En substance : l'art saisi par le plus vif (Suite 5)

Publié le par Pierre Gapenne

Connais ça toi-même ! Savoir, c’est d’abord Voir ça...

Connais ça toi-même ! Savoir, c’est d’abord Voir ça...

 

 

                L’art donne matière à penser

 

                L’appréhension de la réalité de l’être des choses du monde au travers de la catégorie de la priméité, réinstaure la possibilité de penser le monde à partir d’un point où on présume de tout sans préjuger de rien. C’est un ordre des choses à qui le terme de désordre conviendrait mieux : << le désordre est un ordre moindre >> puisque aussi bien, c’est le lieu de toutes les passions involontaires, irréfléchies et inconscientes. Dans les êtres vivants, il y a passion quand ils subissent une altération dépendant des qualités qui sont en leur corps et des forces inhérentes à ces qualités ; alors, les combinaisons de ces qualités se dissolvent, s’effectuent ou se modifient contrairement à leur arrangement naturel.

 

                Ces passions sont dans le corps ; mais seules les plus intenses d’entre elles sont liées à la conscience dans les âmes ; les autres ne sont pas connues (tout un pan de nos activités cérébrales nous restent à jamais inconnues). La catégorie peircienne de la priméité, s’apparente bien à la conception plotinienne d’une matière << matrice de toutes choses >>, qui constitue ce fond sans forme de << l’Un sans l’Être >> qui contient en puissance ce dont l’âme et les êtres intelligibles auront bien du mal à s’arracher[1].

 

                Dans l’ordre de la priméité, il y a bien de la conscience mais cependant, cette conscience n’est nullement encore conscience de quelque chose et encore moins conscience de soi : elle n’est une conscience pour personne tant qu’un art ne l’a pas mise à découvert. Il s’agit d’une conscience à nouveau frais, éphémère, libre et spontanée, mais surtout une conscience susceptible de se dilater et de se contracter, sub specie durationis[2].

 

                Se laisser pénétrer de l’évidence de ces choses qui relèvent de la priméité, c’est un mot d’ordre dont Patocka a deviné toute l’urgence de nous en faire sentir toute la force de persuasion : << cela me regarde : les choses apparaissantes ont quelque chose à me dire, la présence de ce qui en elles, est présenté, s’entoure d’un halo de ce qui n’est pas présent mais qui devient possible ; et ce possible en tant que tel m’attire et me regarde, me laisse indifférent ou me repousse ; elles sont originairement ce qui est susceptible de l’objet de mes préoccupations[3]>>. Il y a un plan d’articulation du phénoménal et du nouménal qui est le champ de la précompréhension de l’être qu’il faut présupposer comme fondement de toute clarté.

 

                L’effraction du sens ainsi amenée à jour, nous prémunit de la prévarication à laquelle le sens est si souvent réduit dans des assertions administrées trop étroitement. Il faudrait donc que l’expression par la parole et l’écriture retrouve les gestes de nos idées : les signes de nos sciences et les sciences de nos signes ne nous disent plus rien et ne nous parlent plus, << les unes manipulent les autres mais renoncent à les habiter[4]>>.

 

                En dessinant ces figures, Jean Detrémont veut nous arracher à l’empirie des faits bruyants et bruts du monde massifié par les industries de conditionnement pour nous donner à entendre les bruissements des paroles vivantes d’une langue qui s’invente à l’avenant des situations qu’elle rencontre. De la même manière que les sons de la langue produisent les sensations primitives du sens, ces figures produisent des pures signifiances de calligraphie : une écriture d’avant la lettre.

 

                Tandis que tout un art s’essouffle et s’escrime à décréter la vie et la réalité de personnages, Jean Detrémont, par les effets d’une manière de libération du signe, nous affranchit de tous ces alibis improbables de concrétudes pour nous installer résolument dans un pur troisième monde de la signification signifiante par elle-même, dans la geste d’un art pour l’art, d’un art dans l’art, d’un art de l’art : ce travail de déplacement des différences séminales de l’esprit qui s’inscrivent dans des différences sémantiques[5].

 

           Ainsi, l’art nous enjoint son impératif catégorique : Connais ça toi-même ! Savoir, c’est d’abord Voir ça.

 

                Quand y a-t-il de l’art ?[6] Quand là où il y avait une identité rigide du je, tu mets du jeu et là où tu fais advenir le Tout de Tout ça, quand l’œuvre sollicite notre jugement et fait appel à la force formatrice des formes, quand face à la détresse et à la pesanteur, nous sommes en capacité d’impulser de la grâce, quand nous prenons conscience de notre singularité en cultivant cette induction artistique instinctive[7] : la sublimation. La sublimation par le Tout mène à Tout à condition d’en sortir.


[1] ) PLOTIN : Ennéades ; traduction Emile Bréhier, éditions Belles Lettres.

[2] ) Henri BERGSON : La pensée et le mouvant ; éditions PUF, p 176.

[3] ) Jan PATOCKA : Qu’est ce que la phénoménologie ? (subjectivité et asubjectivité) ; éditions

[4] ) Maurice MERLEAU-PONTY : L’œil et l’esprit ; éditions Gallimard.

[5] ) Jacques DERRIDA : L’écriture et la différence ; éditions Le point Seuil.

                                  : La dissémination ; éditions Le point Seuil.

                                  : La vérité en peinture ; éditions Gallimard.

[6] ) Nelson GOODMAN : Manières de faire des mondes ; éditions Jacqueline Chambon.

[7] ) Hans Georg GADAMER : Vérité et méthode ; éditions du Seuil.

Publié dans Philosophie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article