L'art et l'esthétique
2. L’art imite-t-il la nature ?
L’art : beaux-arts ou savoir-faire ? Qui dit art, dit œuvres d’art. 1) L’art, pris en ce sens, se dit surtout des beaux-arts, et désigne l’ensemble des procédés et des œuvres ayant pour fonction de créer le beau (non pas l’utile, comme c’est le cas de l'activité artisanale, et peut-être aussi de la recherche scientifique). Cette valorisation moderne de l'art (XVII-XVIIIe s.) a fini par occulter toute ressemblance avec le travail. 2) C'est pourtant le sens ancien dont témoigne l'étymologie : le mot ars (équivalent latin du grec tekhnè) désigne à l’origine un savoir-faire, une science appliquée, voire un métier. L’art désigne, en ce sens vieilli, toute activité fabricatrice de l’homme, soumise à des règles et acquise par un apprentissage, par opposition aux effets de la nature (qui, elle, n’est soumise qu’à ses propres règles).
Le beau n’est il que l’appréciation du goût de chacun ? Des goûts et des couleurs...Le beau est ce qui plaît. Mais le plaisir relève du sentiment, il est donc subjectif. Or, si l’appréciation du beau dépend de la sensibilité de chacun, le jugement de goût (« c’est beau ») n’est- il pas irréductiblement relatif (« Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ») ? Cependant, il semble exister un consensus objectif autour de ce qu’on nomme les « grandes œuvres ». Et certains artistes ne deviennent-ils pas des « classiques », traversant les siècles autant que les civilisations ?
Un plaisir subjectif qui se veut objectif. De plus, chacun éprouve le besoin de faire partager sa propre évaluation ? Quand nous disons : « C'est beau », nous formulons un jugement qui se veut objectif et nous affirmons a priori que ce qui nous plaît devrait provoquer la même satisfaction chez tous. Peut-on justifier ce paradoxe ? La beauté, qui ne semble ni objective (elle est subjective : variable selon les sujets, belle pour les uns et pas pour les autres), ni absolue (elle est relative : fonction d'un certain point de vue), a-t-elle pourtant une forme d’universalité ? N’est-elle pas communicable ?
Kant : Bien que subjectif, le beau est universalisable
" Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle. " Kant, Critique de la faculté de juger (1790), I, § 6.
Problématique
Pourquoi la beauté, qui n’est ni objective, ni absolue, possède-t-elle pourtant une forme d’universalité ?
Explication
Un plaisir désintéressé. Kant montre que le jugement de goût est fondamentalement subjectif, car il s’appuie sur un sentiment de plaisir (le beau) ou de déplaisir (le laid). Dire d’une chose qu’elle est belle, c’est avant tout dire qu’elle nous plaît. Certes, il s’agit d’une satisfaction désintéressée : ce n’est pas l’objet qui plaît, mais la contemplation de sa représentation, — de sorte que l’existence réelle de l’objet est ici indifférente. Le jugement de goût se distingue en cela du jugement d'agrément (l'agréable), où l'existence physique des objets est indispensable (l'apparence ne suffit pas).
Pas de critère objectif du beau. Toujours particulier et relatif à une sensibilité, le jugement esthétique n'est donc pas universel : ce n'est pas un jugement de connaissance. En effet, seul le concept permet d'universaliser un jugement (c'est le cas dans le jugement scientifique). Or, sans critère conceptuel de la beauté pouvant guider le jugement de goût (sans une connaissance ou une définition du beau), on ne peut pas indiquer de règle d'après laquelle quelqu'un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d'une chose. On ne peut pas démontrer la beauté, et nul n'est tenu de trouver beau ce qui plaît à ses voisins, ni laid ce qui leur déplaît, ni d’admirer ce qu’il ne comprend pas. Le goût prétend à l’universel (j’ai le sentiment que tout le monde devrait trouver beau, en droit, ce que je juge être tel), tout en restant subjectif (je n’ai aucun moyen d’obtenir, en fait, l’accord de tous car il n’y a pas de concept ou de règle pour en juger).
Un subjectivisme sans relativisme ? Or, en dépit de son radical subjectivisme, Kant entend échapper au relativisme. Il va tenter de penser à fois la subjectivité et l’universalité du jugement esthétique. Certes, le jugement de goût exprime le plaisir subjectif de chacun (« ça me plaît »), mais sa prétention à l’universalité ou à l’unanimité (« c’est beau ») est, selon Kant, légitime. Elle a deux fondements. 1) Une certitude intérieure : le sentiment que nous avons du caractère désintéressé de notre appréciation esthétique en garantit l’universalité (elle n’a rien de personnel). 2) Une hypothèse : il existe un sens commun esthétique, une sensibilité commune car présente a priori en chaque homme, bref une identité de goût qui permet l’accord des jugements esthétiques.
Débat et enjeu
Kant a-t-il raison ? Le jugement esthétique prétend certes à l’universalité, mais l’argumentation de Kant pour légitimer cette prétention ne convainc pas. 1) Bien autre chose que l’intérêt peut compromettre l’universalité du jugement de goût : les sensibilités individuelles sont largement conditionnées par leur culture d’appartenance. 2) L’argument d’un sens commun esthétique tient d’une hypothèse ad hoc (forgée pour l’occasion), qu’une enquête empirique sur les différences de sensibilité entre les hommes récuse facilement. Bref, Kant nous convainc de la subjectivité du jugement esthétique, mais semble échouer à en réfuter la relativité. Au fond, la prétention à l’universalité de nos évaluations esthétiques s’explique par le mouvement spontané — c’est-à-dire inévitable — d’objectivation de nos jugements : nous faisons de la beauté un attribut objectif de la chose, une valeur en soi. Il revient à la philosophie de nous rappeler la forme illusoirement objective et universelle de l’appréciation esthétique, qui demeure essentiellement une réaction affective à un objet.
Disputer ou discuter du beau ? Étant subjectifs, les jugements de valeur sont irréfutables (au contraire des jugements de réalité, qui, même s’ils ont une origine subjective, peuvent être empiriquement vérifiés ou réfutés). En faisant du beau un sentiment, Kant rompt avec la conception philosophique qui, depuis Platon, en fait une caractéristique de l'objet. Pour Platon, une chose est belle quand elle est parfaitement ce qu’elle doit être, quand elle correspond parfaitement à son essence et qu’elle participe ainsi à la beauté en soi ou à l’Idée du Beau. Kant frappe de nullité toute doctrine des canons du beau (une science qui établirait ce que sont en vérité les lois du beau). Si le beau n’est pas de l’ordre d’une science, on ne peut pas en disputer (par des preuves), mais seulement en discuter (par des arguments).
Le goût s’éduque-t-il ? Mais si on ne peut changer le goût de quelqu'un par des arguments, faut-il renoncer à toute éducation du goût ? Nullement, si l'on comprend qu'il est possible de modifier, non le goût lui-même, mais la perception des objets et des œuvres, pour faire apparaître des aspects encore inaperçus. On peut apprendre à voir et, peut-être alors, aimer.
L’art imite t’il la nature ? La mimèsis. Au sens grec de technè, l’art renvoie au vieux problème de la mimèsis (l’« imitation »). L’imitation est en effet l’aptitude à savoir reproduire ce que n’importe quelle règle peut enseigner. Or, longtemps l’art s’est voulu imitation de la nature.
L’art n’est-il qu’une technique ? Mais il est alors difficile de savoir où finit la technique et où commence l'art. Suffit-il d'être bon observateur pour être artiste ? Le réalisme le pense (encore au XIXe s.), mais non les tenants de l'art pour l'art.
Est-il moyen ou fin ? Ce conflit porte sur le statut de l'art : est-il un moyen ou une fin en soi ? Si l'on considère que l'imitation tente de se substituer à un être original, alors elle ne peut qu'apparaître équivoque : elle tente de redoubler un être que par essence elle n’est pas ; au lieu de combler l’écart, elle le creuse… Et s’il y a une beauté naturelle, n’est-il pas inutile de l’imiter ? Ne faut-il pas alors différencier la beauté des choses naturelles et celle des œuvres d’art ? Mais une œuvre d’art ne peut-elle pas être plus vraie que son modèle, en nous mettant en présence d’une vérité impossible à atteindre par d’autres voies ?
Oppositions sur l’art. Ici, les philosophes divergent : certains condamnent l’art comme le règne des apparences mensongères, d’autres considèrent au contraire que l’art nous aide à aimer la vérité, non qu’il l’embellisse illusoirement, mais parce qu’il dévoile la beauté intrinsèque des choses que, la plupart du temps, nous ne voyons pas. Cependant, n’a-t-on pas trop vite réduit l’imitation à la seule reproduction ? L’imitation n’est-elle pas, elle-même, une forme de production ou de genèse ?
Aristote : En l’imitant, l’art parachève la nature
" L’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature. " Aristote, Physique (IVe s. av. J.-C.), II, 8.
Problématique
L’imitation de la nature par l’art consiste-t-elle à la redoubler inutilement, ou plutôt à l’achever en suppléant à ses défaillances ?
Explication
L’homme singe. « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance », note Aristote, ajoutant que l’homme est « le plus mimeur de tous les animaux ». L’imitation n'est donc pas artificielle, mais naturelle, et l'art dérive d'une spontanéité naturelle pré-artistique.
L'art produit. De plus, la mimèsis (imitation) ne veut pas dire seulement re-production. La mimétique est une véritable « poïétique » (la poiêsis est l’activité produisant une œuvre extérieure) : comme la nature, elle fait, elle produit des formes. En ce sens, ni l’artisan ni l’artiste ne s’opposent à la nature : façonner une œuvre, c’est être capable d’entrer dans le secret de la genèse d’une chose. Pour Aristote, la mimèsis est finalement une relation ascendante par laquelle l'être inférieur s'efforce de réaliser, avec les moyens dont il dispose, un peu de la perfection qu'il aperçoit dans le terme supérieur et que celui-ci n'a pu faire descendre jusqu'à lui. Par exemple, l’éternelle perpétuation de l’espèce dans la reproduction imite l’éternité immobile du divin : l’homme engendre l’homme, de sorte que si l’individu meurt, l’espèce demeure.
L’art, plus puissant que son modèle ? Certes, le problème de toute imitation est que la ressemblance est une notion ambivalente, qui induit un écart entre la copie qu’elle est et l’original qu’elle n’est pas. Or, Aristote n'interprète pas ce manque comme une déficience de la copie par rapport à l'original. En fait, l'art imite la nature au sens où « il achève ce qu'elle n'a pas pu mener à bien ». Autrement dit, l'imitation suppose une certaine impuissance du modèle lui-même, puisque c’est cette impuissance qu’il s’agit de compenser ! Bref, l’art ne reproduit pas la nature : comme elle, il est capable de produire.
Débat et enjeu
L’imitation : dégradation ou perfectionnement ? Aristote prend le contre-pied de son maître, Platon, pour qui la mimèsis est une relation ontologiquement dégradée de modèle à copie : l’artiste présente des simulacres ou des contrefaçons de la réalité, c’est un illusionniste. C’est pourquoi Platon oppose à la muse jugée frivole des poètes la muse philosophique, amie de la vérité. Aristote nous donne au contraire les moyens d’une réhabilitation de l’art. En réalité, l’art ne re-produit pas, mais produit, — et dans ce processus l’invention personnelle de l’artiste a toute sa place.
Le génie, c’est l’inimitable. De ce point de vue, si l’on oppose souvent l’« originalité » du génie à l’« esprit d’imitation », c’est parce que le génie est « non pas celui qui n’imite personne », ainsi que l’avait vu Chateaubriand, « mais celui que personne ne peut imiter ». Le génie, c'est le modèle sans faille, sans impuissance, achevé ou parfait (perfectum signifie en latin « achevé »).
La création. Ce qui distingue l'art des techniques comme des sciences, c’est d’être création, et non invention ou découverte. L’artiste produit une œuvre originale, mais qui est en même temps l’incarnation sensible d’une expérience humaine. C’est pourquoi l’art nous est plus essentiel que la science. Shakespeare, Rembrandt ou Mozart nous en ont plus appris, sur l’homme et sur le monde, que la plupart de nos savants. Au reste, les découvertes de ces derniers, s’ils étaient morts à la naissance, eussent sans doute été faites, quelques années ou décennies plus tard, par tel ou tel de leurs collègues. Mais les créations originales, qui les auraient faites ? Qui aurait remplacé Rembrandt ou Bach ? Qui écrira les œuvres que Schubert n'a pas eu le temps d'écrire ? De même, la science progresse et les théories scientifiques sont appelées à céder le pas à d'autres, plus vraies et plus universelles (Einstein dépasse Newton, et sera lui-même dépassé). Mais qui rendra la beauté de Van Gogh obsolète ? Une œuvre d'art est irrem- plaçable, comme l'individu qui l’a créée, et c’est à quoi elle se reconnaît.
La vie imite l’art. « Quelle vanité que la peinture, s’exclame Pascal, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » Mais admirerait-on vraiment la nature sans l’aide de l’art ? Et si c’était plutôt la nature qui, paradoxalement, imitait l’art ? Cette thèse peut se défendre, à condition de comprendre que tout se joue dans le regard du spectateur. En effet, le regard n’est jamais vide, mais toujours éduqué. Ainsi, l'art modifie et enrichit notre perception, il influence notre manière de voir la nature. Par là, il donne une existence au monde que nous percevons. Bref, bien loin de nous détourner du monde, l'art nous le révèle. « Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles, note Oscar Wilde parlant des Impressionnistes, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés. »