Ce qui est décisif dans le langage : de la logique réflexive du contenu jugeable significatif chez Frege…
Ce qui est décisif dans le langage : logique réflexive du « contenu jugeable » significatif chez Frege…
Résumé : si l’on s’applique à tâcher de circonscrire la démarche des analyses de Frege, [à savoir essentiellement, l’élimination des définitions par abstraction (comme c’est le cas très notamment dans l’Ethique chez Spinoza p 21 : « dieu est une substance constituée d’attributs qui expriment chacun une essence éternelle et infinie ») et le jugement de recognition qui fait porter la référence sur la procédure d’une identité], nous découvrons que sa réflexion procède non pas du tout, d’un sens de l’expérience comme la phénoménologie consent à lui donner carrière en toute libéralité au travers des articulations des intuitions catégoriales avec les intuitions sensibles, mais bien d’un sens plus originel de l’intuition d’un « contenu jugeable » significatif : le but de la philosophie est de clarifier la façon dont des a priori peuvent s’avérer déterminants dans le langage. Ce qui est essentiel dans le langage, c’est ce qui ne peut pas être imaginé autrement [1]. Autrement dit, Frege entreprend de déterminer les conditions de possibilité d’une « expérience (pure) de (la) pensée » de « définitions extensionnelles ». « J’entends par pensée, non pas l’acte subjectif de penser mais son contenu objectif, lequel peut-être la propriété commune de plusieurs sujets [2] ».
Introduction. Ce qu’il faut dire d’abord de l’œuvre de Frege [3], c’est que sa postérité est multiple puisque Popper [4], aussi bien que Wittgenstein, Carnap et Quine [5] s’en sont expressément réclamés. Son héritage est lui aussi double : c’est à Leibniz qu’il emprunte le plus, (son Idéographie procède de la Langue ou Caractéristique Universelle dite encore à la fois lingua caracteristica et calculus ratiocinator) [6], mais il ne doit pas moins à Emmanuel Kant et à Bernard Bolzano [7] dont il revendique la théorie platonicienne des significations comme l’ancêtre de l’Idéographie comme formes a priori de l’entendement, autrement dit comme lois de la pensée.
I) Le plus significatif. L’œuvre de Frege semble pouvoir se partager en trois domaines principaux : 1) à la mathématique, il donna la première définition satisfaisante du nombre cardinal, celle de la suite ordinale, analogue à la chaîne de Dedekind et, parallèlement aux travaux de Cantor, une théorie non formelle des ensembles que Zermelo a authentifiée ; 2) en logique, il créa le calcul axiomatique des propositions, la théorie de la quantification et les rudiments de la syntaxe logique ; 3) enfin, composant la proposition à partir d’un concept (ou fonction) saturé par un argument, il mit fin à l’aristotélisme logique, qui analyse tout énoncé en une combinaison de termes, et à l’ontologie associée à une telle analyse [8].
- L’erreur de croire que le nombre est une qualité attribuée à des objets. Donc d’abord par une définition du nombre cardinal (nombre de base) : à partir notamment de la recension de l’article de Husserl Philosophie de l’arithmétique mais aussi Les lois fondamentales de l’arithmétique (1893-1903) : nous pouvons résumer la critique que Frege adresse à Husserl en disant qu’il oppose à l’étalon absolu de la vertu cardinale du nombre en soi, les multiplicités des représentations des nombreuses formes de nombre qui ne sont pas cardinaux (nombres d’ordre, nombres de genre, nombres de répétition, nombres de multiplication et nombres de fractionnement) [9]. Une première théorie de la cardinalité peut se construire comme une théorie de la relation d'équipotence (d’équivalence), sans définir ce qu'est vraiment un nombre cardinal en toute généralité. La relation d'équipotence (de substituabilité mutuelle) étant réflexive, symétrique et transitive sur la classe des ensembles, chaque classe d'équivalence est appelée nombre cardinal ou simplement cardinal. Historiquement, on peut dater du Begriffsschrift (1879) le moment où le programme d’un fondement des mathématiques a été réalisé : on entend par là, le système des énoncés, objets d’une théorie explicite, propres à assurer les démarches démonstratives dont l’enchaînement constitue le tissu mathématique. C’est avec Bolzano que la question des fondements a commencé à émerger : au cœur de ces problèmes, se posait la question de la relation des mathématiques à une logique qu’il importait de produire. Dans l’esprit de Frege, la constitution d’une telle logique devait permettre de reproduire et de dériver, conformément aux règles qu’elle définit, le corps des propositions de l’arithmétique en une langue formelle d’où toute ambiguïté serait exclue et où toute erreur serait décelable dans la simple forme des écritures.
- Ensuite par une théorie de la quantification au travers de l’Idéographie : calcul axiomatique des propositions à partir d’un concept, d’une fonction saturée par un argument. Socrate est un philosophe devient : P(S), Si X est un homme, alors, il est mortel ; Frege s’est employé également à codifier toutes les formes de modalités des modus ponens et du modus ponens [10]: la logique devient dans cette perspective un art de l’inférence valide. Dans l’Idéographie, « l’écriture peut servir à exprimer des rapports internes, d’une manière plus déliée, de telle sorte que la recherche de ce sur quoi nous voulons fixer notre attention, soit facilitée ». (p 67) Le couple argument/fonction délie celui de sujet/prédicat. C’est cette théorie de quantificateurs introduite par la Begriffsschrift, avec une grande précision, qui fonde l’arithmétique sur la logique.
- Enfin, composant la proposition à partir d’un concept ou d’une fonction saturée par un argument, il met fin à la querelle des Universaux en suggérant le moyen de trouver les critères qui distinguent le concept de l’objet, le sens de la dénotation, le signe de la signification et même l’intentionnalité de la référence (le nom propre est le canal de la singularité qui elle-même, est le signe de l’existence).
S’agissant du premier point, ses premiers travaux qui portent sur les définitions du nombre, vont faire reconnaître que ce concept a une structure beaucoup plus fine que la plupart des autres concepts des sciences ; si simple qu’il puisse paraître au départ, son usage dans des ensembles dont les lois de composition sont différentes, pose de nombreuses difficultés : dans plusieurs articles des Ecrits Posthumes, Frege s’emploie à préciser ces difficultés. Notons qu’au terme quasiment de ses réflexions, page 327, il en vient à affirmer cette fois avec une belle assurance : « que la série des nombres entiers ait une fin à un moment ou à un autre, n’est pas seulement une Idée fausse, c’est une Idée que nous trouvons absurde : « une connaissance a priori doit être impliquée là ». Frege anticipe ici (il vaudrait peut-être mieux dire rejoint puisqu’il le discute un peu plus haut : commentaire sur la théorie du transfini de Cantor, p 85) la notion de transfini.
Il s’agit ensuite de ne pas confondre la conscience d’une proposition avec sa vérité, qu’on ne prenne pas la description de l’origine d’une représentation pour une définition : la méthode historiciste veut surprendre la genèse des choses et connaître leur essence à partir de cette genèse. Une telle méthode ne convient pas du tout : on semble croire que les concepts poussent dans l’âme individuelle comme les feuilles poussent aux arbres : on cherche à définir leur être par des voies psychologiques issues de la nature de l’âme humaine. Une telle conception nous tire vers la subjectivité : elle supprime la vérité objective. Ce qui importe pour Frege, c’est ce qui est significatif : l’extension du concept, autrement dit la subsomption d’un concept sous un concept de degré supérieur.
II) Les trois thèses essentielles. Au travers de son œuvre, Frege soutient :
- D’abord une thèse antipsychologique : les images, les représentations, les entités mentales ou cérébrales, ainsi que les impressions sensibles, les créations de l’imagination, les sensations et les émotions, les sentiments et les états d’âme, les inclinations, les désirs ou les volitions ne sont pas des éléments de signification.
- Ensuite une thèse de composition : la valeur sémantique d’une expression ou la valeur de vérité d’une proposition dépend de la valeur de ses constituants et de la syntaxe qui constitue cette expression ou cette proposition.
- Enfin, la référence, la signification ou la dénotation d’un énoncé sont déterminées par les valeurs de vérité des éléments de sens de cet énoncé : les significativités de nos « contenus jugeables » sont administrées par des lois de la logique qui sont aussi les « lois de la pensée qui prescrivent la façon dont nous devons juger indépendamment de la question de savoir où, quand et par qui un tel jugement est prononcé ».
Dans « Sens et Dénotation », au travers d’une argumentation serrée, Frege distingue la « Dénotation » d’une expression (ce par quoi deux éléments de la langue s’opposent ou sont synonymes), sa référence qui est « ce sur quoi » porte l’expression, de son « Sens » qui est « ce par quoi » on l’exprime dans des représentations mises en forme par la langue : notamment Frege entend mettre en évidence que « la valeur de vérité d’une proposition est la Dénotation d’une proposition dont le Sens est une pensée » (p 125). Il distingue d’une part l’unité de cette dénotation à l’identité de la représentation qui l’exprime (qui peut être composée de plusieurs subordonnées ; mais également d’autre part au travers de la reconnaissance de la nature de l’intentionnalité (le dessein tacitement impliqué) le « rapport de la pensée au vrai » de l’ « acte de signifier » : « pour connaître, il faut unir à sa pensée, sa dénotation, c’est-à-dire sa valeur de vérité » (p 111) : « juger, c’est distinguer des parties au sein de la valeur de vérité » (p 111). C’est au travers de cet article et des Recherches logiques qu’on peut le mieux dégager toute l’originalité de Frege par rapport d’abord à Husserl : au travers de sa critique, il affûte son antipsychologisme ; mais également par rapport à Bertrand Russell : Russell soutient un réalisme des faits, Frege un réalisme des objets. (Leçons sur la première philosophie de Russell de Jules Vuillemin, 1968).
Dans « Fonction et Concept », Frege soutient qu’ « on peut envisager de décomposer les propositions affirmatives comme les équations, les inéquations et les expressions analytiques, en deux parties dont l’une est fermée sur soi et dont l’autre réclame un complément, est non saturée [11] ». Il appelle fonction « la dénotation de la partie non-saturée. L’argument, à la différence de la fonction est un tout fermé sur soi. La fonction constitue avec l’argument un tout complet. Ainsi, toute proposition peut-elle être analysée en une partie non-saturée, incomplète, l’expression de la fonction, et une partie saturée, complète, le signe de l’argument. Le premier paragraphe des Grundgestze, intitulé précisément « la fonction non-saturée », reprend et systématise cette analyse. Dans le paragraphe 26 du même texte, Frege distingue entre deux sortes de signes : ceux qui dénotent un objet et ceux qui simplement indiquent un objet. Cette distinction d’ordre sémantique lui permet d’introduire la notion de nom propre. Frege définit alors le nom propre comme un signe qui dénote un objet.
Alors que dans la Begriffschrift, il se contentait de distinguer à l’intérieur de la proposition, entre la partie qui est « remplaçable » et celle qui est invariante pour rendre compte de la distinction entre argument et fonction, il emploie dans les Grundgesetze une procédure de définition plus complexe : « si d’un nom propre, nous écartons un nom propre qui en forme une partie ou qui coïncide avec lui, à certaines places ou à toutes les places où le nom propre constituant apparaît, mais de telle manière que ces places demeurent reconnaissables comme susceptibles d’être remplies par un seul et même nom propre (c’est-à-dire comme étant des places d’argument), alors j’appelle ce que nous obtenons par ce moyen un nom d’une fonction de premier ordre à un argument. Un tel nom combiné avec un nom propre remplaçant la place d’argument, forme un nom propre. Si du nom d’une fonction de premier ordre à un argument, nous écartons un nom propre qui forme une partie de celle-ci, à toutes ou à certaines des places où il apparaît, mais d’une manière telle que ces places demeurent reconnaissables comme susceptibles d’être remplies par un seul et même nom propre arbitraire (comme étant des places d’argument), alors j’appelle ce que nous obtenons, un nom d’une fonction de premier ordre à deux arguments ». C’est par une procédure analogue que l’on peut, en écartant à son tour le nom d’une telle fonction, obtenir une fonction de second ordre [12] ».
On peut ainsi distinguer plusieurs types de fonctions selon le nombre de places vides que ces fonctions laissent : - « … être philosophe » ne laisse qu’une place vide
- « … a conquis … » laisse deux places vides
- « donner » laisse trois places vides : quelqu’un donnant quelque chose à quelqu’un d’autre [13]…
Le texte des Grundgesetze fait de la distinction syntaxique entre les termes saturés et ceux qui ne le sont pas, la reconnaissance d’une dimension sémantique : si le nom propre est le paradigme d’une complétude, la proposition apparaît comme constituée d’une fonction et d’un argument.
Peter-Frederick Strawson à sa suite dans Les individus [14] et dans The bounds of sense conçoit une métaphysique descriptive qui met en œuvre des procédures analogues qui lui permettent de reformuler le projet initialement kantien de la déduction métaphysique des catégories, susceptible de nous mettre à même d’ « introduire les termes » appropriés pour constituer les ontologies sous-jacentes de nos schèmes perceptuels.
III) La synonymie « salva veritate ». Par rapport à Russell et sa conception réaliste des objets, Frege anticipe les acquis du Tractatus logico-philosphicus et préfigure ceux des Investigations philosophiques (retraduites Recherches philosophiques) de Ludwig Wittgenstein : Jules Vuillemin résume en huit points les règles du réalisme de Frege qui le distingue celui de Russell. Frege oppose à la représentation psychologique ou Idée que nous avons d’une chose, à la fois la signification et à la fois la référence : il fonde son réalisme sur la séparation entre significations et représentations : en s’inscrivant sa conception de l’identité dans une perspective de l’analycité, il adopte un réalisme des objets. « La signification, c’est ce que devient l’essence une fois divorcée d’avec l’objet de la référence [15] ». Russell se méfie des significations qu’il associe aux Idées et aux représentations : il adopte un réalisme des faits.
- 1) Pour Frege, l’opposition signification-référence est entièrement objective et s’applique à tous les éléments du discours, tant aux propositions prises comme touts qu’à leurs éléments, sujets et prédicats. Pour Russell, les significations sont comme les Idées, des éléments subjectifs de notre représentation. L’analyse porte sur les vrais constituants des propositions.
- 2) Pour le premier, toute proposition est analysable en une pensée et une valeur de vérité. Pour le second, toute proposition est analysable en une situation et un fait.
- 3) Pour Frege, toute pensée est analysable en un prédicat et un sujet. Pour Russell, toute assomption n’est pas analysable en un prédicat et un sujet : les relations font exception.
- 4) Pour Frege, le sujet possède un sens et une signification ou référence, l’objet est cette référence. Pour Russell, les noms propres ont pour référence les objets (choses). Ils sont dépourvus de signification.
- 5) Pour Frege, le prédicat possède une signification et une référence : le concept est cette référence. Pour Russell, les prédicats en mathématiques n’interviennent dans la proposition que par leur référence, non pas par leur signification.
- 6) Pour Frege, l’opposition concept/objet est absolue. Pour Russell, l’opposition concept/chose est relative : les prédicats ne s’attachent pas aux choses par une relation interne.
- 7) Pour Frege, seuls les noms propres peuvent être sujets. Les prédicats ne peuvent l’être en style direct. Pour l’autre, tout concept doit pouvoir figurer dans une proposition comme sujet sans que ses propriétés internes se trouvent par là, altérés.
- 8) Pour Frege, le style indirect fait de la signification, la référence d’une expression. Pour Russell, une proposition contenant un prédicat comme sujet, n’est pas une proposition dont le sujet soit constitué par le nom de ce prédicat. On peut résumer ces huit points en disant que tandis que pour Russell, (pour Husserl : le noème, qui s’oppose à l’acte de la noèse constitue une espèce d’hypostase du sens), le langage est fait de sense-data, pour Frege, c’est au travers de la logique réflexive que le langage enveloppe, que se montre la réalité.
Chez Russell, les termes qui se combinent pour former les propositions sont définis indépendamment les uns des autres et ne possèdent de ce fait aucune structure propre capable d’interdire certaines combinaisons. Chez Frege au contraire les constituants de la pensée (Gedanke) sont intrinsèquement différenciés : un concept à la différence d’un objet, est un terme, essentiellement insaturé : il doit impérativement pour pouvoir figurer dans une satz (une phrase), être complété par un objet. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein prend le parti de Frege contre la théorie des types de Russell : les constituants d’un état de choses comme les éléments d’une proposition, contiennent selon lui, en eux-mêmes, l’ensemble de leurs possibilités de combinaisons. Cette allégeance à Frege constitue le noyau dur de la distinction entre dire et montrer : Russell admet une ontologie des entités fictives qui n’existent pas, pour Frege, certaines expressions (en mathématiques, les séries infinies divergentes, en physique le centre de gravité de la galaxie) ont un sens mais pas de dénotation.
Aux yeux de Quine, ce que Frege a le mieux mis en valeur avec raison, c’est la notion de « synonymie » qui s’annonce dès lors comme une « substituabilité mutuelle » de la traduction de l’expérience qui se déduit dans une perspective de l’analycité d’une définition de la signification que la théorie ne peut que sous-déterminer. Une science ne se détermine pas seulement par son objet, elle se définit aussi par la théorie de l’expérience du sujet qui l’examine : non pas seulement par la méthode mais par l’esprit de sa méthode. C’est pourquoi, il s’attache avec tant d’acharnement à refuser et à réfuter la légitimité des définitions abstraites [16] des significations : si le « contenu jugeable » « n’est ni le résultat d’un processus interne, ni le produit d’une activité mentale de l’homme », c’est que quelque chose d’objectif, la définition des entités essentielles, est essentiellement la stipulation d’une syntaxe du sens.
IV) La distinction entre dire et montrer : la philosophie tractarienne peut passer pour une double extension des considérations frégéennes : l’application de l’idée de distinctions logiques indicibles à des réalités que Frege n’avait pas prises en compte, et l’intégration de l’ensemble des énoncés logico-philosophiques au champ des élucidations. On peut s’efforcer ainsi de rattacher la distinction entre dire et montrer, (propositions 2.172 ; 4.022 ; 4.1212 ; 4.126 ; 4.5) en laquelle Wittgenstein voyait non seulement son « idée principale » mais aussi « le problème cardinal de la philosophie », à la présence chez Frege de distinctions catégorielles indicibles qui doivent se montrer d’elles-mêmes dans une langue formalisée bien construite.
2.172 : le tableau ne saurait représenter sa propre forme de représentation : il ne fait que la montrer. (2.171 : Le tableau peut représenter chaque réalité dont il a la forme).
4.022 : la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu’il en est ainsi.
4.126 : que quelque chose tombe sous un concept formel comme l’un de ses objets ne peut être exprimé par une proposition. Mais cela se montre dans le signe même de cet objet. (Le nom montre qu’il dénote un objet, le chiffre montre qu’il dénote un nombre, etc.…)
4.5 : qu’il y ait une forme générale de la proposition, ceci le prouve : qu’il ne peut y avoir aucune proposition dont on n’aurait pu prévoir la forme (c’est-à-dire la construire). La forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi.
Ces distinctions logiques, dont la plus fameuse est celle qui s’effectue entre la fonction (ou le concept) et l’objet, auraient pour caractéristique essentielle de déterminer simultanément les expressions du langage et la réalité extra-langagière. C’est ainsi que toute tentative pour qualifier des concepts au moyen de prédicats donne lieu à des expressions paradoxales inadmissibles dans le langage idéographique frégéen. L’auteur de « Begriff und Gegenstand » affirmant de façon soutenue qu’un concept ne peut jamais occuper la place de sujet dans une proposition (c’est-à-dire l’espace vide réservé à un objet) à moins de perdre sa dimension prédicative, c’est-à-dire. sa nature de concept, les formules mal construites du type « le concept ‘cheval’ est un concept que l’on acquiert aisément » génèrent des paradoxes insurmontables : la proposition en question, proposée par Benno Kerry lors de son débat avec Frege [17] sur ce point, qualifie en effet le concept « cheval » de concept tout en lui assignant, par sa place de sujet logique, le statut d’objet qui est incompatible avec celui de concept. Du point de vue idéographique, il est donc impossible de dire qu’une entité déterminée est un concept, bien que cette connaissance soit présupposée par l’usage correct du terme qui désigne l’entité en question. Et, ainsi que l’a souligné Jacques Bouveresse [18] en s’intéressant également aux « origines frégéennes » de la notion de monstration, Wittgenstein partage en outre avec Frege l’idée selon laquelle les « éléments logiques premiers » s’ils ne peuvent faire l’objet de propositions bien construites, sont néanmoins susceptibles d’être indiqués au moyen de « commentaires explicatifs » ou « élucidations » (Erläuterungen), c’est-à-dire d’expressions logiquement incorrectes mais indispensables d’un point de vue didactique pour permettre la compréhension du symbolisme de l’Idéographie.
V) L’Identité sans désignation rigide. Investir nos propositions sinon de vraies significations, du moins de « contenus jugeables » significatifs, telle est la tâche : le dur est dans les corps des significations [qui autorise et interdit certaines combinaisons ; deux exemples de ces corps de signification : l’octaèdre ou double pyramide octogonale des couleurs (Langage, perception et réalité de Jacques Bouveresse) et le tableau des classes de signes de Charles-Sanders Peirce (Chapitre 5 de Le mythe de l’intériorité : « des choses que l’on ne peut pas révoquer en doute » de Jacques Bouveresse)], dans la structure des fonctions de nos logiques et des fonctionnalités de nos logistiques, le mou est dans le sens. La dureté du mou, c’est que « dans un grand nombre de cas, la signification est un usage » (§ 43). Dans le mythe du corps des significations, l’expérience de la signification qui est présente dans la perception différencie ce qui importe et de ce qui est inessentiel [19] : la distinction entre les règles « essentielles » et celles qui sont « inessentielles » que Wittgenstein thématise dans les § 564, § 565, § 566, infléchit l’opposition entre le « dire » et le « se montrer » du Tractatus Logico-Philosophicus.
S’agissant des identités, nous pouvons prendre appui par ailleurs sur les analyses logiques et ludiques de Lewis Carroll pour souligner le caractère fictif et labyrinthique des identités. L'identité comme fable philosophique repose sur le réseau sémantique des emprunts et des métamorphoses. C'est une notion qui nous permet de refaire le lien avec la puissance onirique d'un personnage comme Alice dans Les aventures d'Alice au pays des merveilles. Contre le sophisme du particularisme culturel, nous pouvons estimer que la notion d’identité doit être replacée dans une réflexion sur une frontière, en abandonnant les « crampes mentales » que donne la notion d'appartenance unique. Comment mettre en avant les observations et les expériences plutôt que les convictions et les jugements expéditifs ? Cette question, mise en évidence d’abord par des philosophes empiristes comme David Hume ou des logiciens comme Bertrand Russell mais surtout par Frege, sert de pivot pour substituer au débat idéologique contemporain sur l'identité, les constructions fictives, des constructions rationnelles qui prennent le relais des anciennes épopées pour penser le mien bien plutôt que le moi [20].
Par ailleurs, on peut encore mettre en perspective la distinction entre « le dire » et le « se montrer » en les examinant du point de vue des dispositions qu’elles supposent. Ce que présupposent, en effet nos compétences à fixer d’un côté le cadre d’un réseau sémantique et de l’autre, le sens, c’est
- d’un côté l’ « acte de saisir une pensée », de « reconnaître sa vérité » et de l’ « affirmer » ;
- de l’autre, d’appréhender son sens, à savoir son « dessein tacitement impliqué », soit à l’aide de représentations, soit en comprenant intuitivement le jeu de langage qui motive cette pensée.
En tout état de cause, ce qu’il s’agit de mettre en évidence ici, c’est que, du sein de nos expériences vécues, émergent des mécanismes physiologiques de nos dispositions qui mettent en corrélation des comportements de nos corps avec des attitudes propositionnelles (union de l’âme et du corps) qui surviennent à la faveur de montages de mises en scène de scenarii mentaux stéréotypés qui nous guident : des expériences de pensée.
C’est au travers de ces attitudes et de leurs corrélations que nous faisons des expériences de pensée : depuis le chapitre XI de La connaissance et l’erreur de Ernst Mach, si nous savons bien que c’est par l’expérimentation mentale que nous simulons des modèles d’intelligibilité qui nous donnent accès à l’identité de nos objets d’étude, il restait encore à faire de la logique, un cadre susceptible de contenir la conditionnalisation d’une telle expérience. La contribution de Frege à cette épuration de la connaissance a consisté essentiellement à mettre en évidence les structures procédurielles qui régissent les opérations de l’esprit. Prendre des différences grammaticales de deux mots pour une différence entre les Idées qu’ils expriment, prendre l’effet même de l’obscurité de nos pensées pour une propriété de l’objet auquel nous pensons, sont des erreurs dont nous devons prendre soin, de nous guérir. A supposer qu’une proposition comme « a = b » puisse être parfois vraie, il reste encore à se pénétrer résolument que la proposition « a = a » doive nécessairement aussi pouvoir la présupposer. Car si tout air de famille n’a pas forcément vocation à être ou à devenir une identité réelle ou personnelle, il est tout de même question qu’une telle possibilité physique, mentale ou logique, puisse éventuellement voir le jour.
Conclusion : la distinction de la notion de « sens » et de celle de « référence » a bien eu lieu : toute la réflexion de Frege constitue une réponse appropriée à la question kantienne d’un usage de l’entendement « en accord avec lui-même » (mit sich selbst übereinstimmen) [21] : la seule possibilité de trouver un accord, c’est d’inscrire cet accord dans notre langage dans une grammaire enrichie et révisée par une ontologie catégoriale qui évite et déjoue les erreurs de catégorie. Avec Frege, il s’agit de « nettoyer les obsolescences obscurantistes de la métaphysique » : par la déduction métaphysique des catégories que Frege pratique, contrairement à la déduction transcendantale qui s’appuie sur l’expérience, l’origine a priori des catégories est mise en évidence par leur plein accord avec les fonctions logiques universelles de la pensée. Dès lors qu’on envisage la connaissance métaphysique non pas tant comme une connaissance de « ce qui est » que comme une connaissance de « ce qui pourrait être », notre usage des mots se met en mesure de se débarrasser de ses désignations rigides.
Ce qui s’esquissait déjà chez Frege, c’est la possibilité que nous soyons enfin à même de distinguer :
- entre le fait de ne rien dire aussi bien par la tautologie des propositions analytiques (un énoncé est analytique lorsque sa démonstration n’exige rien d’autre que le recours « aux logiques universelles » conjointement avec les définitions), que par la contradiction (dans les termes), (absurde parce qu’inconditionnellement fausse) et qui est donc « dépourvu de sens », autrement dit, qui est « vide de sens », et
- entre le « non-sens » d’un énoncé qui n’est ni vrai, ni faux parce qu’il est une combinaison de mots formée au mépris de la syntaxe logique.
Ce qui s’esquissait encore dans les travaux de Frege, c’est la possibilité que nous puissions utiliser légitimement des intuitions modales qui justifient nos croyances [22]. « Le but de la recherche scientifique est la vérité ; ce qui est vrai, est vrai indépendamment de notre reconnaissance. Les raisons de notre jugement peuvent justifier la reconnaissance accordée à la vérité, mais elles peuvent aussi uniquement nous amener ou nous déterminer au jugement sans contenir une justification. Le paysan dont la prospérité et le malheur sont liés étroitement à la météorologie, cherche la possibilité de le prévoir. Dès lors, le paysan est justifié à croire que les changements de temps sont corrélés à l’apparition d’une nouvelle phase de la lune, dès lors, celles-ci sont amenées à se renforcer chaque fois que celui-ci fait l’expérience d’un cas favorable en faisant davantage d’impression sur sa mémoire ».
Comme le souligne les analyses d’auteurs comme Alvin I Goldman ou David Lewis [23], pour penser des mondes doxastiquement accessibles, nous devons être en mesure de retracer les processus de formation de nos croyances. L’aperception probabiliste est une expérience de pensée : pour que la parole ne soit pas toujours malheureuse, pervertie par sa mauvaise foi, hantée par la mauvaise conscience et le pressentiment de ses échecs, encore faut-il savoir ce que nous voulons signifier, ce que nous voulons rendre significatif dans ce que nous disons quand nous « voulons dire » quelque chose : « la vérité est à l’évidence quelque chose de si primitif et de si simple qu’il n’est pas possible de la réduire à quelque chose de plus simple » : « en voyant que le vêtement linguistique de la pensée n’est pas constant, on apprend à le séparer plus clairement du noyau avec lequel il paraît s’être développé dans un langage donné », (Ecrits posthumes, p 152 et p 167). Nous avons besoin de saisir ce qu’il en est d’une expérience pure de pensée, parce que : « dans ce dont on peut avoir l'expérience, se trouve quelque chose dont on ne peut pas avoir l'expérience (sinon par une expérience de pensée). Ce qui veut dire que : - il y a des objets de représentation non formées à partir d'une affection du moi ; - que les objets de représentation non formées à partir d'une affection du moi, ne sont pas quelque chose dont on puisse avoir l'expérience (sinon en pensée) ; - donc, qu’il y a des objets de représentations, lesquels objets ne sont pas quelque chose dont on puisse avoir l'expérience : il y a la même sorte d’existence dans ces choses (objets de pensée) que dans celles dont on peut avoir l’expérience empirique » [24].
[1] ) Marie McGinn : Wittgenstein et l’a priori dans Wittgenstein, dernières pensées; traduction Elise Domenach, éditions Agone, publication du colloque du Collège de France organisé par Jacques Bouveresse et Sandra Laugier, p 40.
[2] ) Gottlob Frege : Ecrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, 1971, p 108.
[3] ) Gottlob Frege : Ecrits posthumes ; traduction de Claudine Tiercelin et de Philippe de Rouilhan, 2000.
[4] ) Karl Popper : La connaissance objective, traduction de Jean-Jacques Rosat, 1971.
[5] ) Willard Von Ormam Quine, Le mot et la chose ; traduction de Paul Gochet, 1977.
[6] ) Gottlob Frege : Ecrits-Posthumes ; La logique calculatoire de Boole et l’idéographie ; p 17.
[7] ) Bernard Bolzano : Sur la doctrine kantienne de la construction des concepts par intuition ; présentation et traduction de Jacques Laz, préface de Jacques Bouveresse, 1993.
[8] ) Ali Benmackhlouf : Le vocabulaire de Frege, éditions Ellipse, 2001.
[9] ) Edmund Husserl : Philosophie de l’arithmétique, éditions P.U.F, traduction de Jacques English, collection Epiméthée, p 11.
[10] ) Frege souligne p 19, (trait de condition), et p 297 et suivantes dans Ecrits posthumes le rôle de la notion de « force assertive » (qui préfigure les travaux de John-Langsham Austin sur la distinction de constatif et de performatif) qu’il prend soin d’articuler à la notion de « forme assertive » : la forme assertive garantit une procédure de vérification à la conviction de la force assertive.
[11] ) Gottlob Frege ; Ecrits logiques et philosophiques, p 91.
[12] ) Cité par Jean-Gérard Rossi : Le problème ontologique dans la philosophie analytique, éditions Kimé, p 46-47.
[13] ) Jean-Gérard Rossi : La philosophie analytique ; Que sais-je ? p 15.
[14] ) Peter-Frederick Strawson ; Les individus, traduction A Shalom et Paul Drong, p 153 à 239.
[15] ) Willard Van Orman Quine : Les deux dogmes de l’empirisme ; De Vienne à Cambridge, traduction Pierre Jacob, p 95.
[16] ) Jules Vuillemin : L’élimination des définitions par abstraction chez Frege.
[17] ) Ecrits posthumes, p 107 à 137.
[18] ) Jacques Bouveresse : « Les origines frégéennes de la distinction entre « ce qui se dit » et « ce qui se voit » dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein », in Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, Cahiers du groupe de recherche sur la philosophie et le langage, 1981, p. 17-55.
[19] ) Layla Raïd : Signification et jeu de langage ; Wittgenstein, métaphysique et jeux de langage, P.U.F, 2001.
[20] ) Ali Benmackhlouf : L’identité, une fable philosophique, éditions Les Belles Lettres.
[21] ) Emmanuel Kant : Logique, traduction de Louis Guillermit, p 12 : « la logique doit nous enseigner le droit usage (nécessaire) de l’entendement, c’est-à-dire celui qui est en accord avec lui-même, celui qui est cohérent avec lui-même ». « Dans la logique, ce que nous voulons savoir, c’est comment il (le droit usage) devrait procéder dans la pensée ».
[22] ) Jacques Bouveresse : Causes et raisons de la croyance dans La causalité des raisons, qui renvoie aux pages 10 et 11 des Ecrits-posthumes : l’article Logique, 2003.
[23] ) Philosophie de la connaissance, textes réunis par J Dutant et Pascal Engel ; Alvin I Goldman, Qu’est-ce qu’une croyance justifiée ? et David K Lewis, Insaisissable connaissance, traductions de Emmanuelle Glon et de Nicolas Cominotti, éditions Vrin, 2005.
[24] ) Gottlob Frege : Ecrits posthumes ; dialogue avec Pünjer sur l’existence, p 82-83.