies que je veux sans lui ôter son caractère d'infini, il est quantitativement inépuisable par des moyens finis. Nous ne retiendrons pour le moment de cette analyse que ce fait : toute transmutation onto- ou phylogénétique est liée à une intégration d'infinité, au passage d'une multiplicité d'ampleur à une unité d'intensité par l'intermédiaire d'une infinité où, justement, cet « excès » d'ampleur s'abolit.
8. L'ÉMERGENCE DE L'OCCIDENT
Toutes ces considérations s'appliquent à l'émergence de la conscience de l'Occident, dont nous montrerons qu'elle se produit en ce moment précis de l'Histoire. L'Occident se caractérise pour nous par le paroxysme d'une puissance d'historialisation qui ne trouve plus de recours contre son propre vertige que dans la destruction de l'Histoire. On a déjà compris qu'en multipliant les faits en mode additif d'ampleur devant la conscience européenne, l'Histoire se trouve, devant l'Occidental, comme l'infinité la plus infiniment infinie, puisqu'elle remplit non seulement l'espace mais le temps. Le plus haut problème pour l'homme occidental est justement de se ressaisir de cette infinité « extérieure » pour l'intégrer à son unité d'homme.
Nous distinguerons fondamentalement l'Europe et l'Occident. La conscience européenne est encore, au sens husserlien, une conscience « naturelle ». Seule la conscience occidentale est réellement « transcendantale ». L'Européen se tient dans ce mode naïf de la politique où l'on veut encore établir des connexions linéaires préférentielles dans l'univers sans fin des « événements », et où l'on se croit maître des « effets » dans la mesure où l'on croit avoir procédé au dénombrement « exact » ou « entier » des « causes ». Au contraire, l'Occidental se tient dans une supra-politique devenue consciente de l'association perpétuellement sphérique des corrélations. Il voit la cause dans l'effet et l'effet dans la cause, et efface ainsi ces deux notions. Il ne cherche pas à se faire rendre compte de sa conscience par le déroulement d'une Histoire qui lui serait extérieure, mais au contraire c'est à sa conscience qu'il demande le secret de l'Histoire. Naturellement, dans le déploiement sans fin des rapports et le bouclage également sans fin des proportions, c'est à tous les niveaux de la conscience que la durée « extérieure » ou « historique » s'intériorise et se transforme en durée vécue. Et, en ce sens, dire que la durée s'intériorise et devient cohérente en se faisant notre durée, ou parler du caractère cyclique de l'Histoire, est évidemment une seule et même chose. Mais seul l'Occidental en est pleinement conscient, non l'Européen. Nous reviendrons longuement sur ce point.
Si la récurrence de toute communion se faisant conception fournit le modèle intégrant de ces bouclages ou de ces cycles qui restent ouverts, en un sens, de la même façon que le germe produisant un fruit n'est pas exactement reproduit par le germe que ce fruit contient à son tour, le mouvement général qui porte l'infini dans le transfini se traduit ici par le fait que l'Histoire n'est pas seulement accumulatrice mais accélératrice, c'est-à-dire que les événements et cycles d'événements non seulement se multiplient, mais qu'ils le font de plus en plus vite. L'accélération est la loi du temporel conscient. En se nouant à tous les rapports qui l'ont précédé, chaque nouveau rapport n'ajoute pas une simple unité à leur multiplicité mais une multiplicité encore plus multiple, il fait que l'intensification de l'Histoire soit à chaque instant proportionnelle à l'intensité déjà atteinte par l'historialisation même, il transforme l'intensité en intensité d'intensité.
Dès lors, et comme tout à l'heure dans le cas de la réduction et de l'intégration des « essences », on se rend compte que cette prolifération de cycles intégrants-intégrés en perpétuelle rotation ne peut aller sans crises de croissance de la conscience elle-même, et les accès de fièvre de l'histoire, ses accélérations, ses révolutions, ses guerres, ses catastrophes diluviennes mais transmutatrices, ne sont à cet égard que l'image symbolique des transformations conscientielles qui font passer tout existant d'un niveau de l'être à un autre et le font tendre à cette limite idéale où plus rien, pour lui, ne pourra jamais plus être « catastrophe » ni même « événement ». De plus en plus, dans leur intensification croissante vers la vision du monde en Dieu, nous prenons ainsi de nos visions du monde pour-nous une notion à la fois asymptotique et paroxystique, asymptotique en ce sens que ces visions se rapprochent toujours plus et sans jamais l'atteindre de cette vision en Dieu qui est pure simultanéité, mais paroxystique aussi en ce sens que l'enrichissement croissant des rapports ainsi perçus en mode d'intégration dans la trame de plus en plus serrée du temps et dans cette durée de plus en plus bourrée d'événements et de lignes d'événements, ne peut que provoquer des crises résolutoires de la quantité d'histoire en qualité d'être.
Le but de ce présent article est de montrer comment l'être immobile et accompli de l'Occident sort ainsi des implications infinies que dévoile pour lui l'Histoire européenne. Dans notre cycle de temps, nul lieu au monde n'eut plus que l'Europe l'illusion de faire naître davantage d'Histoire et de la faire émerger dans une actualité à la fois plus avancée, plus pressée et plus multiple. L'Europe s'est vue comme déterminant et écrivant l'Histoire tout entière du cycle terrestre actuellement en cours, et une Histoire de plus en plus dense et dramatique. Mais une telle appréciation de son rôle ressortit à une vision dont nous aurons à comprendre la naïveté et l'insuffisance. C'est que le véritable Occident n'est pas encore né, au moins en mode réflexif. L'Occident ne peut naître que lorsque sa conscience préréflexive actuelle de la multiplicité des implications historiques fera place à la conscience de leur infinité. Il y a entre la multiplicité et l'infinité un passage résolutoire et communiel, une solution de crise. L'Europe est l'apprentissage sans fin de la multiplicité, l'Occident est l'expérience unique de l'infinité. L'Europe vit dans la durée linéaire et univoque des causes et des fins particulières, l'Occident vivra dans la permanence sphérique d'une interaction globale dépourvue de cause et de fin. Cette distinction entre l'Occident et l'Europe est notre clef. L'Europe est construite, l'Occident est constitué. Par opposition à tous les autres lieux et moments du monde, nous aurons à définir l'Occident comme le lieu et le moment perpétuels mais actuels où l'homme prend conscience de cette infinitude générale de tout moment historique, mais où soumettant réciproquement cette infinitude à un regard qui devient majeur par cette connaissance même, il se voit émerger de l'Histoire comme Regard Absolu. L'Est est le support d'une infinité passée, l'Ouest celui d'une infinité à venir, l'Occident est entre eux celui d'une infinité présente. Mais c'est justement parce que l'homme européen est pris actuellement dans l'implication infinie des liaisons historiques, et qu'il y est pris seul, qu'il est, à l'état naissant, le porteur de l'être occidental capable de transcender l'Histoire, de la vider de ses événements isolés et passagers et de faire émerger ici et maintenant une nouvelle conscience dans le monde. Il va de soi qu'une telle émergence n'est possible que si l'homme ainsi transmué ressaisit son Histoire après s'en être distancé et ne se laisse plus dissoudre par elle. Ce comble de subjectivité, où la conscience se rend compte que les événements « n'avancent » que parce que nous avançons nous-mêmes et que notre conception du monde, qui est notre communion dans le monde pour-nous, n'est que notre propre conception de l'homme nouveau en nous, se rencontre alors avec un comble d'objectivité, et, comme il se doit, en vertu du principe de la contiguïté des extrêmes, la subjectivité absolue confine à l'objectivité absolue. On ne pourra définir l'Occident que par la fondation d'une Histoire à la fois absolument subjective et absolument objective, qui apparaîtra simultanément comme le produit de constitution de l'homme occidental lui-même et de lui seul et aussi comme une structure immuable et perpétuellement itérative d'événements indifférents, cette structure étant celle de l'ontogenèse de tous les hommes. L'Occident ne sera vraiment compris comme l'incarnation consciente de la forme non historique de l'Histoire que lorsque nous aurons dégagé et décrit cette structure historique et que nous en aurons démontré la permanence et l'universalité absolues. L'Occident est d'abord vision absolue du monde et de lui-même par la découverte d'une structure absolue. Il est ensuite le mode de vie spécifique qu'engage cette vision, l'assomption d'un retour permanent de la multiplicité à l'unité par l'intermédiaire de l'infinité, c'est-à-dire l'émergence hors de l'Histoire par l'intégration de l'éternité dans l'Histoire. La crise résolutoire de l'Europe provient justement de ce fait qu'elle veut épuiser l'infinité de la connaissance d'une manière irréaliste, par dénombrements progressifs linéaires, tandis que l'Occident émerge de ce paroxysme d'irréalité en constituant en lui-même l'infini par une opération unique et « unifiante ». L'Europe vit en mode d'ampleur, l'Occident en mode d'intensité. L'Europe veut progresser en mode de sédimentation, l'Occident se résout en mode de cristallisation. Le sens profond de cette dialectique, c'est que l'Europe se livre ainsi au temps, tandis que l'Occident lui échappe. L'Europe est provisoire, l'Occident est éternel. L'Europe paraît fixe dans l'espace c'est-à-dire dans la géographie, tandis que l'Occident y est mobile et déplace son épicentre terrestre selon le mouvement des avant-gardes civilisées. Mais l'Europe est soumise au temps, c'est-à-dire à l'Histoire, tandis que l'Occident lui échappe. Un jour l'Europe sera effacée des cartes, l'Occident vivra toujours. L'Occident est partout où la conscience devient majeure. Il est le lieu et le moment de la naissance éternelle de la conscience absolue.