J Guerres des goûts et chocs des civilisations...

Publié le par Pierre GAPENNE

Au travers de la mauvaise foi, il met en évidence cette manière que nous avons de nous fausser et de nous défausser  de ce que nous sommes...

Au travers de la mauvaise foi, il met en évidence cette manière que nous avons de nous fausser et de nous défausser de ce que nous sommes...

Guerres des goûts et chocs de civilisation : le monde humain est un monde commun, Facebook est son message
  Un << non >> ne vient jamais seul : le refus radical de la tautologie enfantine << non et non >> redouble l'énergie que nous mettons à nier ce que nous ne voulons pas. Ce non là, indomptable, impatient et irréductible, c'est le non du rejet et de la dénégation : penser c'est dire non à la situation qui nous est faite : deux fois non, une fois pour rien, l'autre, une bonne fois pour toutes. La double négation des Stones (I can't get no, satisfaction) nous ouvre enfin à la négativité, c'est à dire au travail du négatif. Judith Butler, La vie psychique du pouvoir.
Présent partout, visible nulle part

                La Guerre des syphilisations. Facebook est en direct une expérience dramaturgique, parfois belle, parfois douloureuse ou désagréable, souvent malheureuse. Sartre souligne quelques fois dans L’être et le néant les difficultés de la communication entre les êtres : notamment, au travers de la mauvaise foi, il met en évidence cette manière que nous avons de nous défausser de ce que nous sommes. Et c’est bien ce qui se joue à chaque instant au fil des statuts et des posts : la volonté des formes vivantes que nous sommes à trouver un analogue, à nous identifier à un double, à une structure qui résonne, qui vibre selon la même fréquence que la nôtre, nous amène à composer, à nous décomposer et à nous recomposer. Mais aussi radicalement différents que nous soyons les uns des autres,  les artifices mimétiques (Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Psychologie économique) de la société tendent et réussissent à nous rendre a peu près tous semblables et même pareils : par le langage, par la culture, par les expériences partagées de divertissement ou par les rites d’interaction de la politesse ou de la galanterie : Les formes vivantes que nous sommes, sont comme le disaient Bergson (L'évolution créatrice) puis Deleuze, des gerbes de création en devenir, en reconfigurations incessantes. Ce ne sont pas seulement des effets de surface qui sont communs, toutes nos institutions et notamment les institutions du langage nous assimilent et nous accommodent les uns aux autres. Facebook met en scène en temps réel, cette gesticulation humaine au travers d'images et de musiques : toute une série d’entités individuelles étrangères les unes aux autres, cherchent et expérimentent leur double impossible/possible dans la communauté interactive de leurs intersubjectivités. L’image et l’affect

                Du point de vue de l'autre, chacun de nous est une planète, un monstre baroque, composé de mille points d’expérience arrangés dans un assemblage unique et mouvant de vitesses et de lenteurs (Gille Deleuze, Spinoza et nous). Dans l'autre, nous cherchons non pas tant notre moitié que notre double structurel : celui qui pourrait entrer en résonance avec les points de suture qui nous composent : nous sommes chacun un Frankenstein singulier poursuivant sa fiancée fantasmatique. Si l'on maquille et l'on châtie son langage dans la "vraie vie", on soigne ses statuts et ses images avec une plus grande maîtrise encore sur Facebook. Ut pictura poesis, Facebook fait parler nos images L'image et sa vision . Tout comme dans la vraie vie, on donne de soi des informations tronquées. On peut haïr, bannir sur facebook, mais avec délicatesse et sans trop de heurts. Facebook est un reflet qui adoucit les mœurs de la société. L'incommunicabilité ou plutôt la difficulté de la communication des êtres n'est en réalité qu'une communicabilité partielle de la "vraie vie" des réseaux sociaux dans lesquels nous évoluons, une incommensurabilité. Facebook met en scène notre effort pour trouver notre monstre frère, notre alter ego : les chances que nous avons de rencontrer quelqu’un qui soit structuré comme nous sont certes infimes mais ce faisant, nous créons des plans de composition où des rencontres sont rendues possibles par des suggestions et par des incitations partielles et partiales. La mise en scène de la vie quotidienne de Erving Goffman. La magie du regard

                Au travers de ce qui vient d'être dit, nous comprenons qu’il nous faut sortir de la solitude humaine radicale, du solipsisme idiosyncrasique de notre condition initiale. Aussi, nous cherchons à transformer les autres par influence, à rendre les autres un peu plus proche de nous, en attaquant point par point leurs identités. Si nous pouvons admettre que chacun de nous est composé de mille points de structure, de mille plateaux, comme le disaient Deleuze et Guattari, nous devons aussi admettre qu’ils puissent se mélanger (La vie mixte est un mélange de plaisirs : Philèbe lignes 60e et suivantes). Je poste telle vidéo qui m’anime et tente par là de planter une punaise dans la structure de l’autre, espérant qu’au final, à force d’exposer mon goût, j’aurais, à défaut de rencontrer mon monstre frère, transformé l’autre en un reflet de mon territoire. Ce n’est pas seulement illusoire : l’illusion est ici opératoire, elle est transcendantale. (A propos des difficiles problèmes de l'illusion, on pourra utilement se reporter à l'ouvrage de Jean-François Narboux : L'illusion dans la collection Flammarion). La représentation de la carte ne se confond peut-être pas avec le territoire, (mettons nous en garde contre la réification des symboles), mais néanmoins, évoluons et faisons évoluer à chaque instant, notre structure afin qu’elle se recompose sous les influences diverses et incessantes de nos rencontres. Quand combien même nous pourrions, à un moment donné, avoir l’impression de coïncider avec quelqu’un en assez de points pour vibrer d'une passion commune, quand combien même, elle serait le plus souvent, un effet d'attente,  cette coïncidence amoureuse durera ce qu’elle durera : c’est peut-être déjà bien assez.

                Alors sommes-nous condamnés à être seuls et à chercher la fiancée de Frankenstein ? Nous pouvons cesser de poursuivre notre double. Nous pouvons par exemple opter pour la démarche inverse et nous dire que nous avons tout à gagner à interagir avec des structures totalement différentes de la nôtre (je parle de micro différences, notamment de ces clichés et de ces stéréotypes par lesquels nos préjugés cataloguent telles ou telles formes de nos extranéités). Ainsi, une manière amusante et peut-être moins morne d’user de Facebook serait de ne poster que des vidéos que l’on n’aime pas, ou d’écrire des statuts qui reflètent le contraire de ce que l’on ressent. Certains le font déjà du reste, par dérision. Une autre idée ? Utiliser Facebook non pas pour exprimer des goûts ou des envies, ni pour tenter de rencontrer son double monstrueux, encore moins comme un réseau d'influence ou de publicité, mais pour créer de nouvelles valeurs, de nouveaux concepts, de nouvelles manières de voir. Bref, en faire un laboratoire parmi d'autres, pour un nouveau kit humain de présence au monde, pour des agencements plus favorables aux échanges d'intensités.

                Facebook nous apprend à faire jouer les apparences de nos sensibilités sans en être la dupe (l'étymologie du terme illusion renvoie précisément à << se jouer de >>, déjouer les leurres) : nous cherchons de l’humain à l’extérieur, faute de pouvoir le trouver à l’intérieur de nous-même. Nos âmes ne sont jamais sœurs que par leurs profusions disparates de possibilités, que par les monstruosités difformes et imprévisibles de nos qualités. << L’humain est un écran : Facebook est son message >>, soignons nos manifestations : nos sensibilités d'aujourd'hui seront nos statuts de demain. Il s'agit de travailler la matière première des rigidités que nous voulons réformer. Construire un monde plus fluide, c’est construire un monde plus délicieusement monstrueux, c'est-à-dire faire avec l’inquiétante étrangeté de l’autre, c’est-à-dire avec l’inquiétante étrangeté du réel. "La différence, c'est le monstre", écrivait Deleuze : mais après tout le monstre n’est pas si monstrueux. Nous sommes tous le monstre des autres. Et c’est de ce monstre que provient les régularités des normes : même les civilisations baroques sont normatives : nous pouvons nous confondre, c'est-à-dire nous fondre : fusionner (Critique de la raison dialectique) avec le pathos où se joue les conflits de goût qui ont lieu dans ces rencontres.

                Si Nietzsche avait pu aller sur Facebook, il aurait peut-être préféré qu'on l'ajoute comme ennemi que comme ami. Mais, sans doute, moins pour être haï que pour être surpris ou plutôt étonné.

 

Publié dans Géopoétique

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