Notre situation (suite 2) : Aristote et nous...

Publié le par Pierre Gapenne

 Les hommes politiques qui recouvrent la réalité de discours assimilationnistes aliénés et qui voudraient faire croire que Tout est normal, comme en France, sont en fait la proie d’un délire verbal quotidien...

Les hommes politiques qui recouvrent la réalité de discours assimilationnistes aliénés et qui voudraient faire croire que Tout est normal, comme en France, sont en fait la proie d’un délire verbal quotidien...

 

II) Le lieu commun de la Relation et de la Corrélation : l’émondation et l’immondation

 

    Encore une fois la Caraïbe est exemplaire, et Glissant nous a donné à lire maintes fois les cris de l’esclave, l’horreur du vaisseau négrier, le lieu d’une souffrance partagée qui d’emblée relie, à la fois par sa puissance passionnelle, et par son caractère fondamentalement relationnel: hommes et femmes arrachés à l’Afrique, transplantés en Amérique par des marchands européens et des colons devenus antillais :  c’est que, si l’on peut dire, en matière de voyage, le peuple des Plantations en connaît un bout. Depuis ce bateau du grand voyage, tous sans le ressentir, ou désireux de l’oublier au plus vite, avaient affronté l’inconnu. Le ventre de cette barque ci vous dissout et vous rejette dans un non monde où vous criez. C’est que cette barque est une matrice, le gouffre matrice. Génératrice de votre clameur. Productrice de votre unanimité. Car si vous êtes seul dans l’épouvante, vous partagez déjà l’inconnu avec quelques-uns que vous ne connaissez pas encore. Le gouffre, est donc également lieu de rencontre, lieu de Relation et de Corrélation, cette souffrance initiale (et non originelle, puisque, au contraire, elle est privation de toute origine), devient connaissance et partage : ceux-là qui sont remontés du gouffre ne se vantent pas d’être élus. Ils vivent simplement la relation, qu’ils défrichent, au fur et à mesure que l’oubli du gouffre leur vient et qu’aussi bien leur mémoire se renforce. Voilà pourquoi le peuple des Plantations, s’il n’est pas hanté de la nécessité de la découverte, se trouve doué pour l’exercice de la Relation et de la Corrélation.

 

                Les romans de Glissant sont toujours une remontée de ce gouffre de la barque et de la mer. Parmi ceux qui ont oublié ensemble, quelques personnages cependant, se souviennent ou plus exactement sont traversés par une trace d’histoire, pris de ce que l’auteur du Discours antillais appelle un tourment d’histoire. Les Antilles et les Antillais, leurs représentants en particulier, les hommes politiques qui recouvrent la réalité de discours assimilationnistes aliénés et qui voudraient faire croire que Tout est normal, comme en France, sont en fait la proie d’un délire verbal quotidien. Certaines pages désopilantes des romans sont des parodies de ce délire politique qui prend les maires/mères d’une démocratie dans laquelle les ventres/urnes sont bourrés à l’avance. On joue aux dominos avec le secrétaire de mairie, le maire et le Docteur, pendant que se trament en douce, les petites tractations et les grandes transactions, les assassinats politiques. Mais dans ce doux roulis du discours banal et aberrant, certains entendent autre chose. Un homme du peuple, un peu simple d’esprit, bercé au hamac de mots, bouge sur ce fond d’algues et de glauques reflets de chaîne, sur ce fond d’engloutis ferrés deux à deux, sur ce fond de suppliciés cloués au carcan par les oreilles, la bouche bâillonnée de piment. Lui seul, dans la situation présente perçoit le refoulé de l’histoire et revit la descente dans la cale négrière. Ces personnages ne délirent pas, mais comme l’auteur qui se reconnaît comme un beau parleur, ils défont l’ordre du monde, ils parlent à l’envers pour déconstruire, donner à voir le désordre que nous prenons trop souvent pour l’ordre et qui n’en est que la caricature, discours dominant qui recouvre tant bien que mal la réalité des conflits. C’est à partir de ce parler révélateur et transgressif que se dit à la fois le tourment de l’histoire, dans une remontée, une fulguration, et le monde qui serait imaginé, défait ou refait à partir de ce non monde de la traite. Si l’on se prend à écouter ce beau parleur du tout monde, on entend ces langages du monde qui se rencontrent sur la vague, toutes ces langues se fracassent l’une dans l’autre comme les crêtes de vagues en furie. Et alors enfin vous tournez la parole non plus comme un fil mais comme un tourbillon, et avec tout ce vent et toute cette fumée vous convoquez la tempête, un cyclone qui débâcle sans déraciner, et là vraiment vous imaginez le monde alentour.

              Tout Monde est un grand voyage dans le langage et un roman qui se met en mouvement, en tourbillon, pour dérouler des histoires qui se ré enroulent un peu plus loin, qui déplacent les images et les lieux communs d’Italie à la Martinique en passant par la Corse, l’Égypte, Alger, l’Indochine et le Sénégal. L’histoire est toujours multiple, en effet, depuis le début au moins double, commencée au Pays d’Avant dont on conserve des traces, continuée ici, dans un paysage sans cesse interrogé, mais se poursuivant également dans la Relation avec le centre éloigné, puis le monde. Aussi, le récit devra-t-il se référer à plusieurs espaces, se faire Relation[1] au sens de lien et de distance. Nous voyageons à travers des temps et des lieux de l’ancien au nouveau monde et des modes de transport au massacre des Indiens : les espaces sont parcourus en tous sens et  le langage est un voyage dont nous ne voyons pas la fin. Le Tout Monde n’est peut être pas le café du commerce, mais le commerce y tient une place non négligeable : son dieu est un Brésilien surnommé dieu du commerce, Hermès voyageur, grand médiateur, et ses prêtresses sont les pacotilles de la Caraïbe. Ces grosses commères noires à la voix claquante, transportent d’île en île tout un bazar qui met espaces et gens en Relation : que font les pacotilles ? Elles tissent la Caraïbe les Amériques, elles encombrent les avions de cette pagaille de cartons, de paquets, elles résistent au mépris des hôtesses de l’air. Elles relient la vie à la vie, par-delà ce que vous voyez, les radios portables de Miami et les peintures à la chaîne de Port-au-Prince, elles transportent l’air et les commérages, le manger comme les préjugés, le beau soleil et les cyclones. Mais elles ne se croient pas en mission. Elles sont la Relation. Disons que nous sommes tous la pacotille de toutes ces histoires rassemblées.


[1]  ) Michel de MONTAIGNE : Essais III ; éditions Garnier Flammarion, chapitre VI.

Publié dans Politique

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