(B) L'autorité et ses limites...

Publié le par Pierre GAPENNE

A la différence de la domination, l'autorité peut faire l'économie du pouvoir, de la contrainte ou de la coercition...

A la différence de la domination, l'autorité peut faire l'économie du pouvoir, de la contrainte ou de la coercition...

  L'autorité charismatique légitime du leader d'une société ou d'une communauté procède-t-elle des qualités individuelles du caractère propre des grands hommes ou de l'habileté (de la ruse) d'un homme providentiel ? Les confusions de genre des autorités : à la différence de la domination, l'autorité peut faire l'économie du pouvoir, de la contrainte ou de la coercition (Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent) : l'autorité présuppose l'autonomie sinon d'un assentiment à une règle, à un principe ou à une loi, du moins d'un certain consentement au respect d'une personne admirée... L'autorité semble par elle-même une incitation à obéir sinon sans aversion mais plus sûrement même, avec enthousiasme... Si les ressorts de l'autorité sont irréductibles à un rapport coercitif, c'est qu'elle contient intrinsèquement une compétence performative qui exclut tout paternalisme ou tout maternalisme, une capacité à donner une direction susceptible d'être écoutée et reconnue comme une aptitude à faire se cristalliser la définition de la situation à même de la faire évoluer favorablement... L'autorité peut certes se fonder sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (l'aura d'un coefficient personnel), par la confiance qu'elle inspire et le dévouement auquel elle donne lieu dans le cas du chef plébiscité mais le plus souvent sans doute, elle n'est qu'une forme atténuée qui se manifeste d'autant plus discrètement qu'elle est moins sollicitée... L'éthos de conviction qui favorise l'émergence d'une autorité, acquiesce par avance à la croyance qu'un maître peut résoudre les contradictions...

 

L’autorité et ses limites : que faire de l’autorité ? L’autorité pour faire quoi ?


                1) Partout et tout le temps L'homme improbable

 

                Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de l'autorité (La vraie raison se moque de la raison) : la disparition de l’autorité, du moins son repli, semble la phase finale d’une évolution des mœurs qui a sapé la religion, la tradition et de nombreuses formes de la transcendance. Les développements de l’éloquence et de la rhétorique d'abord, puis de la généralisation complète des moyens de communication partout et tout le temps, ont pu laisser supposer que la force de persuasion des Idées aurait raison des transcendances supérieures et qu’on pourrait << du passé, faire table rase >>. Et pourtant << Le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme >> (La Cité Antique, Fustel de Coulanges), << le passé n’est jamais mort, il n’est même pas du tout passé  >> dit Faulkner : l'homme peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui : face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique qui garde la mémoire de ses gloires passées. La disparition de la tradition qui n’implique pas tant un oubli du passé qu’une préoccupation exclusive pour le futur, pour l’avenir et pour le progrès, ne peut manquer de surprendre et même d’étonner : le présent de la civilisation moderne est envahi régulièrement par des << vagues du futur >> qui semblent recouvrir le passé en balayant toute autorité. S’agissant de la perte du sentiment religieux et de la critique radicale des croyances, de la mise en doute et de la mise en demeure même des vérités religieuses, il semble que la foi soit hantée par les paradoxes de l’absurdité consécutive à l’absence de sens : dès lors qu’il n’y a plus d’autorité, le sens du sens semble s’évanouir. S’il y a quelque chose qui doive survivre à l’absurdité, ce n’est pas le dogme : il semble en effet que la foi ait une affinité naturelle toute particulière avec le doute. Plus la méfiance envers l’autorité devient systématique dans la sphère publique, plus il devient naturellement probable que la sphère privée en soit affectée. L’autorité est le facteur premier et décisif des communautés humaines : le mot et la notion d’autorité sont d’origine romaine : si la connaissance de sa notion n’implique pas forcément un genre de gouvernement, néanmoins, elle engage bien un régime (une forme de vie) de sociabilité : une forme d'excellence souhaitée, un type de mérite recherché et une sorte d'éthique de l'authenticité.


                2) Y a t'il des styles d'autorité ? L’individu autonome comme sujet de l’expérience démocratique 
 

                Dans La crise de la culture, Hannah Arendt se demande d’abord : Que fût l’autorité ? Qu’a-t-elle été ?  Les expériences politiques de l'Histoire dont l'autorité a pu surgir, peuvent elles constituer une typologie des styles d'autorité ? Elle en viendra ensuite à tâcher de savoir ce à quoi cette autorité peut encore prétendre. Il s’agit de comprendre que la crise de l’autorité est une constante : constance de l’inconstance qui s’est élargie et qui s’est approfondie sans cesse : la crise des autorités a toujours accompagnée le développement du monde moderne. Les totalitarismes du vingtième siècle qui ont voulu remplacer le système des partis et qui ont même prétendus remplacer toutes les autorités traditionnelles, en sont les témoins. Leur autoritarisme, bien loin de les préserver, les a au contraire disqualifié comme inhumain, comme rigide, comme mécaniste et même comme absurde. Le symptôme le plus significatif de la crise de l’autorité qui indique toute sa profondeur et tout son sérieux, c’est que cette crise a gagné l’éducation et l’instruction des enfants, à savoir les sphères pré politiques. Ce qui caractérise le mieux la perte d’autorité, c’est l’attachement excessif à soi  ou à sa corporation : quand dans une société, les individus pensent que toutes choses viennent à eux, sont faites pour eux seuls, l’usage des moyens de coercition est devenu inutile : là où la force est employée, c’est que l’autorité a échoué. La perte de la permanence et de la solidité du monde est contemporaine de la perte du sentiment que nous vivons dans un monde commun : nous avons cessé de vivre dans un monde commun le jour où les mots que nous avons en commun dans un langage possédant des significations a priori ayant un sens indiscutable, sont devenus incompréhensibles. La disparition aujourd’hui des solidarités organiques du sens commun est le signe le plus sûr de l'anomie de la crise actuelle.


                3) Antitotalitaire Ce qui est significatif : Aristote et nous 
 

                L’autorité se pose en s’opposant à une espèce de communisme spontané où les statuts de tout un chacun seraient égaux : les niveleurs anglais en offre un premier exemple : leur conception de la liberté de faire ou de ne pas faire, a une exigence toute pragmatique : ils identifiaient plénitude humaine et suffisance au sens de l’auterkeia grecque. Dans leurs conceptions, ils pensaient qu’on ne saurait, sans porter atteinte à l’intégrité humaine, tolérer un jugement qui ne soit pas impartial, une libre activité qui n’implique pas les libertés d’expression, de réunion et de croyance. Ces libertés importent au plus haut point la république : << Nous sommes les membres d’un même corps >>. Toutefois, les niveleurs rappellent aussi constamment qu’<< être libre, c’est être propriétaire >>. Aussi, la conjuration des égaux de Babeuf constituera une tentative d’une expérience plus radicale encore de cette aspiration à l’égalité : c’est à partir de toute une floraison d’utopies égalitaires que Marx et Engels ont imaginé de constituer une société capable de faire cesser les antagonismes de classes qui organiserait une pacification définitive des mœurs en faisant disparaître toutes les formes d’inégalités et notamment toute propriété. A l’inverse, l’ordre autoritaire se veut hiérarchique : il requiert l’obéissance et ne se fait pas faute d’user d’un recours à la violence s’il ne réussit pas à s’imposer. A défaut de la persuasion par l’argumentation, la contrainte lui vient de la force. La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose pas sur une raison commune ou sur un pouvoir : elle repose sur la hiérarchie dont chacun doit reconnaître la justesse et la légitimité sous peine de se voir infliger des sanctions. Là où la libéralité croyait à la certitude essentielle d’un progrès dans la direction de la liberté, la dictature et la tyrannie des régimes totalitaires avait mis un veto qui visait à l’élimination totale de la spontanéité. La domination totalitaire trouve sa source dans les cascades de pouvoirs pyramidaux : elle érige l’inégalité et la différence en principes omniprésents. L'autorité se pose donc d'abord en se présupposant.


                4) Le contraire du libéralisme est le conservatisme Notre situation : Aristote et Nous. Le cri du Monde 
 

                Hannah Arendt voit bien que le libéralisme prend la mesure du processus par lequel la liberté régresse : le libéralisme s’efforce donc de la réinstaller. A l’inverse, le conservatisme ne craint rien moins que la régression croissante de l’autorité qu’il s’agit de réinstaller. Ce sont les deux faces d’une même médaille : l’idéologie du progrès d’un côté, l’idéologie du déclin de l’autre. Le danger des identifications à ces idéologies, se trouve dans la confusion qu’elles entretiennent en prétendant d’un côté que l’athéisme puisse être un substitut possible pour remplir la fonction d’une religion ou en prétendant de l’autre que la violence puisse devenir un substitut de l’autorité. Platon fait procéder la légitimité de l’autorité de sa république d’un ordre inscrit dans le domaine public politique. Aristote à l’inverse la fait procéder de la sphère privée de la famille. Pour la polis, le gouvernement absolu signifie la tyrannie : la principale caractéristique du tyran, c’est qu’il gouverne par la violence pure. C’est cette caractéristique qui fait disparaître le domaine public de la polis et de l’opinion. Il prive par là le citoyen de cette faculté politique qui est l’essence même de la liberté. La tyrannie calque le type de son commandement et le type de l’obéissance sur l’expérience de l’état de guerre : le tyran est le loup à forme humaine. Le despote à la différence du roi (Basiléus) qui est le meneur des chefs de famille, est investi d’un pouvoir coercitif incompatible avec la liberté des autres.


                5) Le nomos de la Terre 
 

                Platon pense avoir trouvé dans l’obéissance aux lois cette excellence qui rend incontestable le pouvoir sur le domaine public en paraphrasant le << Nomos Basiléus Panton >> de Pindare : << la loi qui règne sur le tout >>. La loi est le despote des chefs et les chefs sont les esclaves de la loi (Les Lois, 715 a-b ; Gorgias, 484 b). Les lois bien faites sont celles qui sont faites dans l’intérêt commun de toute la cité et la cité juste est celle où les gouvernants sont les esclaves des lois. Les lois proposent un substitut à la persuasion par les mythes (de la caverne et de l’enfer du mythe de Er). Dans l’Antiquité, la conservation de la vie de l’individu comme de l’espèce appartenait exclusivement à la sphère privée du ménage tandis que dans la polis, l’homme apparaît comme une personnalité individuelle. En tant qu’êtres vivants, soucieux de la conservation de la vie, les hommes sont affrontés à la nécessité et conduits par elle. La nécessité doit être maîtrisée avant que puisse commencer la << bonne vie politique >> : elle peut être maîtrisée seulement par la domination ; c’est pour quoi, la liberté de << la vie bonne >> repose sur la domination de la nécessité. La maîtrise de la nécessité a donc pour but la prise en main des nécessités de la vie qui contraignent les hommes et les tiennent en leur pouvoir. Une telle domination ne peut être réalisée qu’en commandant et en faisant violence aux autres qui comme esclaves, dispensent les hommes libres d’être eux-mêmes contraints par la nécessité : l’homme libre, le citoyen d’une polis, n’est ni contraint par les nécessités physiques de la vie, ni soumis à la domination instituée par d’autres.


             6) Quelle autorité pour la multitude ? Le salut des ignorants
 

         Dans l’empire romain, le << dominus >> a le même sens que le terme grec de despote. Pour comprendre la notion d’autorité dans la tradition politique de l’Occident, il faut comprendre que le roi philosophe de la République lorsqu’il confronte le pouvoir à la raison se rend compte que le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. L’hostilité même de l’opinion de la polis à l’égard de la raison de la philosophie, témoigne de cette antinomie. Le philosophe proclame sa volonté de gouverner non pas tant dans l’intérêt de la politique et de la polis que dans l’intérêt de la philosophie et de la sécurité du philosophe : comme en témoigne la mort de Socrate, la persuasion est insuffisante pour diriger les hommes. Le problème, c’est que la coercition par la raison n’est possible que pour un petit nombre. Le problème n’est résolu que dans le mythe final des récompenses et des châtiments dans l’au-delà : quoi que Platon n’y croyait sans doute pas lui-même, ce mythe du soldat Er tout comme la doctrine de Saint Augustin sur l’enfer, le purgatoire et le paradis, ont en vue de persuader la multitude que les bonnes mœurs dans la société civile, dépend en dernière instance de la crainte et de l’espérance en une autre vie après la mort qui récompense et qui châtie chacun par un jugement dernier selon qu’il a bien ou mal agi. Le bon sens commun des sociétés ne repose sur rien d’autre au point que le serment (de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité) dans les tribunaux anglais, nous dit Hannah Arendt est << indigne d’une personne qui ne croit pas à un état futur >>.


                7) La bonne méthode : progrès et régrès L'impératif du style 
 

                A cet égard, << le déclin de l’Occident >> consiste essentiellement dans le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité et dans la dégradation concomitante des fondations spécifiquement romaines du domaine politique. Les révolutions politiques de l’époque moderne (anglaises et françaises) ne sont rien d’autres que des tentatives gigantesques pour réparer ces fondations et pour renouer les fils rompus de la tradition et pour rétablir en refondant le corps politique. Car, à l’inverse de Platon, ce que soutient Aristote dans le début des Economiques, c’est que la différence essentielle entre une communauté politique et une maisonnée privée (oikéia) c’est que cette dernière constitue une monarchie, le gouvernement d’un seul homme, tandis que la polis au contraire, est composée de nombreux dirigeants (chefs de famille) qui sont monarques chez eux avant de s’assembler pour constituer le domaine publico politique de la cité. En distinguant le domaine privé du domaine public, Aristote exprime l’idée que chaque citoyen appartient à deux ordres d’existence parce que la polis donne à chaque individu, outre sa vie privée, une sorte de seconde vie : son << bios politikos >>. Les deux ordres sont des formes du vivre ensemble : le souci de la conservation de l’individu et de l’espèce, appartient exclusivement à la sphère privée ; dans la polis, l’homme apparaît en tant que personnalité individuelle. Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique davantage : le ciel étoilé au dessus de nous et la loi morale au-dedans de nous. Celui là seul peut reconnaître le visage d’autrui qui a su imposer l’exigence sévère de la règle d’une loi au-dedans de lui qui discipline sa nature : si j’affirme mon droit, si je veux être une force respectée, je dois être sensible aux scrupules : la gêne et la honte dessinent nos limites.

Publié dans Philosophie

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