9) Des doutes raisonnables et de ceux qui ne le sont pas ...

Publié le par Pierre GAPENNE

D'abord parce qu’il est pour nous rationnel en tant que sujet rationnel délibérant des réflexions, d’adopter l’hypothèse de la réalité et de vouloir établir nos opinions de manière qu’elle soit en accord avec celle-ci. Ensuite, parce qu’il est impératif d’exercer en permanence sur notre méthode, notre contrôle critique. D’où l’absolue nécessité d’une méthode qui suive de près la logique de la science pour comprendre de quelle manière nos croyances par une description correcte de la réalité, peuvent contribuer au progrès de la connaissance...

D'abord parce qu’il est pour nous rationnel en tant que sujet rationnel délibérant des réflexions, d’adopter l’hypothèse de la réalité et de vouloir établir nos opinions de manière qu’elle soit en accord avec celle-ci. Ensuite, parce qu’il est impératif d’exercer en permanence sur notre méthode, notre contrôle critique. D’où l’absolue nécessité d’une méthode qui suive de près la logique de la science pour comprendre de quelle manière nos croyances par une description correcte de la réalité, peuvent contribuer au progrès de la connaissance...

 

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  Enquête qui renvoie au livre qui réunit les textes fondamentaux de cette discipline par J Dutant et P Engel : Philosophie de la connaissance : croyance, connaissance et justification et les articles Les croyances et La métaphysique de Pascal Engel et de Claudine Tiercelin dans Notions de Philosophie II. La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme prouve la vérité, c'est à dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purment scolastique.

 

 

   

     Onzième leçon : il s’agissait dans le cours précédent de répondre aux apories de la conception classique de la connaissance en en suggérant d’abord une définition plus satisfaisante, en second lieu de répondre de manière convaincante en attachant plus de valeur à la connaissance qu’à la croyance vraie justifiée, enfin en troisième lieu de trouver des parades plus efficaces à la double menace relativiste et sceptique. Cette connaissance se présente dès lors comme un processus d’enquête de question et de réponse dont la dynamique. Si ce dont il s’agit, c’est bien de fixer des croyances vraies, alors il faut que nous disposions de méthodes qui soient capables, à la différence des méthodes a priori et subjectives qui s’appuieraient uniquement sur des modèles comme ceux de la ténacité ou de l’autorité de le faire. Or, si l’on en croit certains, dans le sillage du pragmaticisme de Charles Sanders Peirce, il n’y a que la méthode scientifique de l’enquête en tant que telle qui soit capable de fixer des croyances vraies et justifiées parce qu’elle repose sur des choses réelles, stables et extérieures. Il semble clair par ailleurs que l’enquête devra être soumise à plus que des maximes conversationnelles et qu’elle devra obéir bel et bien à des règles de raisonnement et à des méthodes inférentielles de déduction, d’induction et de abduction, ainsi qu’aux procédures qui lui seront prescrites par l’économie de la recherche. En conséquence, l’enquête exige semble-t-il plus que de la délibération et de la communication mises en évidence par L’Ethique de la discussion. C’est ce que nous avons vu en analysant les situations sémantiques et pragmatiques de l’assertion qui examinées à la lumière de la philosophie du langage permet de voir que la situation d’assertion suppose un véritable engagement du locuteur qui s’il se trompe, s’il ne dit pas la vérité, peut être soumis par celui qui reçoit son information, à des sanctions. Nous avons insisté sur le fait que la situation est d’autant plus naturellement conflictuelle qu’irénique que ce qui est visé, c’est la connaissance et sa vérité. Ce dont témoigne cette conception, c’est que la connaissance fonctionne comme une norme de l’assertion comme si la connaissance était à la fois constitutive de l’enquête et visée de celle-ci, comme s’il devait bien y avoir une forme de transparence de la vérité que nous assertons qui nous pousse à considérer que la croyance vise analytiquement la connaissance. La vérité est une sorte de norme cognitive ultime transparente que nous ne pourrions manquer de viser quand nous assertons quelque chose. Nous avions indiqué pour finir qu’il nous semblait que l’approche considérée en dépit de ses mérites présentait un défaut majeur, celui de ne pas mesurer comme il convenait la nature, le rôle et la portée exacte du doute relativement à la procédure d’enquête. Or, si ce que nous avons avancé est exact, savoir qu’on ne peut espérer répondre de façon satisfaisante aux problèmes que nous nous sommes proposé d’examiner sans répondre comme il le faut aux objections sceptiques, alors de toute évidence, nous n’aurons pas rempli le contrat. Aussi, convient-il avant de poursuivre plus avant de bien mesurer pourquoi l’approche en termes d’enquête question réponse est ici insuffisante. Si les conditions d’analyse de la connaissance, remontent à plusieurs siècles et va de pair avec l’histoire mouvementée du scepticisme, l’analyse précise des conditions de possibilité du doute lui-même est en réalité assez récente et n’a guère plus d’un siècle. Comme Jacques Bouveresse l’a bien mis en scène dans ce chapitre de Le mythe de l’intériorité, « les choses que l’on ne peut révoquer en doute », cette analyse des conditions de possibilité, on la doit surtout à deux philosophes qui ont marqué de leurs empreintes une bonne part de la philosophie du XX ème siècle, Peirce d’une part, Wittgenstein d’autre part, et comme le montre aussi L’éthique de la croyance, après le débat de Clifford et de James, nous sommes désormais à même d’éclairer une conception de la connaissance par l’examen des positions de chacun pour nous mettre sur la voie de savoir ce que nous sommes en droit d’attendre d’une conception de la connaissance comme enquête. Brièvement, les deux auteurs ont beaucoup en commun s’agissant du diagnostic et de la réaction qui leur semble nécessaire que nous ayons relativement aux scénarios sceptiques cartésiens. Pour vaincre, ce que Peirce appelle la salade du cartésianisme, il faut rejeter sa méthode du doute radical. 1) Or, le scénario cartésien est moins artificiel ou formel, déraisonnable ou inutile qu’à proprement parlé dénué de sens. Sans doute, la critique retrouve-t-elle ici, relative à la vanité du doute qui pour avoir un sens doit avoir des effets pratiques, « notre discours reçoit son sens par l’intermédiaire de nos autres actions » dit aussi Wittgenstein dans De la certitude. Nous devons veiller au résultat « abshot » de nos concepts pour réussir à les comprendre correctement dit Peirce de son côté et nous souvenir que la maxime pragmatiste nous enjoint d’atteindre le tangible et le pratique comme la racine de toute distinction réelle de pensée aussi subtile qu’elle puisse être. (Chez Hume, « tout ce qui est séparable, est discernable et tout ce qui est discernable est séparable », car « comment se pourrait-il que nous puissions séparer ce qui n’est pas discernable, ou distinguer ce qui n’est pas différent ? ». Cet argument est dit quelque fois inopérant contre Descartes qui invoque des raisons de douter et pour qui « il n’est pas maintenant question d’agir mais seulement de méditer et de connaître ». Mais l’accusation commune est des plus efficaces de « doutes vains », prend ici du relief parce que pour des auteurs comme Peirce et Wittgenstein, dissocier action et spéculation est en soi proprement inintelligible. L’objection pratique se mue donc immédiatement en objection théorique : or le doute radical est en soi incompréhensible d’abord parce qu’il est « général ». On ne peut mettre en doute systématiquement tout ce à propos de quoi, un doute est concevable. On ne peut douter que de croyances déterminées sans quoi, on ne sait pas de quoi on doute. Rendre une croyance plus déterminée, c’est la soumettre à la maxime pratique pragmatiste de savoir comment elle s’adapte au travers des habitudes d’actions futures. 2) Ce qui donne « sens » au doute, c’est donc, c’est d’abord son insertion dans un contexte particulier. Ca qui donne tant de faux doutes, c’est l’oubli du contexte. Pour Wittgenstein, cette impossibilité est liée de façon stricte à la logique même du jugement. Que certaines choses soient sues (sans être sûres ou l’inverse que certaines choses sûres sans être sues) avec une certitude totale est une règle informulée de ce que nous appelons « savoir ». Loin de légitimer en contexte le scepticisme comme le suggère Keith Derose, Peirce et Wittgenstein concluent pour leur part qu’il ne saurait y avoir de justification générale du doute. La méthode cartésienne est donc contradictoire, le passage à la limite revendiqué épistémiquement catastrophique, nous laissant sans aucune conception réglée du genre d’évidence empirique sur laquelle nous appuyer dans d’autres contextes et nous privant de notre méthode habituelle de doute et d’enquête. Incompréhensible parce que générale, le doute radical l’est aussi parce que nos croyances ne sont jamais isolées : elles forment un système holistique. Si je devais douter de tout, ce serait le chaos assuré : pour Peirce, le scénario du chaos cartésien met donc l’envers à l’endroit : le doute n’est pas premier, il est second. Le sceptique cartésien croit que la pensée part de nulle part. Or, il y a tout lieu de penser que la croyance est venue en premier et le pouvoir de douter bien après. Un doute ne peut donc en toute rigueur envelopper toutes les croyances. Il présuppose et il s’agit là d’une constatation logique et non pas psychologique d’un système de certitudes préalables. La maîtrise d’un jeu de langage comme dit Wittgenstein, « a logic outance », dit Peirce. A la vérité, « le doute ne repose que sur ce qui est hors de doute ». Comme l’admet du reste Descartes « qui n’a jamais nié que les préjugés et non pas les notions », mais en contredisant le doute hyperbolique radical. 3) Le troisième reproche adressé au doute radical et hyperbolique cartésien est de faire du doute une affaire privée et volontaire. Là où Peirce observe que Descartes fait comme si douter était aussi facile que mentir, Wittgenstein s’interroge : « puis-je douter de ce dont je veux douter ? » Qu’une erreur soit possible ne suffit pas à garantir qu’elle puisse engendrer un doute légitime et réel. Car, on ne peut douter que pour des raisons déterminées. Ce qui est en question, c’est ceci : comment le doute est-il introduit dans un jeu de langage ? Et si on a raison de douter parfois et dans certains contextes précis, cela ne légitime pas qu’on puisse décider de douter de tout comme le préconise Descartes même s’il est difficile de tracer les limites entre les cas (comme pour le hibou) où le doute n’est pas seulement déraisonnable mais logiquement impossible. Peirce rappelle aussi qu’il ne suffit pas de vouloir ou même d’avoir des raisons légitimes, sinon des raisons positives de douter pour qu’un doute réel se produise et puisse être reconnu comme tel. Si tel est le cas, croire sans examiner davantage les titres de sa croyance, ne serait pas un signe de paresse, d’incurie ou d’irrationalité de ce que Descartes appelait une aveugle et téméraire impulsion, c’est une nécessité tant pratique que logique. C’est donc le sceptique systématique qui serait irrationnel, il tient à tort pour acquis qu’il nous faut examiner toutes nos croyances et les présumer coupables tant qu’elles ne sont pas passées au crible de la justification. Douter dit le sceptique est donc nécessaire à la justification ; la certitude et la confiance le sont répondent les pragmatistes comme Peirce et Wittgenstein tout autant et sinon plus que le doute. Si nous ne faisions pas fond sur certaines croyances, on ne pourrait même pas commencer à douter. En un mot, si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds restent fixes. (De la certitude § § 343, 344, 345). Mais s’ils s’accordent tous deux pour dénoncer l’entreprise sceptique dans son illusion de généralité et de radicalité, Peirce et Wittgenstein ont une vision assez différente de ce qui peut rendre le doute légitime : ce sera notre prochain centre d’intérêt ainsi que celui du statut épistémique des certitudes qui permettent à la porte de tourner : 1) l’évidence que nous acceptons comme indiscutablement sûre, d’après laquelle nous agissons avec sûreté sans avoir de doutes, ne correspond pas comme on l’a dit chez Wittgenstein à un refus d’aller au fond des choses mais à ce qu’il tient pour des formes de vie. Or, le scénario cartésien repose sur une confusion entre l’ordre empirique et l’ordre grammatical : il faut distinguer les croyances empiriques qui peuvent être soumises à des contrôles et les jugements de type mooréen tel que « je sais que j’ai deux mains » ou « je sais que la Terre existait avant ma naissance » qui sont des assertions absolument certaines. Ces dernières sont du reste notre cadre de référence pour confirmer ou infirmer nos croyances et joue un rôle logique spécifique dans le système de nos propositions empiriques. Dans De la certitude, Wittgenstein vise donc principalement la réponse mooréenne de sens commun au sceptique. Si l’un comme l’autre, à son avis, se trompe, c’est qu’il parle tous deux de savoir là où il n’est question de rien de tel. Une proposition pivot charnière ne doit sa certitude à aucune évidence empirique mais plutôt au fait que dans ces circonstances, elle tient bon et nous permet d’affirmer d’autres propositions. Ne pas douter de quelque chose, Wittgenstein le montre à propos d’états mentaux comme la douleur, ne veut pas dire qu’on la sait. Moore a raison de dire qu’il est certain qu’il a deux mains, mais non qu’il le sait ou que cet énoncé est vrai. Wittgenstein recourt souvent ici à l’image de l’axe. Loin d’être des produits de la recherche, des accomplissements cognitifs, ces propositions charnières jouent un rôle d’arrière-plan, de pivot de charnière dans notre méthodologie décrivant une image du monde qui pourrait faire partie, dit-il d’une sorte de mythologie. Leur rôle est analogue à celui de règles d’un jeu que l’on peut apprendre ou assimiler à un plan strictement pratique sans règles explicites. Ces énoncés ne sont ni vrais ni faux mais ils sont forcément acceptés et peuvent être assimilés au fondement inébranlable et inébranlé d’un jeu de langage ou d’une forme de vie. Et si le vrai est ce qui est fondé, alors, le fondement n’est pas vrai ni non plus faux. Peirce a des accents ici proches de ceux de Wittgenstein : le doute est bien pour lui, censé être un préalable méthodologique pour parvenir au vrai et faire le tri entre nos croyances mais c’est un leurre. Car, si on part de croyances impossibles à mettre en doute, cela n’a aucun sens de les dire ou de les tenir pour vraies ou même acceptables ou acceptées. Comme il le dit et l’écrit, ce qui se passe, c’est qu’on en vient à reconnaître qu’on a toujours eu la croyance habitude aussi loin qu’on s’en souvienne. Or, si les prémisses n’inspirent réellement aucun doute, elles ne sauraient être plus satisfaisantes. Dès lors même si « je crois que p » et « il est vrai que p », n’ont pas le même sens, il m’est impossible dans la situation réelle de connaissance où je me trouve, de faire une différence entre ces deux énoncés. Je n’ai donc pas de critère réel parfois pour distinguer les vraies croyances des fausses tant que ce sont mes croyances. Tant que ce sont « mes » croyances, je crois qu’elles sont vraies. Par quoi, il ne faut pas comprendre naturellement que toutes mes croyances sont vraies parce que ce sont les miennes mais que tout énoncé de la forme « p est vrai » se réduit à un énoncé de la forme « A croit que p ». Les raisons dit Peirce concernent celui qui va croire non celui qui croit déjà. Or, s’agissant de telles certitudes, y-a-t-il lieu d’exiger qu’elles soient justifiées ? La justification doit bien semble-t-il s’arrêter quelque part. Le défi sceptique sous sa forme cartésienne est donc inintelligible. Mais nous voyons aussi que le défi d’Agrippa l’est aussi tout autant. Loin que ces croyances charnières soient un signe d’irrationalité, de trouble mental, elles sont ce qui rend possible que les mots vrai, faux, justifiés aient un sens. Si tout était mis en doute, c’est la possibilité même d’un doute doué de sens qui serait éradiqué. Là où tout doute est irrecevable, j’ai atteint le sol ultime de mes convictions. Et de ce mur de fondation, on pourrait dire qu’il est supporté par toute la maison, dit Wittgenstein. Le cadre lui-même ne semble donc pas avoir besoin du soutien de l’évidence, n’est pas de fait mis en doute parce que nous n’avons tout bonnement pas à le mettre en doute. Wittgenstein remet donc en cause le principe épistémique sur lequel s’appuient les sceptiques qui veut qu’une croyance ne soit légitimement soutenue que si elle reçoit un soutien évidentiel suffisant. Mais quel est alors le statut épistémique de ces croyances sans fondement, de ces certitudes comme dit Gilbert Christine Ryle non héritées : est-ce que ce sont des vérités logiques ? Des principes analytiques ? Des règles ? Des normes ? En fait, elles ont un statut hybride. Même si ce n’est pas selon une règle expresse, elles semblent acceptées « comme une chose qui va de soi, jamais mise en question, voire peut-être jamais formulées comme à l’écart de la route sur laquelle se déplace la recherche, retirées de la circulation ». Une chose paraît acquise, ces propositions indubitables qui caractérisent notre interprétation de l’expérience, n’ont pas été tirées de l’expérience. Ces propositions pseudo-empiriques qui font parti du cadre de notre expérience, s’apparentent même à des propositions analytiques qui occupent un rôle logique particulier dans le système des propositions empiriques. A telle enseigne que si je me mets à en douter ou à les déclarer fausses, il devient du même coup douteux que je les comprenne. A d’autres égards, elles ressemblent plus à des règles fonctionnant comme des normes pratiques mais elles semblent aussi avoir la nécessité et la dureté du « doit » logique ou de l’analyticité mathématique. Bref, la confiance inébranlable envers ces propositions ne provient pas d’une forme a priori de la connaissance mais du rôle qu’elles semblent jouer en tant que règles et normes de l’enquête. Elles sont élastiques : une proposition qui fonctionne à tel moment comme une norme peut se voir privée de ce rôle à la lumière de développement empirique ultérieur. Ce que traduit le fameux passage sur le lit de la rivière et c’est bien sûr le genre de transformation que Quine dans Les deux dogmes de l’empirisme, envisage comme possible même pour la logique et les mathématiques. Mais le rôle régulateur des propositions empiriques qui ont été durcies, peut-être aussi relativisées au contexte. Ainsi, « j’ai deux mains » fonctionnera normalement comme une norme. Cette certitude tiendra bon mais dans des circonstances anormales, en reprenant conscience après une intervention chirurgicale par exemple au cours de laquelle les médecins auront sauvé ma main blessée ou en sortant indemne d’un attentat, la proposition devient empirique. Bref, ces normes en contexte, font figures de certitudes fixes dans tout contexte normal. En traitant la proposition comme une norme, on y voit donc une évidence supérieure. Mais nous voyons que logique, règle, norme : les propositions charnières wittgensteiniennes semblent participer de chaque. Leur statut épistémique ne semble pas fixé une fois pour toute. Il vaut donc mieux dire qu’il y a certains doutes que l’homme raisonnable n’a pas plutôt que de dire qu’il y a certaines choses que l’homme raisonnable sait de façon tout à fait sûre. Et naturellement, comme dit Wittgenstein, ce qui paraît raisonnable et déraisonnable aux hommes, se modifie.

      Comme Wittgenstein, Peirce dénonce pour des raisons non de psychologie mais de logique le scénario sceptique cartésien mais c’est ici que commencent les différences intéressantes pour notre programme qui relèvent aussi de la logique : l’analyse des mécanismes naturels régissant le couple indissociable pour lui : doute/croyance. Et c’est le passage de l’un à l’autre ou enquête (inquary) que va élucider la parade, l’offensive peircienne au défi sceptique : pour Peirce le doute radical est aussi impossible car il est contradictoire avec la nature du processus cognitif lui-même qui n’a par définition ni fin, ni début. Toute connaissance pour lui repose sur une connaissance antérieure et donne aussi lieu à une chaîne indéfinie de ce qu’il appelle des interprétants comme le montre sa sémiotique. Ensuite, on ne peut douter parce qu’on a décidé de le faire en vertu d’une maxime cartésienne ou d’un fiat de la volonté. Sans raison précise, positive, on n’en reste à un doute de papier. Pour être authentique, non feint, le doute doit avoir outre des conséquences pratiques, une cause externe, venir d’un effet de surprise face à une expérience récalcitrante. Comme Wittgenstein, Peirce dénonce donc l’erreur consistant à voir des états d’esprit, là où de l’intérieur, là où il s’agit de voir des dispositions ou de croyances habitudes. Mais il associe le diagnostic à une analyse beaucoup plus détaillée des phénomènes naturels du doute et de la croyance. Très inspiré du père du pragmatisme, qu’était le psychologue Alexandre Bain. De plus, il lui semble qu’il est non pas irrationnel mais profondément rationnel de faire davantage confiance à nos jugements instinctifs de rationalité, qu’aux arguties sceptiques. C’est là un aspect crucial de la philosophie de la connaissance du pragmaticisme que la confiance en soi (self trust), soit une condition nécessaire de la rationalité responsable. Doutes et croyances se présentent donc pour lui d’abord comme deux états d’esprit, certes aux sentirs différents et qui sur un plan pratique, produisent en nous des effets positifs quoique forts différents selon le rôle causal qu’ils ont sur notre conduite et sur notre connaissance. Une croyance, qu’est-ce ? C’est quelque chose sur la base de quoi un homme est prêt à agir. L’indication plus ou moins sûre que s’est établi en nous une habitude qui déterminera nos actions, une règle active en nous, une habitude intelligente foncièrement indéterminée, générale et délibérée ou autocontrôlée. Ces habitudes dispositions et guides de nos croyances, guident aussi nos désirs et façonnent de façon conditionnelle nos actions là où le doute qui traduit un sentiment de malaise, nous incite de façon quasi réflexe à l’apaiser. Voilà pourquoi une proposition dont on pourrait douter à volonté n’est certainement pas une proposition crue. Il faut donc dégager les mécanismes de l’enquête et la méthode à suivre pour fixer nos croyances. Telle est la vocation des articles de 1878 Comment se fixe la croyance ? Et Comment rendre nos idées claires ? Si comme Wittgenstein, Peirce dénonce bien dans le défi sceptique une illusion sur le savoir, c’est moins parce qu’il y voit une confusion entre l’empirique et le grammatical qu’il n’y diagnostique une incompréhension de son fonctionnement. Il n’y a pas de connaissance sans enquête : mais si le doute cartésien est à rejeter en revanche, là où il n’y a pas de doutes, ni de désaccord réel, il n’y a pas de questions. Et donc, il ne peut pas y avoir de réelles recherches. Le doute vivant est la vie de la recherche. Descartes ne voit pas que les choses ne sont pas justes comme nous choisissons de penser qu’elles sont. Mais en même temps, Peirce fait aussi du lourd et noble métal du doute, l’instrument sans lequel, aucune enquête n’est possible. A la salade cartésienne, offrant une image erronée de la connaissance, il va donc opposer une conception de la recherche comme une démarche consistant à sortir de l’état de malaise provoqué par le doute vivant et non de pacotille (find out) ou de cabinet (expressions qu’on trouve chez des philosophes du sens commun comme Thomas Reid) pour parvenir à l’état satisfaisant de croyance. Le but de l’enquête étant bien l’établissement de l’opinion, le pragmaticiste devra donc surmonter des doutes légitimes en établissant des croyances stables et par là même, vraies. Il faut donc une origine externe, un stimulus comme du reste l’avaient vi les sceptiques anciens pour que doute réel, il y ait. Comme l’a vu Descartes, tout se passe comme si dans certains cas comme si nous étions obligés de penser, comme si certaines de nos croyances étaient de facto indubitables. Mais alors comment les distinguer de préjugés, ne pas y voir un manquement épistémiques. Pourquoi somme toute, notre refus de prendre le sceptique au sérieux, ne serait-il pas de même une marque d’irrationalité ? Là où Wittgenstein répond par un diagnostic et par la mise en évidence de ces croyances sans fondement au statut épistémique mobile que sont les propositions charnières, Peirce va pour sa part répondre en deux temps : d’une part en adoptant une position explicitement empruntée au sens commun mais associée à une perspective néokantienne critique et d’autre part en déployant une stratégie de tri entre les croyances assurée par une méthode scientifique qui prend appui sur un certain type de réalisme scientifique et métaphysique. Or, nous savons tous les réticences de Wittgenstein à l’égard du sens commun (voir Le cahier bleu). Pour sa part, Peirce s’en réclame et reconnaît sa dette à l’égard de la tradition écossaise et notamment de Thomas Reid. Aussi, devons-nous nous fier au témoignage d’autrui, suivre notre principe de crédulité, principe si important aujourd’hui et à juste titre reconnu chez les philosophes qui défendent l’épistémologie du témoignage comme Roger Pouivet ou Gloria Origgi, suivre les méthodes de ténacité ce qui est conforme à ce que nous appelons la psychologie du développement, puis suivre aussi les méthodes d’autorité. Ce sont des méthodes primitives mais semble-t-il inévitables de fixation des croyances. Que ferions-nous si nous n’avions un minimum de crédulité ou si nous ne faisions pas confiance dans ce que les autres ont à nous apprendre ? Mais à l’inverse de Reid, Peirce ne fait pas une liste fixe de ses croyances car, elles évoluent. Certes, il le juge bien acritiques au sens où elles s’imposent immédiatement à nous sans la moindre base rationnelle et ont un vague irréductible comme on peut le voir dans la perception, dans nos instincts naturels, dans nos sentiments moraux et même dans les lois de la science qui en fait ne sont qu’un développement de croyances originelles instinctives. Ce que Peirce appelle, « cet instinct à bien deviner » qui dans sa méthode scientifique prendra pour lui le nom de méthode abductive ou de logique de la découverte. Mais l’indubitabilité n’est jamais ni en soi, ni définitive. Ce sont bien des croyances que nous n’avons aucune raison de mettre en doute pour le moment. Mais ce ne sont pas des croyances qui ne pourraient pas en principe être fausses. Elles peuvent se révéler fausses. C’est même là un point essentiel du réalisme peircien, son faillibilisme. L’invocation de l’indubitable ne signifie donc pas du tout un retour à un fondationnalisme extrême mais plutôt la nécessité d’un détachement critique. Ce qui pour finir laisse aussi (malheureusement) une porte ouverte au scepticisme juste sous une forme plus dretskéenne que cartésienne puisque pour légitimer un doute, il faudra toujours pouvoir en tester la pertinence mais aussi le degré de sensibilité causale en raison du fait qu’il faut éprouver un malaise à l’égard de l’expérience récalcitrante. Peirce ne suit donc pas jusqu’au bout le sens commun. Il pense lui aussi comme Wittgenstein que la justification devra bien s’arrêter quelque part, qu’il y a un socle de vérité (bedroom of true) qui est au-delà de la raison et de la critique mais il ne s’agit pas de tenir ce socle pour des premiers principes. Aussi finit-il par se présenter comme un partisan de ce qu’il appelle le sens commun critique et par prôner une fusion des thèses écossaises et de celles de la philosophie critique kantienne. Le réalisme critique peircien est tout entier là. De même que nous devons nous fier à ces croyances indubitables qui constituent le socle de certitude contraignant l’activité scientifique, nous devons aussi et c’est le travail de la science cette fois, nous employer à remplacer les propositions vagues partout où cela est envisageable par des propositions aussi générales que possible de manière non pas nécessairement à réfuter ces certitudes mais à en donner une autre formulation qui les mettent sous contrôle logique. Car, c’est ce caractère de contrôle qui constitue pour Peirce, l’aspect crucial du sens commun critique et qui place l’épistémologie sur le même plan en termes de responsabilité, voire de vertu que la morale. Joindre l’éthique à la logique, écrit-il, est quelque chose que la pensée pragmaticiste va rencontrer au beau milieu de son chemin. D’où la haute estime pour le doute du criticisme, y compris pour celui de Descartes et pour le sens commun critique plus critique qu’un Kant dans la mesure où il critique la méthode critique. Il en suit les traces et la traque jusque dans sa tanière. Ici encore, c’est le rationalisme foncier de Peirce qui l’emporte.

     Même s’il peut être scientifiquement désastreux pour les chercheurs de penser qu’ils doutent de ce qu’ils croient en réalité et encore plus scientifiquement désastreux de douter réellement de ce qu’ils devraient croire, ni l’un ni l’autre n’est cependant en règle générale aussi défavorable à la science que pour les hommes de science le fait de croire ce dont ils devraient douter, ni même pour eux de penser croire de ce dont ils doutent en réalité. De quels moyens dispose-t-on alors pour faire le tri entre nos croyances ? C’est tout l’enjeu de la recherche d’une méthode dont Peirce nous révèle précisément les ressorts dans ses articles de 1878 où il réfute successivement les trois méthodes de ténacité et de politique de l’autruche, d’autorité et d’église ou de méthodes a priori. En dépit des avantages évidents que nous pouvons noter de ces méthodes qui supposent que nous leur fassions confiance, elles n’en sont pas moins pour finir spécieuses et rejetées moins pour leur irrationalité ou leur inefficacité pratique à long terme (parce qu’elles sont incapables de produire une croyance fixée de façon permanente) (L’imprévisible n’a plus rien d’inattendu), d’abord parce qu’elles ne cherchent pas à fixer des croyances en mesure de résister à des expériences rebelles mais à obtenir, voire de force, un accord, ensuite parce qu’elles visent à la seule cohérence. Or, les choses ne sont pas justes comme nous choisissons de penser qu’elles sont. A contrario, ce qui va définir la bonne méthode, si du moins c’est cette activité qui est animée par le désir de savoir quelque chose qui nous anime, devra prendre le risque d’admettre que nous ne pouvons savoir à l’avance ce que nous allons trouvé. Il faudra être prêt à déstabiliser nos opinions afin de les changer et de confirmer une certaine opinion qui dépend seulement de la nature de la recherche elle-même. Or la méthode scientifique est la seule qui fasse reconnaître la différence entre une bonne et une fausse voie puisqu’elle n’obéit ni à un sentiment subjectif de maîtrise, ni à une simple mise en ordre de nos croyances. Le propre de la méthode, c’est d’être déterminée par quelque chose de stable, d’indépendant de nos opinions, de contraignant et de résistant, à savoir, la réalité extérieure. Une réalité qui implique aussi pour Peirce, la notion de communauté d’opinion et celle d’opinion finale à laquelle nous parviendrons à long terme. L’avis d’après lequel il ne faudrait croire que ce que l’on pense être vrai, ne peut donc en un sens qu’être circulaire. Un autre aspect du défi d’Agrippa, l’argument non plus de la régression à l’infini mais de la circularité, se trouve dès lors écarté. La supériorité de la méthode scientifique tient donc bien à son respect de critères externalistes indépendants imposés aussi bien par la réalité extérieure que par la contrainte qu’exerce sur la subjectivité, la communauté. En ce sens, son adoption échappe à la justification et à la critique mais il ne s’ensuit pas que nos croyances échappent toutes, ni totalement à notre contrôle. Il y a donc bien une composante normative de l’enquête. D’abord parce qu’il est pour nous rationnel en tant que sujet rationnel délibérant des réflexions, d’adopter l’hypothèse de la réalité et de vouloir établir nos opinions de manière qu’elle soit en accord avec celle-ci. Ensuite, parce qu’il est impératif d’exercer en permanence sur notre méthode, notre contrôle critique. D’où l’absolue nécessité d’une méthode qui suive de près la logique de la science pour comprendre de quelle manière nos croyances par une description correcte de la réalité, peuvent contribuer au progrès de la connaissance. Car c’est dans les conceptions de la conduite délibérée dit Peirce, que le pragmaticisme fait remonter l’idée de la portée intellectuelle des symboles. Et la conduite délibérée est la conduite autocontrôlée. Or le contrôle peut être lui-même contrôlé et la critique elle-même soumise à la critique. Et idéalement, il n’y a pas de mythe défini évident à cette séquence. Autrement dit, les experts peuvent toujours être expertisés. Mais il n’empêche qu’il nous faut faire confiance aux croyances pour lesquelles pour l’heure, je n’ai rien trouvé à redire. Même si toute notre activité cognitive n’est pas accessible à la conscience et à la démonstration, je dois me fier à mes capacités cognitives. L’inverse relèverait non pas tant d’une conduite irrationnelle que littéralement d’une conduite impossible. La recherche repose donc sur un stock d’inférences sujettes à critiques indubitables qui me donnent un soutien rationnel, une sorte d’autorisation épistémique. Pour continuer à croire, même si cela ne me donne pas en toute rigueur de raisons d’accepter, si rien en tout ceci ne démontre la vérité d’aucune proposition individuelle n’en est pas moins en quelque sorte garantie (warranty), la méfiance que nous avons à l’égard de notre tendance à exiger des réponses philosophiques à tous les semblants de doute que nous émettons sur chacune d’elle. Du même coup, à la racine du sens commun critique, se trouve sérieusement amortie, la force de l’impact sceptique à tout le moins comme régression réflexion critique de soi et de justification. En dépit de leurs points communs, les stratégies de Peirce et de Wittgenstein s’orientent donc dans une direction in fine assez différente dans les parades qu’elles proposent pour affronter le défi sceptique. Pour eux, certes, le doute n’a aucun sens s’il est conçu sur le modèle du scénario sceptique cartésien. Un doute n’a de sens qu’en contexte même si une fois encore le contexte à lui seul ne suffit pas pour faire varier la signification de l’énoncé. Leurs parades au scepticisme ne se fait donc pas au nom d’un contextualisme intégral. Ils acceptent le principe selon lequel au fondement de la croyance fondée, il y a la croyance non fondée mais loin que cela conforte le sceptique, l’acceptation de ce principe, n’entraîne en rien le scepticisme. Non pas qu’il faille se replier sur une nouvelle forme de fondationnalisme, au contraire. Ces croyances échappent au vocabulaire du fondement, de la justification et du savoir. Mais reconnaître que l’enquête repose sur des croyances non fondées, ne remet pas en cause nos procédures en les exposant à l’arbitraire, au dogme ou à l’irrationalité comme le prétend le sceptique : c’est même exactement l’inverse. On peut donc parfaitement admettre l’argument de la régression à l’infini que certaines de nos croyances fondamentales sont sans fondement sans que le scepticisme s’ensuive. Au demeurant, il s’agit moins de réfuter les sceptiques que de diagnostiquer les raisons de l’attraction que le scepticisme exerce sur lui. Toute la question est de savoir quel statut doivent avoir ces croyances et quels types de relations nous entretenons avec elles. Pour Wittgenstein, de toute évidence, il s’agit d’une relation non épistémique qui consiste à assentir à des croyances. Et donc moins à les connaître qu’à agir de la seule manière dont nous savons agir. Nous acceptons croyant certaines choses et agissons à partir d’elles en présence de risques que nous pourrions éliminer mais que tout simplement nous n’éliminons pas. Qu’un doute soit possible ne signifie pas qu’il soit mis en œuvre et encore moins qu’il soit nécessaire. C’est le sens de la remarque 509 : je veux dire à proprement parler qu’un jeu de langage n’es possible que si on fait fond sur quelque chose. Je n’ai pas dit si on peut faire fond sur quelque chose. C’est donc le fait que je me fie à quelque chose et non la fiabilité inhérente à ce à quoi je me fie qui est ici à la base de mes jeux de langage. Même si admettre cela est prodigieusement difficile. On mesure toutefois le paradoxe : la réponse au sceptique induit elle-même une forme de scepticisme à l’égard de la justification tout à fait dans l’esprit du néopyrrhonisme qui refuse d’admettre la perspective philosophique privilégiée que partagent aussi bien les sceptiques dogmatiques que leurs opposants. A cet égard, si la stratégie peircienne ne se sépare elle-même du scepticisme que d’un cheveu puisqu’elle reste faillibiliste, l’oscillation reste constante chez entre le pessimisme et l’espoir rationnel vivant et pas seulement régulateur de parvenir au vrai et au savoir grâce à la science et à la métaphysique scientifique réaliste dont le pragmatisme doit permettre après les assainissements nécessaires la remise en place. Mais outre la conséquence en un sens désastreuse consistant pour finir à répondre au sceptique adoptant une autre variante du scepticisme. Il y a des difficultés dans ce type de réponse : s’agissant de Wittgenstein, si l’on admet que l’enjeu est moins la réfutation que le diagnostic, on peut se demander si le diagnostic lui-même tient bien toutes ses promesses, notamment s’il rend compte des intuitions inhérentes au paradoxe sceptique en soulignant que le scepticisme radical est inintelligible, Wittgenstein rend lui-même à certains égards inintelligibles l’attraction réelle qu’il exerce sur lui. Sans doute, n’est-ce pas un hasard si Peirce insiste moins sur le caractère inintelligible du doute, sur ce qui le rend en effet impossible pour des raisons quasi physiologiques tenant à la nature du doute et de la croyance et pas seulement parce qu’il serait dénué de sens, déraisonnable, vain (Strawson) et stupide (Austin). Mais la position de Wittgenstein pose une deuxième difficulté si l’on admet avec Crispin Wright la légitimité d’une certaine élasticité dans le statut épistémique des propositions charnières qui fonctionnent moins comme des propositions analytiques que comme des règles plus pratiques que strictement dogmatiques ou des normes en contexte. Il n’est pas sûr, c’est du moins notre avis que nous puissions toujours passer d’une rive à l’autre du fleuve sans nous laisser submerger par la marée montante. Il arrive d’ailleurs à Wittgenstein d’évoquer le passage à une autre mythologie et la nécessité pour changer notre image du monde de la persuasion, voire de la conversion. Sans doute est-il épistémiquement catastrophique de douter des propositions charnières et fondamental aussi de rappeler comme Peirce et Wittgenstein que ce qui compte, c’est les différences qu’induisent doutes et croyances dans nos pratiques et conduites, y compris cognitives. Du reste, l’impossibilité de mériter une garantie du type de celle qu’exige le sceptique pour écarter la possibilité du rêve, n’implique pas qu’aucune garantie de ce type ne soit jamais possédée. En outre, en insistant sur le statut particulier des propositions charnières qui n’ont pas en toute rigueur un statut épistémique, Wittgenstein met l’accent sur l’une des raisons pour lesquelles nous pouvons avoir l’impression trompeuse que le principe de clôture épistémique est pris en défaut. Comme l’a bien montré Crispin Wright dans une inspiration purement wittgensteinienne, il faut en règle générale distinguer entre le principe épistémique de clôture et le principe de transmission de la garantie : que la connaissance se transfère à travers des implications connues n’implique pas qu’elle se transmette ipso-facto. La transmission exige que soit préservé la puissance de l’argument, son aptitude à produire la conviction rationnelle. Or, ce qui donne l’impression que le principe de clôture épistémique dans la réponse au sceptique, est mis en échec, c’est qu’on attend dans la conclusion de l’argument (c’est en cela que consiste l’erreur de Moore) quelque chose qui est de l’ordre de la connaissance là où en réalité ce qu’offre la conclusion, n’est pas une connaissance mais quelque chose de tout aussi valable à savoir, la conviction rationnelle. Telle est la raison pour laquelle, même si on admet et c’est ce qu’on doit faire, la validité du principe de clôture et si on est prêt à estimer que les croyances charnières que nous avons, impliquent logiquement pour bien transmettre et bien transférer la fausseté des hypothèses sceptiques, cela ne signifie pas qu’un argument qui essaierait d’établir sur cette base la validité de nos croyances, aurait la puissance nécessaire de transmission pour convaincre le sceptique. Enfin, ce qui reste problématique en s’en tenant à un point de vue wittgensteinien et en admettant que les propositions charnières sont bien des règles, c’est moins leur statut que ce à quoi en définitive, me semble-t-il, Wittgenstein les destine. Car après tout au fond, peu importe qu’une règle n’ait aucun pedigree cognitif. Certaines règles peuvent être parfaitement ineptes et fort bien fonctionner. Le problème comme le note Wright est que pour Wittgenstein les règles définissent une pratique et ne sont pas censés pour cette raison même se fourvoyer, encore moins si ce sont les règles qui définissent des significations aux énoncés. Or, pour Wittgenstein, il n’y a pas de point de vue divin externe à partir duquel la signification se verrait conférer un statut indépendamment des règles et de la pratique. Mais les règles régissant les pratiques ne peuvent être exemptées de toute contrainte externe et relevées de notre seul bon vouloir. Que si la pratique elle-même n’a aucun objectif qui pourrait entraver une règle mal choisie. Or, ce n’est pas vraiment de cette manière que nous nous figurons l’enquête empirique, ainsi que le martèle Peirce. L’enquête empirique, c’est ce qui par excellence a un objectif global, a savoir comme ce qui peut apparaître comme la plus élémentaire platitude : mettre au jour ce qui est vrai et éviter ce qui est faux relativement au monde qu’elle concerne. Si tel est le cas, sans doute n’aura-t-on pas répondu entièrement au sceptique en se contentant de le déclarer inintelligible ou de rester esclave d’une conception erronée de la signification. Encore faudra-t-il s’assurer que nos règles et que nos pratiques en visant le vrai, ont un objectif qui n’est pas, contrairement à ce que soutient le sceptique, totalement illusoire. Et c’est la raison pour laquelle, à cet égard, la visée scientifique et délibérément métaphysique du réalisme peircien, semble mieux adaptée comme réponse authentiquement pragmaticiste au défi sceptique.

Publié dans Philosophie

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