10) Réflexions sur nos usages des probabilités ...

Publié le par Pierre GAPENNE

Nous gouvernons à mi-chemin entre l' "inflexibilité bornée " de l'homme qui n'ajuste jamais les règles aux situations et l' " indétermination névrotique " de l'homme qui hésite toujours parce qu'il craint de ne pas compris tout à fait ce qu'il en est de sa situation.

Nous gouvernons à mi-chemin entre l' "inflexibilité bornée " de l'homme qui n'ajuste jamais les règles aux situations et l' " indétermination névrotique " de l'homme qui hésite toujours parce qu'il craint de ne pas compris tout à fait ce qu'il en est de sa situation.

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  Enquête qui renvoie au livre qui réunit les textes fondamentaux de cette discipline par J Dutant et P Engel : Philosophie de la connaissance : croyance, connaissance et justification et les articles Les croyances et La métaphysique de Pascal Engel et de Claudine Tiercelin dans Notions de Philosophie II. La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme prouve la vérité, c'est à dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purment scolastique.

 

    Dernière leçon : le temps d’un plaisir d’apprendre. La valeur de la connaissance et la possibilité que nous avons de la distinguer de la croyance vraie dotée de raisons. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Le ciment des choses. Nous avons hier écarté le principe de l’accès privilégié au sentiment interne, autrement dit nous ne croyons guère aux vertus de l’intuition. Nous avons souligné l’importance de l’apprentissage à la rationalité et de l’éducation vertueuse au savoir. Pour nous, les perceptions s’organisent autour d’une sorte de langage sémiotique qui nous propose des quasis certitudes dont le statut sémiologique est déjà fortement structuré : il s’agira maintenant d’examiner les avantages de ce système. D’abord, il offre une parade au défi sceptique, ensuite il règle la question de savoir pourquoi nous considérons qu’il y a plus de valeur dans la connaissance que dans la croyance : 1) en quoi ce modèle permet-il de proposer une meilleure parade au défi sceptique. Nous ne reviendrons pas sur les aspects épistémiques du défi sceptique puisque c’est ce sur quoi nous avons concentré jusqu’à présent nos efforts : il s’agit du défi de Gettier, connaissons-nous quelque chose ? Que devrons ajouter à une connaissance vraie justifiée pour avoir la moindre connaissance ? Devons-nous privilégier une approche externaliste ou internaliste ? Devons-nous préférer une forme de fondationnalisme, de cohérentisme, de fiabilisme, d’évidentialisme, comment devons-nous justifier nos croyances ? Comment devons-nous contrôler le fait qu’elles soient ou non vraies ? Comment devons-nous assurer nos enquêtes ? Depuis les grecs jusqu’à aujourd’hui, nous avons pu dégager trois types de réponses au défi sceptique : 1) on ne sait rien, le scepticisme dogmatique ou rustique répond que la connaissance est absolue ou qu’elle n’est pas. Or, on ne peut jamais parvenir à une telle chose. Donc, nous ne savons jamais rien. 2) la réponse des néohumiens naturalistes comme Frédéric Strawson ou Barry Stroud : le scepticisme est conditionnellement correct car c’est le résultat inévitable de toute enquête visant la connaissance et il implique en conséquence une rupture entre la philosophie et la vie ordinaire. Pour Strawson, le scepticisme est irréfutable, si nous ne l’admettons pas, c’est simplement parce que psychologiquement (réponse naturaliste), nous sommes incapables de le faire, même si, pessimisme atténué, il reste inefficace dans la vie de tous les jours. Mais le point essentiel, c'est-à-dire son caractère théoriquement inébranlable, est néanmoins tenu pour acquis. 2) Peut-être que nous savons, peut-être que nous ne savons pas, donc, si nous parvenir à la paix de l’esprit, à l’ataraxie, nous ferions mieux de cesser de douter, d’avoir une attitude urbaine et  de suspendre notre jugement. C’est dit le pyrrhonien la meilleure manière de se comporter en restant silencieux et en évitant d’asserter quoi que ce soit. Cette tentation du néopyrrhonisme, on la trouve chez Peirce par moment, encore qu’il y résiste souvent mais qu’on trouve surtout chez Wittgenstein, l’idée est que on considère que le scepticisme est un problème authentique, on est d’accord pour dire qu’une enquête sur la justification de la connaissance doit être bien fondée mais en suivant les techniques dialectiques de Aenésidème et d’Agrippa, réinterprétée à la lumière du tournant linguistique, on adopte une attitude d’inspiration wittgensteinienne : au fond la justification repose sur des normes non épistémique, ces fameuses propositions charnières qui permettent à la porte de tourner. Ce qui est problématique dans cette position, c’est pas mal de choses et notamment que la plupart des analyses fiabilistes et cohérentistes qui ont été présentées par les théories contemporaines de la connaissance, ne sont pas en mesure de nous donner des réponses satisfaisante au vice de circularité de régression à l’infini. 3) Celle-ci est plus inspirée par un probabilisme à la Carnéade : on considère que la probabilité est vue comme un guide pour l’existence. C’est le type de scepticisme qu’on chez le médecin empiriste Sextus-Empiricus ou chez Montaigne qui nous exhorte à vivre en harmonie avec les usages et les coutumes de notre pays. C’est une manière assez proche du sens commun puisque c’est une manière de considérer que si on suit la voie extrême du scepticisme, alors, on suit une voie déraisonnable dans la mesure où on parie en permanence sur le risque de l’erreur et du même coup, on ne peut être conduit qu’à une théorie de l’ignorance. Or, la réalité du risque, c’est de reconnaître le faillibilisme mais cela n’implique pas non plus que l’on ait besoin de défendre une théorie de la justification qui est une garantie forte de la vérité. Si on est prêt à baisser d’un cran les exigences, à ce moment là, ce à quoi on parvient, c’est à une manière non pas tant de réfuter le scepticisme que de le neutraliser ainsi que le recommande tout thérapeute, encore que cela ne soit pas là un résultat bien fiable que l’on vise, s’il est vrai que ce que l’on vise, c’est le réel. Si on prend très au sérieux le deuxième défi, alors, il nous faut aussi prendre beaucoup plus au sérieux le problème du réalisme de savoir si oui ou non nos idées sont capables de représenter les qualités réelles du monde et de nous donner  autre chose qu’un accès qui ne soit que phénoménal du réel ou de ses apparences. Autrement dit, le défi sceptique sur le plan métaphysique, c’est la question de savoir si nous pouvons démontrer la réalité du monde extérieur. C’est bien la raison pour laquelle, Descartes a besoin du scénario sceptique radical qui est le sien dans son opération car c’est seulement si on va jusqu’au bout du scénario sceptique des cerveaux dans la cuve putnamien que l’on peut battre le fer comme on le doit avec le sceptique. La seule manière d’avoir une chance de se confronter avec le scénario sceptique, c’est de le prendre au sérieux sur un mode qui ne se contente pas de s’abriter derrière le sens commun ou sur un modèle wittgensteinien, un peu néopyrrhonien qui vraiment prendrait à bras le corps l’analyse des mécanismes de l’enquête qui accepterait le principe d’un contrôle systématique de nos croyances fussent-elles indubitables et qui parierait toujours sur la possibilité de se tromper ou de ne pas se tromper.

 

      Le défi du scepticisme moral : nous savons tous qu’il y a beaucoup de manière en morale d’être sceptique. Strawson dans son livre Freedom and resentment, (dans les premières pages) à propos de la question de la liberté et du déterminisme, dit que nous passons notre temps à osciller entre une perspective et l’autre. Pour les uns, nous ne savons pas ce qu’est la thèse du déterminisme, pour les autres nous le savons, si les concepts d’obligation et de responsabilité morale continuent à s’appliquer ou que les pratiques de punir et de blâmer, d’exprimer des condamnations sont justifiées tandis que les autres, les pessimistes considéreront que ces concepts n’ont aucune application et que ces dites pratiques sont injustifiées. Surgit alors l’authentique sceptique moral qui parvient presque à nous convaincre que les notions de culpabilités morales, de blâme et de responsabilité morale sont intrinsèquement confuses et qu’on s’en aperçoit soit en examinant la vérité, soit la fausseté du déterminisme. Quelle attitude adopter ? Rien n’est plus difficile admet Strawson de savoir de quel côté, nous devons nous situer ? Même si je sais que je ne sais, cela ne m’empêche pas de pouvoir avoir le désir de réconcilier les deux thèses. Si cette situation de doute et de déséquilibre n’est pas propre à la morale, cela vaut aussi bien pour nos croyances et pour la réalité du monde extérieur ou pour l’existence d’autrui. Il semble toutefois que le scepticisme soit particulièrement plus répandu dans l’éthique que dans les autres domaines et qu’il prenne une forme particulièrement aigue en morale. Pourquoi ? Sans doute parce que du moins pour ceux qui tiennent la distinction entre réflexion et action pour non problématique, il ne s’agit plus en morale de réfléchir mais d’agir et que les désaccords moraux prennent presque aussitôt la forme de dilemmes pratiques beaucoup plus ardus voire impossibles à résoudre, du moins le croit-on que dans d’autres domaines. Mais aussi, parce que nous avons l’impression que tout choix éthique implique presque inévitablement comme dit Strawson un repli formel d’un côté en échange d’une concession substantielle ou vitale de l’autre. Nous nous trouvons dans la situation où le pessimisme demeure susceptible de se muer en un optimisme déterministe moyennant le sacrifice de nos jugements de regrets. Du coup, nous devenons des proies faciles pour l’authentique sceptique qui face à tel ou tel désaccord n’a pas grand peine à conclure s’il est pyrrhoniens, qu’il est impossible de trancher et présomptueux d’envisager que le vrai et le faux puisse se dire en éthique  et s’il est dogmatique que de toute façon nous ne savons rien en ce domaine. Ce sont là deux positions fréquentes dans l’histoire et qui dans la philosophie contemporaine reçoivent un large écho. Si l’on ne peut rien trancher sur le plan théorique, rien savoir, rien vraiment justifier, la sagesse n’est-elle pas de s’en tenir à la modération des affects, de se fier aux instincts ou aux sentiments, à la conscience morale ou encore aux pratiques, coutumes et traditions ? Le néopyrrhonisme va souvent de pair avec l’antiréalisme, le sentimentalisme et le conservatisme. Mais le scepticisme quand il est dogmatique va aussi de pair souvent avec le relativisme et le cynisme. Y-a-t-il une autre voie ? Sommes-nous condamnés à dire que nous ne savons rien en matière d’éthique ? Sommes-nous voués pour reprendre le mot de James à l’anesthésie du sceptique moral, acculés et réduits aux abois ? Soit parce que la nature et l’ensemble des réalités des principes moraux nous serait à jamais inconnu, soit parce que nous ne pouvons plus croire aux prétentions de l’universalisme, qu’ils reposent sur des formes ou des essences platoniciennes, des principes a priori ou des normes universelles, soit parce que nous nous replions sur une position idéaliste, sur une attitude simplement cognitiviste, nous renonçons aussi à parler de connaissance, de vérité, d’objectivité, de croyance justifiée et encore moins de consensus dans un domaine où ne régnerait que nos émotions, nos désirs, nos préférences, nos projections, nos valeurs et nos habitudes, nos normes culturelles. Sommes-nous dès lors voués ainsi que l’on présente les choses à cette kyrielle de réalismes, au dualisme de la raison et du sentiment, de la croyance et du désir, du fait et de la valeur, de la théorie et de la pratique ou encore à celui de la norme et de la valeur. N’avons-nous d’autres choix contre le dogmatisme de l’universalisme et le relativisme des valeurs, le pessimisme ou l’optimisme et de façon un peu plus perverse entre le mol oreiller du doute et la toute aussi molle éthique de la discussion de la raison communicationnelle ? Bref, y-a-t-il une voix entre les sables détrempés du relativisme et les rochers glacés du dogmatisme pour reprendre l’expression de Simon Blackburn ? S’il ya bien une leçon qu’a su tirer Hillary Putnam, c’est celle de savoir que ce qui vaut pour la recherche générale pour un pragmaticiste, vaut aussi pour la recherche éthique. Si nous appliquons un certain nombre de modèles, alors nous pouvons envisager un certain nombre de réponses au sceptique dans la morale. 1) Considérer que la connaissance reste la norme de l’enquête et sa vissée ; 2) l’enquête n’est pas un simple processus communicationnel et délibératif de question réponse mais une méthode scientifique réaliste d’investigation du réel visant à fixer des croyances vraies. Cette méthode est soumise à des contraintes externes qui rendent parfois impossible le doute lui-même. 3) cette méthode exige des normes non pas individualistes mais communes qui nous obligent également à une éducation rationnelle et sentimentale constante de nos dispositions habitudes ou de notre sens commun critique qui enracine notre connaissance dans le principe social. Si les auteurs du pragmaticisme comme Peirce, James, Dewey ou Putnam ont vu dans la méthode de l’enquête une conception éthique pourvue des qualités qui s’y manifestent telle que la démocratisation, le principe de l’éthique de la discussion, ne pas bloquer les voies de la recherche en empêchant que des questions ou des objections soient posées aux formulations d’hypothèses, à la critique des hypothèses des autres, c’est simplement parce que pour eux ils considèrent comme dit Putnam qu’au mieux d’elle-même l’intelligence évite les hiérarchies et les dépendances, elle incite à l’expérimentation là où cela est possible et sur l’observation ou l’analyse attentive là où elle n’est pas possible. Tout bien considéré, cette démarche a l’idée qu’en bonne éthique, nous devons toujours prendre des risques et que dans certains cas les raisons éthiques peuvent l’emporter sur les raisons épistémiques. Il est contraire à l’idée que l’on se fait d’une délibération pratique accomplie et de la manière dont fonctionnent nos désirs et nos croyances de pouvoir évaluer l’utilité pratique d’une croyance comme l’admettait Pascal en ne tenant aucun compte de sa garantie épistémique. La volonté de croire indépendamment du religieux, est pour James, le seul moyen de vaincre le scepticisme moral, cet allié actif de l’immoralité. Il est actif parce qu’il nous donne l’illusion que la neutralité est possible. Dans toutes les circonstances importantes de la vie, il nous faut faire un saut dans l’inconnu. Refuser de résoudre l’énigme, c’est déjà prendre parti. Hésiter à répondre, c’est encore prendre parti. Mais quel que soit le parti auquel on s’arrête, on ne choisit jamais qu’à ses risques. Chacun croit toujours agir conformément à ce qu’il croit le meilleur. S’il se trompe, tant pis pour lui. Or, c’est un leurre car le doute et la croyance sont des attitudes vivantes qui impliquent de notre part des lignes de conduites. Notre seul moyen de douter de l’existence d’une chose ou de lui refuser notre assentiment et de continuer à agir comme si cette chose n’existait pas (le froid), si je doute que vous soyez digne de ma confiance, je m’abstiendrai de vous confier mes secrets comme si vous en étiez indignes, si je n’ai pas besoin de croire que l’univers soit divin, je pourrai traduire mon refus en m’abstenant d’agir comme un croyant. L’inaction peut être une sorte d’action. Il y a des cas où ne pas être pour, c’est d’équivalent d’être contre. Il y a des cas où une neutralité stable est impossible à atteindre. Le scepticisme moral ne peut être que la négation dogmatique. Il faut essayer les serrures du monde moral. De quel droit renierai-t-on la fonction la plus profonde de mon être et m’imposerait-on l’ordre absurde de remuer ni les mains, ni les pieds mais de demeurer en proie à un doute éternel et insoluble. Le scepticisme n’équivaut pas à l’abstention. Si votre cœur n’éprouve pas le besoin d’une réalité morale, ce n’est pas votre cerveau qui vous y fera croire. Le scepticisme méphistophélique satisfera votre activité intellectuelle mieux que ne pourrait le faire un idéalisme rigoureux. Le concept de justification doit être manié avec précaution. L’adversaire le plus redoutable dans le scepticisme, c’est le scepticisme moral, c’est l’idée selon laquelle nous avons une familiarité complète avec les choses qui est susceptible de nous en faire sentir la rationalité. Autrement dit, l’univers moral n’est pas constitué de maximes ou de normes universelles qui fonctionneraient comme des impératifs catégoriques ou des prescriptions mais bien plus comme un univers de valeurs. Plutôt que de chercher des justifications, il est plus approprié de s’exercer à mieux comprendre comment nous usons de notre sentiment de rationalité pour en quelque sorte perce voir les valeurs morales. Cette idée d’Hillary Putnam et de John McDowell d’une perception des valeurs permet de rendre compte de l’objectivité des propriétés morales tout en évitant le relativisme, le rationalisme mais également le réalisme moral sous sa forme théorique. Sans doute nous ne percevons pas les valeurs au sens physiologique, sans doute nous ne disposons pas davantage d’intuitions ou quelques sens originaires moral comme le revendiquait Hutcheson et Shaftesbury capable de nous donner un accès direct à des propriétés ou à des vérités morales objectives. Ce dont il s’agit plutôt, c’est d’invoquer une aptitude requise pour percevoir comparable à celle que nous avons dans notre expérience de percevoir des qualités secondes. Ce ne sont pas des qualités réductibles à de purs effets de notre subjectivité mais ce sont des dispositions ou des pouvoirs de produire en nous (au sens lockéen) diverses sensations par le moyen des qualités premières de leurs qualités insensibles. L’agent moral serait dès lors celui qui par des apprentissages adéquats de sa sensibilité, par une éducation de ses sentiments serait en mesure de percevoir directement, de discerner en faisant appel à ses émotions et au terme de processus dont il n’a pas forcément conscience, non pas des propriétés morales présentes dans le monde qu’il conviendrait de découvrir mais ce qui est appelé par les circonstances du point de vue éthique sans avoir pour cela de maxime ou de normes. Cela suppose donc comme y insiste Putnam que les faits n’ont pas seulement une dimension objective mais aussi une dimension prescriptive. Non pas qu’ils exercent sur nous un pouvoir motivationnel, quelqu’un peut savoir que quelque chose est mal et ne pas être motivé pour s’en abstenir. Mais cela nous appelle tout de même à réagir pour trouver les réponses que cela mérite. C’est ainsi que sans avoir d’organe sensoriel pour détecter l’allégresse, nous pouvons tout de même nous apercevoir que parfois des gens sont pleins d’allégresse après avoir acquis le concept d’allégresse. Ce que nous apprenons, c’est que les valeurs ne sont pas ajoutées à l’expérience par association, que l’expérience n’est pas neutre. Elle vient à nous hurlante de valeurs : durant notre enfance, nous faisons l’expérience que manger et boire, que les câlins ou la chaleur sont bons, que la douleur, la privation ou la solitude sont mauvais. Au fur et à mesure que nos expériences se multiplient et deviennent plus sophistiquées, les teintes et les nuances de la valeur se multiplient et deviennent aussi plus sophistiquées. Pensons aux combinaisons multiples du fait et de la valeur dans l’expérience du taste vin. Il importe de percevoir que cette perception n’a rien du tout de mystérieux : nous sommes simplement capables d’observer que certaines choses ont bel et bien certaines propriétés axiologiques. Un vin est charpenté, il a un riche bouquet, qu’une personne est rafraîchissante de spontanéité ou pleine de compassion, qu’un dossier juridique est très mal ficelé. Loin de réduire les valeurs à de simples projections objectives, une telle conception permet au contraire de garantir leur objectivité tout en évitant le réalisme métaphysique puisque leur réalité reste relative à la sensibilité de l’agent moral. Cette conception objectiviste des valeurs est évidente chez Peirce dans sa théorie esthétique de l’admirable mais elle est également vraie chez William James qui tout autant que Peirce insiste sur la mise en perspective des intérêts et des valeurs des individus relativement à des idéaux stables dotés d’une relative indépendance vis-à-vis des fluctuations romantiques des émotions et des intérêts. De ce point de vue, on peut rapprocher cette conception de celle de Max Scheler, le formalisme en éthique et le matérial des valeurs pour qui l’agent peut connaître et découvrir les valeurs d’un objet ou d’une action au moyen de ses intérêts, désirs et émotions bien que celles-ci ne soient pas ou ne doivent pas être fonction des intérêts, désirs ou émotions et que la perception des valeurs n’a pas l’ambition de déterminer le sens des concepts moraux. Dire ce qu’est le juste, l’honnête ou le courageux ou le statut ontologique des propriétés morales : non pas tant comprendre ce qu’est le juste que comprendre ce que c’est que d’être juste honnête ou courageux. Sans doute, ce sont là des postions qui ne sont pas à l’abri des objections, elles supposent en effet une forme de réalisme axiologique mais ce modèle est surtout intéressant parce qu’il montre aussi pourquoi il y a plus de valeur dans la connaissance que dans la croyance vraie justifiée. Si nous n’avions pas assez confiance en nos sentiments, si nous n’avions pas une sorte d’accès phénoménologique immédiat aux normes rationnelles, quand bien même celles-ci reflètent bien des engagements philosophiques, nous serions complètement étrangers à toutes nos opérations cognitives, ce qui vaudrait naturellement pour l’éthique mais aussi bien pour la conduite générale à mener dans l’enquête scientifique. Le sentiment de rationalité est le signe de notre sagesse, c’est un sens instinctif des actions et des raisonnements auxquels nous devons nous fier. C’est pourquoi tourner le dos au contrôle de soi réfléchi lorsqu’il s’agit de questions vitales ne diminue en rien notre rationalité, ni notre liberté. Le fait que nous soyons sentimentalement à l’unisson avec les exigences de la raison excède simplement notre compréhension intellectuelle de ce qu’implique la rationalité. Putnam a parfaitement raison de dire que Peirce a parfaitement identifié un problème fondamental de la rationalité : dans un célèbre passage de la doctrine des chances où Peirce examine le choix éthique auquel se trouve confronté un individu ayant à tirer une carte d’un paquet de cartes de 25 rouges et 1 noire ou un paquet contenant 25 noires et 1 rouge, sachant que s’il en tire une rouge, sa félicité sera assurée pour le restant de sa vie et que s’il tire une noire, ce sera le désespoir assuré jusqu’à l’éternité : que répond-t-il ? Que même si en terme probabiliste, fréquentiste  tirée nous n’avons aucune raison de choisir l’un plutôt que l’autre. Nous raisonnons en fonction de ce qu’il serait raisonnable de croire à long terme et dans l’intérêt de la communauté dans son ensemble. Bien que relativement à un cas individuel considéré en lui-même, la probabilité ne puisse avoir de signification, ce serait folie de nier qu’il faudrait préférer tirer le paquet contenant la plus grande proportion de cartes rouges même si compte tenu du risque cela ne pourrait être répété. Putnam revient sur l’argumentation ébouriffante de Peirce et il le loue pour la perception de la profondeur du problème sur l’objectivité en éthique : il a su montrer que les justifications qui y ont cours ne peuvent s’entendre en un sens uniquement instrumental et que la rationalité instrumentale serait impossible s’il n’y avait pas des normes neutres dont la prétention à l’acceptabilité rationnelle n’est pas simplement dérivée du fait qu’elles nous aident à atteindre des buts particuliers un certain pourcentage de fois. Mais il interprète l’explication de Peirce, sa réponse comme signifiant que même lorsque je cherche à parvenir à un but dans uns situation où il y a un risque, la décision rationnelle quant à ce que je dois faire pour atteindre mon but pratique dépend de ce que je reconnais la force contraignante de normes qui ne possèdent pas une justification instrumentale satisfaisante dans les termes de mes propres vues. Partant, les normes comme la règle d’utilité estimée ont été découvertes non pas par de simples essais/erreurs mais par la réflexion normative sur notre pratique. Ce pour quoi dire qu’une chose est rationnelle, ce n’est pas simplement le décrire en accord avec quelques algorithmes ou autres : si je dis que croire à quelque chose ou agir d’une certaine manière est rationnel, alors cela veut dire que toutes choses étant égales par ailleurs, je recommande cette croyance ou ce genre d’action. En d’autres termes, le choix pratique fait par la personne confrontée au dilemme de choisir dans un paquet de cartes, la carte qui lui apporterait le bonheur éternel dans un cas et le désespoir éternel dans l’autre cas, ne peut se faire sur une base uniquement utilitariste. Ce qui nous guide dans notre choix, c’est assurément la norme utilitariste, « agis toujours de manière à maximiser l’utilité estimée ». Règle fameuse de la théorie de la décision qui s’applique à la majorité des cas de ce genre. Mais on ne pourrait pas comprendre ce recours à cette règle sans présupposer que ce que poursuivent les personnes rationnelles dans une action quelconque. Ce n’est donc son propre bénéfice mais d’agir en accord avec la politique qui bénéficierait au bien-être de tous les êtres rationnels dans l’infiniment long terme. Quelqu’un qui ne s’y intéresserait pas serait dit Peirce illogique dans toutes ses inférences. Ainsi, on ne peut être rationnel que si l’on s’identifie psychologiquement à toute une communauté potentiellement infinie de chercheurs. Mais Putnam se dit aussi un peu dérouté par les propositions de Peirce et se demande si dans toutes nos actions (par exemple si nous sommes soumis à la torture), cette perspective altruiste et personnellement désintéressée qui cadre bien avec les vertus bouddhistes, d’abnégation de soi que prônait Peirce, puisse valoir. Et il suggère qu’on résolve le problème éthique ainsi posé en faisant appel à une obligation primitive et non dérivée d’une certaine sorte de manière à être raisonnable qui contrairement à Peirce n’est pas réductible à mes attentes sur le long terme ou à mon intérêt dans le bien-être d’autrui ou à mon propre bien-être à d’autres moments. Mais il n’est pas du tout sûr que Peirce fasse appel à ce genre de procédure déductive. Pour lui, l’altruisme n’est pas l’effet d’une justification ou d’un calcul rationnel, il apparaît plutôt comme immédiatement rationnel. La réflexion sur le bien de la communauté, n’a aucun rôle dans notre usage des probabilités. S’il y a bien une conception primitive de la rationalité, c’est bien au sens où le principe social est enraciné dans notre logique et où ce même sentiment est en même temps exigé par la logique. Cette identification de ses propres intérêts avec ceux de la communauté est davantage de l’ordre de ce que Peirce va appeler une révélation que de l’ordre de la prescription déontologique. Mais que ce sentiment soit de nature logique, c’est ici que Peirce se distingue de James, est qu’il ne s’identifie pas à quelque fusion de soi avec autrui. Peirce dit ceci : « courir après des questions d’importance vitale en considérant que c’est les premières et les meilleures, ne peut conduire qu’à l’un ou l’autre des deux termes suivants : ou bien d’un côté à ce que l’on appelle l’américanisme, le culte des affaires, la vie dans laquelle le courant fécondant du sentiment de génie s’assèche ou se rétrécit au sentiment d’un ruisselet de petites choses comiques ou bien de l’autre côté au monachisme marchant dans ce monde tel un somnambule sans un battement de cil ou de cœur si ce n’est pour autrui. Prenez pour lanterne pour guider vos pas la froide lanterne de la raison et considérez vos affaires (concern), votre devoir (duty) comme étant la chose la plus élevée. Vous ne pouvez que vous appuyez sur l’un ou l’autre de ces buts. Mais supposons au contraire que vous embrassiez un sentimentalisme conservateur et que vous estimiez modestement que vos propres raisonnements au prix bien médiocre qu’ils atteindraient s’ils étaient mis aux enchères, à quoi cela vous mènera-t-il ? Alors, le tout premier ordre qui s’imposera à vous, votre plus grande occupation, votre plus grande gloire devient comme chacun sait de reconnaître une tâche plus élevée que la vôtre, non une simple distraction après l’accomplissement de vos tâches quotidiennes mais une conception généralisée du devoir qui parachève votre personnalité en faisant de sorte qu’elle se fonde dans les régions voisines du cosmos universel. Peirce veut dire qu’il est sans doute important d’être attentif au cri des blessés, d’être sincère dans nos efforts : nous devons chercher une conception du monde, une position qui fasse place à notre vie morale. Cela fait partie de ce que James appelle l’impulsion morale mais nous ne sommes pas obligés de soutenir que la seule manière de procéder, se soit de suivre ce genre de nominalisme humaniste individualiste. Au demeurant, James comme Peirce, est convaincu que le recours à la communauté, est quelque chose qui ne peut suffire, par exemple la vérité d’une secte n’est pas digne de ce nom parce qu’elle n’atteint pas la volonté du leader. Pour James comme pour Peirce, ce qui est essentiel, c’est que nous sommes des animaux éthiques, ce qui veut dire, non pas que nous nous comportons naturellement bien, ni que nous ne cessons de dire les uns aux autres ce que nous devons faire mais que nous hiérarchisons, évaluons, comparons, admirons, revendiquons et justifions. Mais un climat éthique est en effet une chose très différente d’un climat moraliste : l’une des marques d’un climat éthique peut même être l’hostilité à la moralisation qui est relativement déplacée ou mal formée. Ce point est fondamental car il permet de comprendre pourquoi le rejet du rationalisme moral par le pragmaticisme et leur volonté conjointe d’affirmer la réalité de valeurs et de normes éthiques vont de pair avec la revendication avec la possible objectivité de l’éthique. Ce pourquoi, comme le répète James lui-même, il n’est d’autres moyens que de refuser l’idée inhérente au scepticisme selon laquelle dans le domaine de l’éthique nos jugements pourraient se passer d’un standard extérieur de vérité, ne pas viser à l’impartialité laquelle impose de ne pas privilégier son propre idéal. Comme le dit James au début de la volonté de croire, nous voulons une vérité, nous avons besoin de croire que nos expériences, nos études et nos discussions doivent continuellement améliorer notre position à son égard. C’est sur cette idée que nous concentrons toute notre force intellectuelle. Pour quoi la connaissance aurait-elle plus de valeur que la croyance ? Parce qu’elle saurait parvenir grâce à une méthode fiable, parce qu’elle suppose de la part de l’agent tout un ensemble de vertus notamment intellectuelles, certaines performance qu’on peut porter à notre crédit qui fait honte au modèle classique (le problème du noyage, de la submersion). Notre modèle intègre l’aspect social. Tous les modèles actuels de l’épistémologie sociale (révolutionnaire, sociologisme éliminativiste ou constructivisme social) ont échoué parce que l’intelligence ne peut pas être totalement asservie à nos intérêts sociaux. Nous préférons les modèles réformistes de la connaissance qu’on trouve chez Miranda Fricker ou chez Alvin Goldman permettent de penser comment on peut à la fois pratiquer une épistémologie sociale sans renoncer à l’aspect méthodique des techniques de l’information et de la communication. Nous ne pourrons pas nous en tenir à une approche véritiste ou puriste de la connaissance qui resterait sourde au lien que doit avoir la connaissance avec le Bien Commun. C’est cela qui rend antidémocratique toute approche constructiviste qui asservirait notre connaissance à nos intérêts sociaux. Etre pratiquement embarqué, engagé ou concerné dans le rationalisme, ce qui est une obligation, si nous faisons le pari de la rationalité et de la justice sociale, c’est très différent du simple souci empathique fusionnel du care. Cela donne un sens concret à préférer le fait de donner à la connaissance une valeur sociale.

 

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