A) Anatomie de la mélancolie : se faire sonnet ...

Publié le par Pierre GAPENNE

Dédaigneras tu le sillon de mon labour ?

Dédaigneras tu le sillon de mon labour ?

               3) Dédaigneras tu le sillon de mon labour ?

          Regarde dans ta glace et dis à la figure que tu y vois qu’il est temps que cette figure en forme une autre : si tu n’en fais pas maintenant revivre la fraîche image, tu trompes le monde et tu refuses le bonheur à une mère.

                Car où est la femme si belle dont la matrice en jachère dédaignerait le sillon de ton labour ? Quel est l’homme assez fou pour être le tombeau de son propre amour et pour couper court à sa postérité ?

                Tu es le miroir de ta mère, et elle retrouve en toi l’aimable avril de sa jeunesse ; de même à travers les vitres de ta vieillesse, tu pourras voir, en dépit des rides, le rayon de ton printemps.

                Mais si tu veux vivre pour être oublié, meurs seul et ton image mourra avec toi.


            11) Tu es le sceau qu’elle a gravé avec l’intention de mettre ton empreinte pour faire vivre ton type

            A mesure que tu déclineras, tu grandiras dans ton enfant de tout ce que tu auras décru ; et ce sang vif que jeune, tu auras transmis, tu pourras dire que c’est le tien, quand tu t’éloigneras de la jeunesse.

                Ainsi vivent la sagesse, la beauté et la postérité ; hors de là, tout est folie, vieillesse et ruine glacée. Si tous pensaient comme toi, les temps s’arrêteraient, et soixante ans seraient la fin du monde.

                Que tous ceux que la Nature n’a pas voulu mettre en réserve, les êtres bruts, informes et grossiers périssent stériles ! Mais pour ceux qu’elle a le mieux doués, fais donc valoir qu’ils ont à prodiguer ces dons qu’elle leur a prodigués.

                Tu es le sceau qu’elle a gravé avec l’intention de mettre ton empreinte sur d’autres et de faire vivre ton type.

 
                         148) O, Rusée bien aimée !

 Hélas ! Comment l’amour m’a t’il mis en tête ces yeux qui ne sont pas en rapport avec la réalité ? Ou, s’ils s’y sont, où mon jugement s’égare-t-il pour apprécier si faussement ce qu’ils voient juste ?

                Si celle dont mes yeux prévenus radotent est belle, que prétend le monde en déclarant qu’elle ne l’est pas ? Si elle ne l’est pas, alors l’amour prouve bien que son oui est loin d’être aussi juste que le non de tous les hommes.

                Comment le serait-il ? Oh ! Comment l’amour verrait-il juste, lorsque ses yeux sont ainsi fatigués par l’insomnie et par les pleurs ? Rien d’étonnant alors que je me méprenne sur ce que je vois : le soleil même ne voit pas jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse.

                Oh ! Rusée bien-aimée ! Tu m’aveugles de larmes, de peur que mes yeux clairvoyants ne découvrent tes noirs défauts.


                         27) Epuisé de fatigue

 Epuisé de fatigue, je me mets vite au lit, reposoir cher à mes membres harassés ; mais alors commence un voyage dans ma tête qui fait travailler mon esprit, quand expire le travail de mon corps ;

                Car alors mes pensées, loin du lieu où je suis, entreprennent vers toi un pieux pèlerinage et tiennent mes paupières languissantes toutes grandes ouvertes, fixées sur les ténèbres que les aveugles voient.

                Là, la vision imaginaire de mon âme présente ton ombre à ma vue sans yeux, et ton ombre, comme un bijou pendu à la nuit spectrale, fait belle cette nuit noire et en rajeunit la vielle face.

                Ainsi, le jour mon esprit, la nuit mon âme, à cause de toi pour moi, ne trouvent pas de repos.


                         32) Je veux les lire pour leur style

 Si tu survis à mon existence résignée, alors que la mort brutale couvrira mes os de poussière, et si par hasard tu relis une fois encore ces pauvres méchants vers de ton ami disparu,

                Compare-les aux meilleures œuvres du jour, et, fussent-ils au-dessous de toutes, gardes-les par égard pour moi, sinon pour leur poésie, dépassée par l’essor de plus heureux génies.

                Oh ! Daigne alors en ma faveur faire seulement cette réflexion charitable : <<Si la muse de mon ami avait grandi en même temps que ce siècle, son amour lui aurait donné un enfant plus beau, digne de marcher dans les rangs d’un meilleur équipage ;

                <<Mais puisqu’il est mort et que les poètes font mieux que lui, je veux les lire, eux, pour leur style, et lui, pour son amour !>>

 
                       35) Une guerre entre mon affection et ma rancune

 N’aie plus de chagrin de ce que tu as fait : les roses ont l’épine, et les sources d’argent la boue ; les nuages et les éclipses cachent le soleil et la lune ; et le chancre répugnant vit dans le plus suave bourgeon.

                Tout homme fait des fautes, et j’en fais moi-même en autorisant tes torts de les comparaisons, me corrompant moi-même pour panser tes coups et trouvant à tes méfaits une excuse qui les dépasse.

                Car je donne une explication à ta faute sensuelle, ton adversaire se fait ton avocat, et je commence contre moi-même une plaidoirie en forme. La guerre civile est entre mon affection et ma rancune.

                Si bien que je ne puis m’empêcher d’être l’auxiliaire de ce doux fripon qui me vole amèrement.

   
                 90) Le monde est ligué pour contrarier ma vie

                 Donc hais moi, si tu veux ; maintenant, si jamais. Maintenant que le monde est ligué pour contrarier ma vie, joins toi à la rancune du sort, fais mois plier tout de suite, et ne viens pas m’accabler après coup.

                Ah ! Quand une fois mon cœur aura échappé à ce désastre, n’arrive pas à l’arrière-garde du malheur vaincu. Ne donne pas à une nuit de vent un lendemain de pluie, en ajournant la catastrophe préméditée.

                Si tu veux m’abandonner, ne tarde pas à le faire ; n’attends pas que les autres petites misères aient satisfait leur dépit, mais arrive au premier rang. Ainsi, je goûterai tout d’abord le pire de ce que me réserve la fortune.

                Et les autres coups du malheur, qui me font l’effet de malheurs, ne me le paraîtront plus, quand je t’aurai perdu.

 
                 92) C’est ça, fait l’indifférente

                Oui, c’est ça, vas y, démène toi pour te dérober à moi. Tu m’appartiens sûrement jusqu’au terme de ma vie. Ma vie ne durera pas plus longtemps que ton affection, car, c’est de ton affection pour moi qu’elle dépend.

                Donc, quel besoin ai-je de craindre les pires de tes cruautés, puisque la moindre d’entre elles doit terminer ma vie ? Je le vois, mon existence n’est pas de celles qui dépendent de ton humeur.

                Tu ne peux pas me torturer de ton inconstance, puisque je dois succomber à ta première désertion. Oh ! L’heureux privilège que j’ai là, heureux d’avoir ton affection, ou heureux de mourir !

                Mais quel bonheur est assez pur pour n’avoir pas de tâche à craindre ? Tu peux me trahir sans que j’en sache rien.

           
                       66) Lassé de tout cela

               Lassé de tout cela, j’invoque le repos de la mort : lassé de voir le mérite réduit à mendier, lassé de voir la pénurie besogneuse affublée en drôleries, lassé de voir la foi la plus pure, douloureusement violée, lassé de ce que l’honneur soit honteusement mal placé,

Lassé de ce que la vertu soit brutalement prostituée, de ce que le juste mérite soit disgracié, de ce que la force soit paralysée par un pouvoir boiteux,

Lassé de ce que l’art soit bâillonné par l’autorité, de ce que la folie, déguisée en docteur, contrôle les talents, de ce que la simple loyauté soit traitée de simplicité, de ce que le Bien soit le captif et le serviteur du Mal, …

                Lassé de tout cela, je voudrais m’y soustraire en mourrant pour sauver et laisser seul intact mon Amour.

 
             121) Ceux qui s’attaquent à mes fautes ne font que me prêter les leurs

                   Mieux vaut ici-bas être vil que de passer pour vil, alors que, ne l’étant pas, on subit le reproche de l’être. Le bonheur le plus légitime est condamné, quand il est jugé, non par notre conscience, mais par l’opinion d’autrui.

                Pourquoi faut il que les regards faux et viciés du monde s’inclinent sur mes fantaisies, ou que dans mes faiblesses j’aie des espions plus faibles que moi qui, selon leur caprice, jugent mauvais ce que je trouve bon ?

                Non, je suis ce que je suis : et ceux qui s’attaquent à mes fautes ne font que me prêter les leurs. Je puis encore être droit, bien qu’eux-mêmes soient tortueux, et mes actions ne doivent pas être jugées sur leurs pensées grossières.

                A moins qu’ils ne maintiennent cette loi funeste : tous les hommes sont mauvais et c’est leur mauvaiseté qui règne.


             142) Ta vertu profonde est la haine

                  L’amour est mon péché et ta vertu profonde est la haine, haine de mon péché fondé sur un amour pécheur. Oh ! Compare seulement ma situation à la tienne, et tu verras qu’elle ne mérite pas cette réprobation ;

                Ou, si elle le mérite, ce n’est pas de tes lèvres qui ont profané leurs ornements écarlates, et scellé de faux engagements d’amour aussi souvent que les miennes, volant au lit des autres leur légitime revenu.

                Sache-le, mon amour pour toi est aussi justifiable que ton amour pour ceux que tes yeux courtisent, comme les miens t’importunent. Enracine la pitié dans ton cœur afin que, lorsqu’elle y croîtra, ta pitié puisse te valoir la pitié des autres.

                Autrement, quand tu chercheras ce bonheur que tu me dérobes, puisses-tu, d’après ton exemple, n’essuyer que refus !


           129) La satisfaction de la luxure

                 La satisfaction de la luxure, c’est l’épuisement de l’âme en prodigalité de honte : jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, infâme, sauvage, extrême, brutale, cruelle, déloyale.

                Aussitôt assouvie, aussitôt méprisée. Poursuivi hors de raison, à peine son désir est-il atteint qu’il est maudit hors de raison, comme une fatale amorce mise exprès pour rendre fou celui qui l’avale.

                Folle dans la poursuite, elle l’est aussi dans la possession : ayant eu, elle veut encore, extrême dans son exigence : béatitude à l’épreuve ; après l’épreuve, vraie douleur ; d’abord joyeux projet, rêve ensuite !

                Le monde sait tout cela, et pourtant nul ne sait éviter le ciel qui mène les hommes à cet enfer.

 
                  118) Pour rendre l’appétit plus vif, on se mithridatise

                  De même que, pour rendre l’appétit plus vif, on s’excite le palais avec des breuvages acides, et que, voulant prévenir un malaise encore inconnu, on s’indispose en se purgeant pour éviter une indisposition ;

                De même, plein de votre inépuisable douceur, j’ai assaisonné ma nourriture de sauces amères, et gorgé de bien-être, j’ai trouvé une sorte de soulagement à me rendre malade pour recouvrer mon goût naturel.

                Ainsi, la prévoyance de la tendresse, pour conjurer des maux qui n’existaient pas encore, a eu recours à des fautes certaines, et a fait prendre médecine à une santé qui, excédée du bien, voulait être guérie par le mal.

                Mais j’ai appris par là, et je trouve la leçon bonne, que les drogues empoisonnaient celui qui est tombé malade de vous.

 
                         15) La pensée de cette condition inconstante

 Quand je considère que tout ce qui croît ne reste dans sa perfection qu’un petit moment, et que cet état suprême ne présente que des apparences soumises aux influences mystérieuses des astres ;

                Quand je réfléchis que les hommes croissent comme les plantes, réjouis et abattus par le même ciel ; qu’ils s’épanouissent dans leur jeune sève, décroissent dès la maturité, et usent leur force vive jusqu’à l’oubli,

                Alors, la pensée de cette condition inconstante reporte mes yeux sur vous, si riche en jeunesse, et je vois le temps ravageur se liguer avec la ruine pour changer en une nuit hideuse le jour de votre jeunesse.

                Alors, pour l’amour de vous, je fais au temps une guerre totale, et à mesure qu’il vous entame, je vous considère sous un angle nouveau.


                         32) Je veux les lire pour leur style

 Si tu survis à mon existence résignée, alors que la mort brutale couvrira mes os de poussière, et si par hasard tu relis une fois encore ces pauvres méchants vers de ton ami disparu,

                Compare-les aux meilleures œuvres du jour, et, fussent-ils au-dessous de toutes, gardes-les par égard pour moi, sinon pour leur poésie, dépassée par l’essor de plus heureux génies.

                Oh ! Daigne alors en ma faveur faire seulement cette réflexion charitable : <<Si la muse de mon ami avait grandi en même temps que ce siècle, son amour lui aurait donné un enfant plus beau, digne de marcher dans les rangs d’un meilleur équipage ;

                <<Mais puisqu’il est mort et que les poètes font mieux que lui, je veux les lire, eux, pour leur style, et lui, pour son amour !>>

 
                         84) Faire admirer son style, partout

 Quel est le plus éloquent ? Qui en peut dire plus que ce riche éloge : vous seul êtes vous ? C’est dans ces termes-là qu’est muré le trésor qui peut offrir du vôtre un équivalent.

                Elle est d’une pénurie misérable, la plume qui ne prête pas un peu d’éclat à son sujet ; mais celui qui parle de vous, s’il peut dire que vous êtes vous, ennoblit assez son récit.

                Qui se borne à copier ce qui est écrit en vous, sans empirer les traits que la nature a faits si purs ; et un tel portrait fera acclamer son génie et partout admirer son style.

                Vous ajoutez une malédiction aux bénédictions de votre beauté par cet amour de l’éloge qui vous vaut des éloges indignes.

Publié dans Géopoétique

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G
Sonnet 30 Quand je fais comparoir les images passées<br /> Au tribunal muet des songes recueillis<br /> Je soupire au défaut des défuntes pensées,<br /> Pleurant de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis.<br /> <br /> Des larmes oublieux mon œil alors se noie<br /> Pour les amis celés dans la nuit de la mort,<br /> Rouvre le deuil de l’amour morte et s’apitoie<br /> Au réveil sépulcral des intimes remords.<br /> <br /> Je souffre au dur retour des tortures souffertes<br /> Je compte d’un doigt las, de douleur en douleur,<br /> Le total accablant des blessures rouvertes<br /> Et j’acquitte à nouveau ma dette de malheur.<br /> <br /> Mais alors si mon âme, Ami, vers toi se lève,<br /> Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève.
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