Autrui

Publié le par Pierre Gapenne

L'enfer, c'est les autres...

L'enfer, c'est les autres...

 

  

                Introduction : l’enfer, est-ce les autres ? Le regard d’autrui m’interpelle en me faisant honte. Parmi toutes les choses qui m’entourent, autrui a un statut particulier : il est un sujet. Il m’est donc à la fois semblable et irréductiblement différent : nous sommes deux êtres uniques. Reconnaître autrui, c’est lui devoir ce qui n’est pas exigible pour une chose : le respect moral. Autrui, c’est l’autre, mais en tant que je reconnais en lui une personne, un être humain ayant une valeur morale. Telle est l’idée centrale du concept d’autrui : je dois chercher à déduire une morale (une attitude obligée) de la perception de ressemblances et de différences entre moi et un autre sujet humain.  

                               Sartre : L’Être et le Néant

I)                    La bienveillance : une attitude spontanée ; Rousseau, la pitié

II)                  Le conflit :            - la méchanceté ; Hobbes et Jankélévitch

- De la justification : Boltanski et Thévenot

III)                La domination

-          Bourdieu : la violence symbolique

-          Kant : l’insociable sociabilité

 

IV)                Autrui est nécessaire à la construction de soi : la reconnaissance de l’autre

Tandis que les groupes d’animaux hiérarchisent les individus des troupeaux par une espèce de loi de la domination du plus fort, tandis que l’on retrouve ce phénomène dans la plupart des groupes ou des collectivités humaines selon des modalités différentes (la loi du plus fort se change alors en loi du plus malin, du plus habile à s’exprimer, en loi du plus cultivé), deux philosophies ont conçu l’entreprise de considérer les interactions humaines autrement :

 

-                     Hegel : selon cet auteur, la reconnaissance de l’autre s’opère par un affrontement, du moins par une confrontation des désirs du dominant et du dominé : les désirs de celui qui est en position d’<< esclave >> s’identifient à ceux de celui qui est en position de << maître >>. Le courage du maître à n’avoir pas peur d’affronter la mort va ainsi devenir la composante essentielle du travail de l’esclave.

 

-                     Levinas : selon cet auteur, la reconnaissance de l’autre s’opère d’emblée par les seuls échanges des regards des interlocuteurs ou des protagonistes d’une situation : le visage et le corps d’autrui, sa beauté, son expression, sa sensibilité, la sympathie qu’il m’inspire, son expression de souffrance, de pitié, sa tendresse me commandent impérativement de lui accorder une dignité qui elle-même doit appeler un respect de sa personne.

 

V)                  L’intersubjectivité et la construction du monde commun

Lévi-Strauss : se retirer le pain de la bouche

VI)                L’hospitalité est le paradigme de ma relation à autrui : << faites comme chez vous >>

 

 1. Ai-je besoin d’autrui ?

 2. Autrui me connaît-il mieux que moi-même ?

 3. A-t-on le devoir d’aimer autrui ?

 

                Le Même et l’Autre, la personne. Parmi toutes les choses qui m’entourent, autrui a un statut particulier : il est un sujet. Il m’est donc à la fois semblable et irréductiblement différent : nous sommes deux êtres uniques. Reconnaître autrui, c’est lui devoir ce qui n’est pas exigible pour une chose : le respect moral. Autrui, c’est l’autre, mais en tant que je reconnais en lui une personne, un être humain ayant une valeur morale. Telle est l’idée centrale du concept d’autrui : je dois chercher à déduire une morale (une attitude obligée) de la perception de ressemblances et de différences entre moi et un autre sujet humain.

                 Avons-nous toujours besoin d’autrui ? Égoïsme : vouloir être seul. À proximité d’autrui, nous changeons souvent notre comportement, pour suivre les règles de vie en communauté. Parfois même, nous désirons éviter son regard qui nous gêne. Cela nous porte à croire qu’autrui nous empêche d’être nous-mêmes : il serait l’obstacle dressé entre soi et soi. L’égoïsme naturel de l’homme le porte à fuir ses semblables.

 

                Sociabilité : vouloir être avec les autres. Pourtant la présence d’autrui nous apporte beaucoup. En effet, nous pouvons coopérer et nous organiser pour améliorer notre vie commune : partager notre travail, mais aussi nos plaisirs et nos peines (amitié et amour). Le rapport à autrui semble porter les conditions du bonheur.

 

En perdant autrui, je perds le monde (deleuze)

 

" Autrui comme structure, c’est l’expression d’un monde possible. " Gilles Deleuze, Logique du sens (1969), Appendice IV.

 

Problématique

 

                Que perd-on vraiment en perdant tout rapport avec autrui ? Peut-on vivre sans autrui ? Autrui nous apporte-t-il quelque chose d’absolument essentiel ?

 

Explication

 

                Seul au monde. Deleuze commente le roman de Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), qui imagine un naufragé coupé de tout rapport à autrui. En montrant ce que nous enlève l’absence d’autrui, on mesure tout ce que sa présence nous apporte. Dans sa solitude, Robinson ne parvient plus à imaginer d’autres points de vue que le sien. Mais alors, il ne sait plus si ce qu’il ne voit pas existe (la colline a-t-elle vraiment un autre versant ?), ni même si ce qu’il voit existe (la colline ne serait-elle pas un mirage ?). Bref, sans autrui, la vie n’est qu’un songe.

 

                Autrui structure ma perception. Deleuze en déduit que c’est autrui qui me permet d’organiser mes perceptions entre elles, de leur donner une certaine cohérence et une certaine crédibilité. Autrui est une certaine manière d’organiser mon champ perceptif, de le structurer et de lui donner une objectivité. Sans autrui, le monde perd toute objectivité.

 

                Autrui est la réalité du possible. Mais autrui me découvre aussi ce que peut être le monde. Son visage effrayé me permet de me rendre compte que le monde peut aussi être effrayant. Le visage d’autrui rend réelles des possibilités dont je n’avais pas conscience : « C’était cela autrui : un possible qui s’acharne à passer pour réel. »

 

Débat et enjeu

 

                Faut-il penser tout seul ? Deleuze voit dans autrui une voie d’accès au réel. Nous retrouvons ici une vieille idée de la philosophie, qui fait du dialogue ou de la confrontation des points de vue le chemin même de la vérité. Mais cette idée est débattue. Pour Descartes, notamment, la voie d’accès au vrai exige au contraire un repli sur soi (se couper du monde et d’autrui), car il faut décider de douter de tout, même de l’existence d’autrui.

 

                « Ô, mon beau miroir » Mais d’où vient ce désir de se passer d’autrui ? Le poète latin Ovide nous rapporte l’histoire de Narcisse estimé par tous d’une rare beauté. Apercevant un jour son propre reflet dans l’eau, il tomba amoureux de son image, restant jour après jour auprès de son reflet, ne se souciant même plus de se nourrir, jusqu’à ce que son coeur cesse de battre. Le narcissisme semble bien représenter la tentative de se passer d’autrui dans la vie affective. Mais Freud explique cet excessif amour de soi par l’intériorisation de l’amour de la mère pour son enfant : le narcissique a en réalité besoin de l’amour de sa mère (donc d’autrui) pour pouvoir s’aimer.

 

                  Autrui peut il mieux me connaître que moi-même ? Le quant-à-soi. Quand nous sortons d’un spectacle, nous ne demandons pas à un inconnu de nous dire si nous l’avons aimé. Nous croyons être les mieux placés pour savoir ce que nous ressentons, parce que notre conscience nous informe de chacune de nos pensées, nous offrant à chaque instant une image de nous-mêmes. Mais la conscience fait plus que nous dire ce que nous sommes : elle nous juge, à travers nos pensées et nos actes ; elle nous rappelle notre devoir et, parfois, porte sur nous le regard de la culpabilité, au point d’avoir honte de ce que nous sommes.

 

                Les illusions de l’amour-propre. Or cette proximité de la conscience à l’égard de ce que nous sommes et de ce que nous faisons peut déformer l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. La conscience peut nous tromper sur ce que nous sommes : elle manque souvent de recul, c’est-à-dire d’objectivité ; elle peut être déformée par l’amour-propre, qui voit moins les défauts que les qualités. Se connaître soi-même demande dès lors une certaine lucidité que la conscience à elle seule échoue à nous donner. Pour prendre ce recul nécessaire à l’objectivité, pour avoir un peu de distance par rapport à nous-mêmes, ne faudrait-il pas passer par autrui ?

 

Le regard qu’autrui porte sur moi me révèle ce que je suis (Sartre)

 

" Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. " Sartre, L’Être et le Néant (1943), III, 1.

 

Problématique

 

Suis-je le mieux placé pour savoir qui je suis ? Ai-je besoin d’autrui pour savoir ce que je suis ?

 

Explication

 

                Honte sur moi ! L’analyse de Sartre cherche à comprendre ce qui nous amène à éprouver de la honte. Celle-ci apparaît d’abord comme un événement personnel d’ordre réflexif : c’est l’image que j’ai de moi-même qui me fait honte, et ce sentiment, vécu dans ma conscience, ne semble pas faire appel à autrui. Pourtant, pour avoir une image de nous-mêmes, il nous faut passer par autrui. Autrui est le médiateur indispensable pour ressentir la honte, selon un processus en trois étapes que Sartre illustre par « l’homme jaloux ». 1) Un homme jaloux regarde par le trou d’une serrure : il est bien jaloux, mais, tout investi dans son acte, il ne se perçoit pas comme un homme jaloux (« Cette jalousie, je la suis, je ne la connais pas »). 2) Quelqu’un surgit dans le couloir, et le voit : l’homme imagine alors le jugement qu’autrui porte sur lui et réalise qu’il lui apparaît comme un homme jaloux. Il pourrait certes refuser cette image qu’autrui lui renvoie, et s’en moquer. 3) Or l’homme jaloux se reconnaît justement dans cette image : il imagine qu’autrui le juge et, parce qu’il accepte ce jugement, il éprouve de la honte.

 

                Être vu, c’est être chosifié...Ce n’est donc pas ce qu’il pense de moi qui permet à autrui de me renvoyer une image de moi-même (je ne saurais d’ailleurs jamais de façon certaine ce qu’il pense vraiment), mais son regard. Le regard d’autrui me relie à moi-même : il fait de moi une chose regardée (il me chosifie) et, en me représentant ce qu’autrui voit de moi, je me vois moi-même. Le regard d’autrui porté sur moi me donne une distance par rapport à moi-même qui me permet précisément de prendre conscience de ce que je suis.

 

                ...donc aliéné et haineux. Mais Sartre souligne que ce regard est générateur de tension et de conflit. Alors qu’il me faudrait remercier autrui de me permettre de savoir ce que je suis, je vis son regard comme une violence. En imaginant qu’il me voit comme un objet, je pense que son regard nie mon statut de sujet, qu’il m’enferme dans certaines caractéristiques (ne voyant en moi qu’un homme jaloux, alors que je peux être bien autre chose). Bref, parce qu’il nie ma liberté de sujet, le regard d’autrui est vécu comme une aliénation (une perte de ce que je suis vraiment). Pour cela, je peux finir par haïr autrui, c’est-à-dire par projeter de réaliser un monde où il n’existe pas 6.

 

Débat et enjeu

 

                « Connais-toi toi-même »...La connaissance de soi était déjà au centre de la philosophie de Socrate qui, pour présenter ce qu’il faisait, reprenait cette phrase inscrite sur le temple de Delphes : « Connais-toi toi-même. » Or, se connaître soi-même, selon Socrate, ce n’est pas connaître ses propres particularités, mais ce qu’il y a en soi d’universel, c’est-à-dire la raison. En effet, il pense comme Sartre qu’il faut entrer en rapport avec autrui. Cependant, ce rapport ne passe pas par le regard, mais par le dialogue. C’est par le dialogue avec autrui que je découvre ce que je suis.

 

                ...par la raison d’autrui. Pour l’expliquer, Socrate compare la connaissance à la vision 7. Notre oeil nous sert à voir, mais il ne peut se voir lui-même qu’en observant son image dans un objet réfléchissant. Notre raison est ce qui nous sert à connaître, mais, pour se connaître elle-même, elle doit observer un reflet d’elle-même. Or, de même que c’est dans l’oeil d’autrui que nous découvrons l’image de notre propre oeil, c’est dans sa raison que nous découvrons notre raison. Bref, c’est dans le dialogue avec autrui que nous découvrons ce qu’il y a d’universel dans notre pensée et que se construit la connaissance de soi.

 

                A-t-on le devoir d’aimer autrui ? L’amour du prochain. Aimer autrui apparaît comme l’exigence morale la plus haute, et l’amour la vertu la plus pure. Les Évangiles nous présentent cet amour comme un commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’amour est l’acte qui n’attend rien en retour, qui ne demande aucune réciprocité, où s’incarnent la générosité et la bienveillance les plus parfaites. En ce sens, l’amour peut être un commandement, un impératif.

 

                Sentiment et devoir. Mais l’amour reste un sentiment. Or, un sentiment ne se commande pas ou, s’il se commande, il se peut que ce ne soit plus un sentiment ! Si l’on aime autrui par devoir, alors ce n’est plus par amour. Un devoir d’amour apparaît comme une notion contradictoire : la vie affective et la vie morale semblent s’opposer.

 

On doit seulement être bienveillant  (Kant)

 

                " L’amour est une affaire de sensation, non de vouloir, et je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois (être forcé à l’amour) ; par conséquent un devoir d’aimer est un non-sens. Mais en tant qu’acte, la bienveillance peut être soumise à une loi du devoir. Or, on appelle souvent (quoique très improprement) amour la bienveillance désintéressée envers les hommes. " Kant, Métaphysique des moeurs (1796), « Doctrine de la Vertu », intro., XII.

 

Problématique

 

                L’amour peut-il être l’objet d’une obligation ? Le sentiment a-t-il une place dans la morale ? La morale suppose- t-elle le refus de toute émotion ? Le fondement de la morale est-il d’ordre rationnel ou émotionnel ?

 

Explication : article Autrui (suite) ; voir E Kant, Métaphysique des mœurs, introduction à la Doctrine de la vertu

                Éros et Agapè. En distinguant deux types d’amour, Kant retrouve l’antique différence entre Éros et Agapè. L’éros est l’amour charnel, qui tend vers la jouissance et le plaisir ; il prend la forme d’un désir. L’agapè (du grec agapan : chérir), c’est un pur don de soi, sans attente de réciprocité ; cette forme d’amour, qui ne vise pas la jouissance et ne repose pas sur le sentiment, est une disposition bienveillante à l’égard de tout homme. L’agapè est un amour charitable (« charité » dérive de caritas, traduction latine d’agapè), qui repose sur l’idée que chaque homme porte en lui une valeur infinie.

                Le respect d’autrui. Or, cette idée de la valeur absolue de chaque vie humaine est au principe de la loi morale fondamentale qu’énonce Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.» Les personnes sont conçues comme des fins en elles-mêmes, valant par elles-mêmes, indépendamment de leur fonction ou de leurs actes. Reconnaître la dignité d’autrui comme personne humaine, c’est le respecter, c’est-à-dire voir en lui une fin et jamais simplement un moyen.

                ...seul sentiment moral. Mais, ce respect ne résulte pas d’un raisonnement (je ne réfléchis pas pour savoir ce qu’est le respect). C’est un sentiment intérieur, non pas de plaisir ou de peine, mais d’admiration. Il incline mon esprit, que je le veuille ou non, et je ne m’y abandonne d’ailleurs pas volontiers : le respect demande un effort. Ainsi, le respect est le seul sentiment par lequel nous accédons à la moralité.

Débat et enjeu

                Le visage d’autrui m’oblige. Pour Emmanuel Levinas, le fondement de l’obligation morale (le devoir) ne réside pas dans un commandement de ma raison, mais dans la présence d’autrui comme visage. En effet, ce qui fonde mon comportement moral, c’est la rencontre d’un visage dans lequel s’éprouvent l’altérité et la différence radicale : dans un visage, je fais l’expérience d’autre chose que moi. Par ailleurs, le visage d’autrui témoigne d’une faiblesse et d’une fragilité : le visage est toujours nu, il manifeste une humanité et une faiblesse qui dissout toute violence. Le visage est ainsi un appel à l’amour. Ce n’est plus l’éthique qui me dicte mon rapport à autrui, c’est le rapport à autrui qui m’introduit dans la sphère du devoir. S’il y a un devoir d’aimer, c’est parce que l’amour fonde tout devoir.

                « Je t’aime » : l’amour dans la différence. Levinas remarque alors que la forme « originelle » de ce rapport moral à autrui se trouve dans l’amour, au sens d’Éros. L’amour fonde tout devoir, car dans l’amour, nous faisons l’expérience de l’altérité radicale. Ce qui me fascine dans l’être aimé, c’est tout ce par quoi il n’est pas moi, tout ce par quoi il est différent de moi. L’amour repose sur une dualité indépassable. D’où cette double caractéristique de l’amour : il n’est pas fusion (vouloir être semblable à l’être aimé et tout savoir de lui, c’est perdre le charme de l’inconnu), mais il n’est pas non plus lutte (l’amour n’est pas une tentative de suppression de la différence qui nous sépare d’autrui).

 

                Philosophie de la caresse. Levinas voit dans la caresse une confirmation de cette conception de l’amour. La main caressant l’être aimé ne cherche pas simplement le plaisir du contact charnel, mais à saisir autre chose que ce qui est touché : « Ce qui est caressé n’est pas touché. » La caresse cherche autre chose, mais elle ne sait pas ce qu’elle cherche : elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, avec quelque chose d’absolument autre qui demeure inconnaissable. Elle est ainsi la véritable rencontre avec autrui, dans son altérité radicale.

Publié dans Philosophie

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