Naturaliser les leurres de l’illusion grammaticale...

Publié le par Pierre GAPENNE

 En première approximation, nous pouvons sans doute soutenir que l’illusion peut être définie comme une erreur qui parait incorrigible : elle nous trompe mais elle ne peut pas le plus souvent être dissipée facilement, nous ne nous détrompons pas si aisément ou plutôt nous identifions ou nous nous identifions bien trop souvent précipitamment.

En première approximation, nous pouvons sans doute soutenir que l’illusion peut être définie comme une erreur qui parait incorrigible : elle nous trompe mais elle ne peut pas le plus souvent être dissipée facilement, nous ne nous détrompons pas si aisément ou plutôt nous identifions ou nous nous identifions bien trop souvent précipitamment.

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      L’expérience ne peut-elle jamais nous être donnée qu’au travers de l’illusion ? Naturaliser les leurres de l’illusion grammaticale.

<< Fixer dans des formules éternelles ce qui flotte dans le vague des apparences >> Schopenhauer Le monde comme volonté et comme représentation (p 240)

 << Mais on peut avoir une représentation fausse de choses dont on a une opinion vraie >> (De Anima, Aristote, (425 b 2))

            << La vraie santé de l'esprit, c'est la perfection de la réminiscence >> , Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, p 1130.  

         Avec vingt quatre images par seconde, le cinéma donne l'illusion de la réalité.

                En première approximation, nous pouvons sans doute soutenir que l’illusion peut être définie comme une erreur qui parait incorrigible : elle nous trompe mais elle ne peut pas le plus souvent être dissipée facilement, nous ne nous détrompons pas si aisément ou plutôt nous identifions ou nous nous identifions bien trop souvent précipitamment. Les illusions des sens sont des manières de percevoir qui sont fausses seulement en ce sens qu'elles nous représentent l'objet de notre perception d'une manière qui n'est pas conforme à la manière normale de percevoir. Ce n'est pas que cette manière normale de percevoir soit nécessairement vraie ou même puisse jamais l'être. La perception, dans son ensemble n'est qu'une manière subjective de voir les choses ou les idées. C'est une illusion de croire qu'il y a une manière idéale de percevoir dans laquelle s'accorderaient tous les esprits. Mais si nous ne concevons pas une manière idéale de percevoir, nous concevons cependant qu'il en existe de meilleures que d'autres. L’illusion marque une certaine incompatibilité entre une expérience perceptive et un savoir qui lui est hétérogène : on ne saurait dire qu’elle ne nous trompe intentionnellement mais elle témoigne de notre présomption à croire que les expériences perceptives que nous faisons, puissent se calquer  et se décalquer sur les savoirs que nous possédons ou qui nous possèdent. Bien des choses font illusion, les apparences notamment : quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle nous apparaît, notre recherche ne devrait pas tant porter sur ce qui apparaît que sur ce qu’on dit qui apparaît. Les apparences sont surtout des dissimulations ; or l’apparence d’être est irréductible à l’être de l’apparence : l’illusion n’est que simulation. En effet, l’illusion est intrinsèquement liée, reliée et corrélée à la désillusion. Le pouvoir d’illusionner qui s’exerce sur la conscience à son insu  n’est possible que par les stratagèmes de la conscience elle-même : la fantasmagorie de l’illusion est auto réalisatrice tant il est vrai qu’elle dérive du désir. Mais si l’expérience de la conscience de l’illusion peut d’abord donner à penser que toutes nos expériences peuvent se réduire à des illusions, (comme l’illusion finaliste ou l’illusion du libre arbitre), la pensée de l’illusion et de l’illusion de l’illusion se donne à voir et se montre (ne peut pas se dire) comme procédant de l’activité inconsciente de l’affectivité gouvernée par la volonté. Bref, l’illusion procède d’un instinct, d’une foi animale, que Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation (p 1295) désigne comme ce qui est à l’origine même de la volonté. Précisément, c’est la désillusion de l’illusion qui constitue peut-être le ressort et principe général le plus actif qui nous permet de mieux comprendre et d’approfondir nos savoirs et nos ignorances. Les effectivités, les efficacités et les efficiences de la désillusion, l’illusion les puise dans sa nature même :

                - nous verrons d’abord qu’au travers de Héraclite, des stoïciens et des sceptiques comment les représentations des choses peuvent être assimilées à des illusions. En effet, les sceptiques affirment que les illusions, c'est-à-dire les impressions qui sont dépourvues d’objets montrent à l’évidence que les impressions fausses sont indiscernables des impressions vraies. Nous avons tort la plupart du temps de lier des impressions à des jugements : de prendre les fictions de nos jugements pour des réalités.

             - nous verrons ensuite que les illusions de la fiction sont des fictions de l’illusion : la philosophie du << tout se passe comme si >>.

                - nous verrons enfin comment au travers du mythe de la signification, les désillusions de nos illusions peuvent nous aider à résoudre l’énigme de ce qui se montre sans jamais pouvoir se dire.

            << On ne se baigne jamais dans le même fleuve >>, << tout passe, rien ne demeure >> : les aphorismes d’Héraclite qui exprime son mobilisme sont bien connus, nous devenons sans jamais devenir quelque chose de fixe, toute espèce de persistance dans les choses est illusoire. Ce qui est moins connu et moins commun, c’est la façon dont nous devons les entendre. Héraclite gémissait sur l'instabilité des choses ; tout y flotte comme dans un breuvage en mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d'ignorance, de grandeur et de petitesse : le haut et le bas s'y confondent et alternent dans le jeu du siècle. Rien n'est donc plutôt ceci que cela, mais tout le devient. Les choses ne sont jamais achevées, mais sont continuellement créées par les forces qui s'écoulent dans les phénomènes. Les choses sont des assemblages de forces contraires, et le monde est un mélange qui doit sans cesse être remué pour qu'elles y apparaissent. Ces thèses seront combattues par presque tous les philosophes dogmatiques, car elles nient le principe d'identité et abolissent la possibilité de tout raisonnement purement logique. Platon reprend par exemple la thèse héraclitéenne d'un flux perpétuel, dans le Cratyle, Hermogène fait désespérer le lecteur de pouvoir jamais trouver des essences stables. En effet, tout se passe comme si il s’agissait là d’une expérience première et brute : sans cesse, au travers des désirs et des passions, nous faisons l’expérience immédiate de sensations, d’impression et d’émotions que nous ne sommes pas toujours à même de maîtriser : nous sommes les dupes des apparences. Toutes les apparences n’ont pas une valeur égale, soutiennent les stoïciens, aussi, ils se sont employés à essayer de constituer une science du sensible. Contre les sophistes, pourtant, ils prétendent qu’il y a de vraies et de fausses apparences et parmi celles qui sont vraies, il y en a qui portent en elles-mêmes la marque de leur vérité : ce sont les représentations compréhensives. Les stoïciens affirment la possibilité d’une science qui accède à une vérité immuable : il s’agit d’en trouver le critère. Le savoir consiste non pas dans des lois générales induites mais dans des propositions singulières portant sur des individus et enchaînées les unes aux autres. Il s’agit de trouver dans les apparences elles-mêmes, le critère qui permet de déterminer ce qui en fait la vérité.

                Pour les stoïciens, contrairement à Aristote qui fait de la dialectique la science du vraisemblable, celle-ci est un art de démontrer : la logique est absorbée dans la dialectique. La dialectique a pour objet propre et pour limite non pas toute la réalité mais uniquement ce qu’on peut en dire par le discours. La pensée du dialecticien est inséparable du langage qui l’exprime. Pour Aristote, les propositions exprimaient un rapport entre des termes considérés eux-mêmes comme l’essence des choses. Pour les stoïciens, l’être sensible a seul existence réelle. Les questions que résout la dialectique sont toutes des questions de fait. La thèse dialectique concerne l’existence ou la non-existence d’un événement qui n’est pas objet de ma perception actuelle. La démonstration de la thèse suppose que le fait non perçu qu’on cherche à percevoir par la raison, est en rapport avec les faits actuellement perçus. Le point de départ de la démonstration sera donc une relation entre deux faits, le fait obscur à démontrer et le fait perçu par les sens. Les diverses relations possibles sont des exprimables : elles sont déterminées par les formes même du langage : dans le rapport d’antécédent à conséquent exprimé par la proposition hypothétique ou dans le rapport de cause à effet, ou bien dans le rapport de conjonction ou de disjonction, ou bien encore dans le rapport de comparaison. Le nerf de la démonstration se trouve dans une évidence sensible. Chez Socrate, la dialectique était un art de la discussion qui tâchait d’établir une certaine cohérence à une doctrine en se défendant contre les autres : c’est un art de la ruse. Chez Aristote, la dialectique n’est pas une science : le corps de la doctrine scientifique aristotélicienne est assuré par un réseau réticulé de concepts et par la logique syllogistique : la notion de puissance y joue un rôle majeur. En revanche, chez les stoïciens, la dialectique redevient une science à part entière, elle est une théorie de la preuve et de la démonstration : les raisons que l’on donne sont ou bien un acte de compréhension ou de percevoir ou bien l’acte d’appréhender et de retenir avec force l’objet de la connaissance recherchée. Les stoïciens ramènent le critère de la vérité à la force d’une croyance rationnelle : ils se figurent le travail de l’âme en train de se convaincre de la vérité ou de la rationalité d’une chose en trois étapes : d’abord, la représentation première, ensuite, la représentation compréhensive et enfin l’assentiment. Dans la première étape nous possédons l’image de l’objet, dans la deuxième, nous en discernons l’évidence, dans la troisième, nous en affirmons la vérité. Perception de la représentation, représentation compréhensive de cette perception, acquiescement ou assentiment (adsensus) à cette compréhension. La représentation compréhensive ne doit pas être entendue comme un acte par lequel l’âme saisit l’objet, elle n’est pas un acte, elle est une image toute passive. La compréhension est un acte de la raison, c’est un assentiment donné aux images. Les sceptiques affirment qu’un certain nombre d’impressions dépourvues d’objet montrent à l’évidence qu’il y a des cas où une impression fausse est indiscernable d’une impression vraie de sorte qu’on ne peut pas affirmer qu’il existe un critère de vérité et qu’on a tort de lier les impressions à des jugements d’existence sur un objet censé leur correspondre. La dialectique a développé la distinction nette entre la raison spontanée et sans art commune à tous les hommes et la raison aidée qui n’appartient qu’aux sages. On le voit, ce stoïcisme de Chrysippe est marqué par un bouleversement profond de la théorie de la perception : il refuse d’admettre comme Platon et comme Aristote l’existence de réalités intelligibles, fussent elles immanentes à l’objet empirique. Leur nominalisme les amène à tenir les concepts pour des abstractions et à développer une logique propositionnelle qui abolit les classes. Ils considèrent la sensation comme une pure et simple affection conçue selon le modèle de l’empreinte laissée sur l’âme par l’objet extérieur. Toutefois, la sensation ne saisit rien de l’objet extérieur, elle est passive : l’âme en revanche imagine spontanément et soudainement la cause de la sensation. L’imagination est compréhensive parce que percevante de la cause dont la sensation est l’effet, elle en reconstruit et reconstitue l’origine. (texte établi à partir du Chrysippe de Emile Bréhier)

                A ce stade, nous devons prendre conscience du changement de paradigme qui s’effectue avec l’apparition du scepticisme : tandis que les sophistes niaient la pertinence du principe de non contradiction du discours, les sceptiques tout à l’inverse attachent une toute particulière importance à ce principe. Par ailleurs, si la logique stoïcienne a en vue d’établir une syntaxe du signifiant par une théorie des parties du discours et de la composition des phrases grammaticales à partir de mots, à partir de la définition des termes et des notions communes, la logique sceptique quant à elle commence par se dresser contre tous les dogmatismes. Pas plus, en rien davantage, telle est la formule centrale du pyrrhonisme exprimant ainsi l’isosthénie, l’indifférence, c'est-à-dire l’absence totale d’inclination en un sens ou dans un autre de leur affect du fait de la force égale des choses opposées qui sont proposée pour expliquer l’existence de telle ou telle chose. Pas plus ceci que cela, d’aucune manière : les stratégies dialectiques des sceptiques vont s’affiner, la libération passe par une impression de contre balancement de l’indécidable qui demeure. L’opposition fondamentale du pyrrhonisme paraît être celle qui dresse l’affect contre le discours. Au travers d’un argumentaire dûment constitué, donc à partir d’une construction langagière particulièrement affûtée, et même d’une logique imparable, ils s’autorisent d’abord et surtout à suspendre leur jugement. Ils laissent au bénéfice du doute, le soin de nous guérir de nos aveuglements, ils s’exemptent de toutes persécutions et de toutes perturbations en s’en remettant au doute que suit comme une ombre, la tranquillité. Ainsi, le sceptique passe volontiers non pas seulement pour un esprit hésitant, timoré ou irrésolu, ne se prononçant jamais sur rien, mais également pour celui qui quoi qu’il arrive ou quoi que l’on puisse dire, se réfugie dans le dénigrement. Aussi, on croit souvent encore que le scepticisme est l’école du refus et de la dénégation agressive. En réalité, le sceptique n’est pas seulement le skoptikos, le railleur, celui qui doute qu’on puisse jamais atteindre quelque chose comme de la vérité (on ne sait jamais rien ou quelque chose : mais si on ne sait jamais rien alors on sait toujours quelque chose), il est surtout le skeptikos, celui qui est observateur et curieux, celui qui est soucieux d’examiner toujours davantage le problème qui se pose à lui. Il s’agit de vivre avant de penser, en suspendant son jugement, il n’exclue rien, il n’a jamais de certitude sur l’avenir et sur l’issue possible de sa recherche. Il n’entend pas ajouter foi à l’opinion que c’est la situation qui est mauvaise par nature qui est la cause du trouble, c’est plutôt le jugement ; la tranquillité, c’est ce qui suit la suspension du jugement. Le sceptique n’a pas de conviction préalable : au plus fort de la crise dans les contrariétés, au moment où il croit ne plus jamais pouvoir trouver la sérénité, c’est à ce moment-là que fortuitement, le doute le rassure : il ne saurait donner son assentiment à rien de non évident. Si rien n’est bon par nature, rien n’est mauvais non plus par nature. Souvent nous érigeons en bien ou en mal ce qui n’est que bon ou mauvais dans nos expériences. Diogène Laërce dans sa présentation des vies, des doctrines et des sentences des philosophes illustres de l’antiquité met en avant pour faire valoir l’argumentation des sceptiques pour remettre en cause les démonstrations des dogmatiques les dix tropes d’Enésidème et les cinq modes d’Agrippa :

                - le premier trope prend appui sur le fait qu’il y a bien des différences entre les animaux (entre eux) et l’homme pour ce qui est de notre rapport au plaisir et à la douleur et entre ce qui est nuisible ou utile aux uns et aux autres. Les faucons ont une vue très perçante, les chiens ont un odorat très développé. Les feuilles de l’olivier sont comestibles à la chèvre, elles sont amères pour l’homme, la ciguë est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l’homme, le fumier est comestible pour le porc, pas pour le cheval.

                - Le second trope s’appuie sur les idiosyncrasies des diverses natures de l’homme. Les mêmes choses sont profitables aux uns, nuisibles aux autres. L’un se passionne pour la médecine, l’autre pour le commerce, certains peuvent même avoir chaud à l’ombre, d’autres froid au soleil.

                - Le troisième trope prend en considération les différences qu’il y a entre les impressions qui nous viennent des sens : de ce point de vue, ils nient le sens commun du De Anima de Aristote.

                - Le quatrième trope en vient à examiner les écarts entre nos dispositions selon que nous sommes en bonne santé ou malade, selon que nous sommes éveillé ou endormi, selon que nous sommes joyeux ou en peine, selon que nous sommes hardi ou peureux, selon que nous sommes dans un état de plénitude (repu) ou au contraire en manque (affamé ou assoiffé), selon que nous sommes amoureux ou en haine, selon que nous avons trop chaud ou trop froid, selon que nous respirons facilement ou que nos voies respiratoires sont obstruées.

                - Le cinquième examine les modes de vie, les coutumes et les croyances mythologiques ainsi que les conventions propres à chaque population. On y fait rentrer les discussions sur ce qui est tenu pour beau et pour laid, pour vrai et pour faux, pour bien et pour mal, sur les dieux, la naissance et la mort des phénomènes. Ce qui paraît juste aux uns, paraît inique aux autres.

                - Le sixième trope considère ce qu’il en est des mélanges et de leurs combinaisons, des influences des milieux sur les choses. Rien ne se manifeste purement par soi-même : notre teint paraît différent à la lumière du soleil de midi que quand le soleil se couche, une pierre qu’il faut deux hommes pour la déplacer dans l’air, dans l’eau se déplace facilement. La combinaison des choses avec l’air, la lumière, le liquide, le solide, la chaleur, le mouvement et les forces d’émanations ambiantes changent les conditions de leur existence.

                - Le septième trope est celui qui s’enquiert de ce que paraissent les choses selon que nous les envisageons à grande distance ou de près, selon que les envisageons dans telle ou telle position dans un tel ou tel lieu ou milieu. Le soleil paraît petit vu sa distance à la Terre, les montagnes vues de loin paraissent lisses alors qu’elles sont rocailleuses.

                - Le huitième trope apprécie la valeur des choses eu égard à leur quantité ou leur rareté, à leur chaleur ou à leur froideur, à leur vitesse ou leur lenteur, à leur pâleur ou à leur coloration : le vin consommé avec modération fortifie, pris avec excès, il abat, de même pour la nourriture.

                - Le neuvième trope se penche sur le continu, l’étrange et le rare : les tremblements de terre étonnent beaucoup dans les endroits où ils ne se produisent pas fréquemment, le soleil ne nous étonne plus parce que nous le voyons tous les jours.

                - Dans le dixième trope, il s’agit des comparaisons entre le léger et le lourd, entre le fort et le faible, entre le plus grand et le plus petit, entre le haut et le bas, entre ce qui est à droite et ce qui est à gauche. Ces choses comme père, frère et sœur se pensent par rapport à quelqu’un, le jour est relatif au soleil, toutes choses sont relatives aux pensées qui les expriment. On ignore donc ce qu’est en soi une chose parce qu’on ne la connaît que par rapport à quelque chose.

                Par ailleurs, le scepticisme a détaillé au travers de ce qu’on désigne comme les cinq modes d’Agrippa, des tactiques communes d’argumentations utilisables pour mettre en difficulté les démonstrations et les preuves des dogmatiques :

                - Le premier de ces modes est celui du désaccord : chaque thèse peut être contredite par sa contraire ou son opposée.

                - le deuxième mode est celui de la régression à l’infini : montrer une preuve à l’appui d’une thèse suppose que cette preuve soit appuyée elle-même par une autre preuve qui elle-même doit en présupposer une autre ainsi à l’infini.

                - le troisième mode fait valoir que toute réalité ne peut qu’apparaître que relativement à un observateur.

                - le quatrième mode est dit de l’hypothèse arbitraire : pour éviter la régression à l’infini du deuxième mode, il s’agit de mettre en évidence que le dogmatique est obligé de recourir à des pétitions de principes, donc à des propositions non démontrées.

                - par le cinquième mode, il s’agit de confondre les dogmatiques qui utilisent des cercles vicieux. Le diallèle met en évidence que en montrant la preuve A, on suppose que la thèse B est démontrée et que en montrant la preuve de la thèse B, on suppose démontrée la thèse B.

                Ainsi les pyrrhoniens s’emploient à détruire les dogmes : nous ne définissons rien a priori parce que ce que les dogmatiques définissent n’est ni sûr ni fiable. Quand nous disons ne rien définir, nous ne faisons pas en cela même une définition. Nous ne connaissons que nos affections. A l’inverse des dogmatiques, ils s’opposent au dicton qui affirme que << l’apparence est reine partout où elle se présente >>. Nous pensons même que les dogmatiques sont les plus ignorants parce qu’ils ignorent leur ignorance : ils croient savoir sans savoir qu’ils ne font que croire. Les choses ne sont pas en réalité ce qu’elles sont en apparence. Les sceptiques remettent en cause également toute démonstration, le critère, le signe, la cause, le mouvement, la science, la naissance, l’existence du bien et du mal en soi. En effet, si des choses sont démontrées, les choses qui démontrent auront besoin à leur tour d’être démontrées et ainsi à l’infini (troisième mode d’Agrippa). Pour savoir qu’on a besoin d’une démonstration, il faut un critère d’exigence et pour montrer qu’un critère est un critère, nous avons besoin d’une démonstration. Un raisonnement qui conclut d’après un principe n’est pas une recherche, c’est l’affirmation d’une tautologie. Quant à ceux qui disent qu’il ne faut pas juger d’après les circonstances, ni établir des lois d’après ce qu’on voit des choses naturelles, les sceptiques diraient d’eux qu’ils mettent des bornes trop rigides à toutes choses, sans voir que les choses ne nous apparaissent que selon les circonstances et leurs dispositions. La preuve d’une démonstration s’il y en a une, ne peut être que sensible ou intelligible (pour Aristote, la preuve est un signe nécessaire, Rhétorique, 1357 b 4) : or, elle ne peut pas être sensible parce que le sensible est toujours particulier et que le sensible ne concerne que des différences et des rapports. La preuve sensible n’est pas le signe visible d’une chose visible car le visible n’a pas besoin de signe. La preuve n’est pas non plus le signe invisible d’une chose invisible parce que ce qui a été révélé par quelque chose doit être visible. Elle n’est pas le signe invisible d’une chose visible parce que ce qui permet de saisir une autre chose doit être visible. Enfin la preuve n’est pas davantage le signe visible d’une chose invisible parce que le signe, étant signe d’un rapport doit être saisi par l’esprit en même temps que ce dont il est signe, ce qui n’est pas. De la même manière, les sceptiques nient la cause. La cause est cause d’un rapport : le rapport de cette cause à son effet. Donc la cause est conception de l’esprit simplement car si elle est cause, elle doit être porteuse de ce dont elle est cause et ceci à l’infini, ce qui est impossible. D’ailleurs, s’il y a une cause, c’est ou un corps cause d’un corps ou une chose incorporelle cause d’une chose incorporelle. Or, il n’y a rien de cela, donc, il n’y a pas de cause. En effet, un corps ne peut pas être cause d’un corps puisque tous deux ont la même nature. Et si l’un est dit cause en tant qu’il est corps, du reste, il devra être dit la même chose. Etant également causes tous deux, il n’y aura plus d’effets : il n’y aura plus que des causes. L’incorporel n’est pas cause pour la même raison. D’autre part, l’incorporel ne peut pas être cause de corporel parce qu’une chose incorporel ne peut pas faire un corps. Enfin un corps ne peut pas être cause d’une chose incorporelle parce que l’effet doit être d’une matière passive et que n’étant pas passif puisqu’il est incorporel, il ne peut venir d’un corps. Pour les sceptiques, il n’y a pas non plus de mouvement : car ce qui se meut ne peut se mouvoir que dans le lieu où il est ou dans le lieu où il n’est pas. Or, il ne se meut pas dans le lieu où il est et pas davantage dans celui où il n’est pas : il n’y a donc pas de mouvement. Ils supprimaient encore la science : si en effet, disent-ils, on enseigne quelque chose, c’est ou bien ce qui est en tant qu’il est ou ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas. Or, on n’enseigne pas ce qui est en tant qu’il est car la nature des choses existantes apparaît à tout le monde et est connue de tous ; et on n’enseigne pas ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas car ce qui n’est pas, personne ne le connaît, encore moins peut on l’enseigner. Ils nient de même la naissance. En effet, ce qui est ne naît puisqu’il est ; ce qui n’est pas ne naît pas non plus puisqu’il n’est pas. Or, ce qui n’existe pas ni n’est pas, cela ne peut pas naître. Enfin, ils soutiennent que rien n’est bien ou mal en soi car s’il y avait une chose telle, elle serait bien ou mal également pour tous comme la neige est froide pour tous. Or, il n’y a rien qui soit également pour tous bien ou mal, il n’y a donc pas de bien ou de mal en soi. En effet, ou bien tout ce que quelqu’un trouve bon, il faut le juger bon, ou bien pas tout. Et d’une part, il ne faut pas tout dire bon puisque la même chose qui est jugée un bien par l’un (exemple, le bonheur par Epicure) est jugée un mal par l’autre (par Antisthène par exemple). Il arrive donc que la même chose puisse être jugée à la fois comme un bien ou comme un mal. Si donc nous ne jugeons pas bien tout ce qui est appelé bien par quelqu’un, il nous faudra discuter et juger les différentes opinions ce qui ne peut pas se faire par des raisons identiques. On ne sait donc pas ce qu’est le bien en soi.

                Pour nous résumer, on peut réduire tous ces arguments à trois types de raisonnements

                - les raisonnements concluants de la relativité des apparences à l’écart entre ces apparences et la réalité et corrélativement à l’illusion philosophique qu’il y aurait à les prendre pour des réalités.

                - les raisonnements concluant de l’impossibilité de discerner dans certains cas le vrai du faux à l’inexistence d’un critère de la vérité.

                - les raisonnements concluant de l’absence de commune mesure entre les apparences, c'est-à-dire de l’inexistence d’un critère de préférence à la suspension du jugement sur ce qui est et sur ce qui n’est pas.

            Dans l’optique béhavioriste de Quine, l’expérience humaine a cette destinée singulière d’être susceptible de pouvoir avoir recours à des comportements manifestes d’une variété très grande de dispositions possibles physiologiques dont les dispositions verbales sont les plus remarquables. Les énoncés sur le monde extérieur que permettent ces dispositions verbales sont jugés par le tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement mais seulement collectivement en sollicitant des assentiments ou des dissentiments. L’esprit consiste en des dispositions à des comportements qui sont eux-mêmes des états qui mettent en œuvre des mécanismes physiologiques. Si l’on en croit l’expression même de traumatisme de la naissance, notre expérience première pour (ad)venir au monde est brutale : en effet, nous sommes jetés dans celui-ci sans avoir pu apprendre à réguler les flux de nos impressions et de nos émotions. Au contact des choses que nous rencontrons dans nos expériences, nous nous habituons, nous nous accoutumons, nous nous familiarisons aux effets que les choses ont sur les organes de nos sens. Les objets manifestent leur présence en résistant à nos pressions et en renvoyant la lumière de leurs couleurs à nos yeux. De proche en proche, nous acquérons la connaissance des choses par les effets qu’elles induisent : les choses polarisent notre attention autour de centres significatifs. Lorsqu’un objet apparaît quelque part dans le champ visuel par exemple, les yeux réagissent par une réponse de fixation qui amène l’image de l’objet sur la fovéa. Souvent nous faisons l’expérience de plusieurs objets simultanément, il faut donc que notre expérience organise une exploration en suivant certaines stratégies. Dans sa recherche de signaux significatifs, l’expérience humaine sollicite (plus que celle de l’animal car nous avons davantage de mémoire) l’aide de ceux qui nous entourent notamment par le regard. A ce stade, les prémisses du langage se mettent en place : par langage, il faut entendre à la fois les réflexes signaux des cris et des sentiments, à la fois les formes d’expression de nos comportements et de nos mimiques, à la fois nos manières de décrire ce qui passe dans les situations que nous vivons et à la fois nos façons d’argumenter pour prévenir ou conjurer ce que l’avenir nous réserve. Comprendre une expression, c’est donner sa signification et connaître une signification, c’est être capable de donner l’identité ou l’ambiguïté de la définition de sa signification. On a tout lieu de penser que le langage ancre ses premiers réflexes à partir des centres d’intérêt qui nous sont les plus significatifs, les expressions sont les résultats  des apprentissages de réponses nuancées à des stimulations extérieures. Comme le souligne Quine, le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de retenir aux bons moments. Nos souvenirs sont le plus souvent non pas tant des traces de sensations passées que des traces de conceptualisations ou de verbalisations inchoatives. Dans le langage, la chosification commence d’emblée, elle condense et cristallise la qualité sensible et son expression. Tandis que nous progressons dans le travail d’organisation de notre expérience et dans l’ajustement des diverses tournures de phrase du langage, nous faisons évoluer nos dispositions à recevoir les choses en constituant à la fois des réseaux de termes renvoyant les uns aux autres et à la fois en constituant des catégorisations qui différencient des ensembles de choses. Si le point de départ des réflexes est alimentaire, avec le premier sourire et les émotions, la réponse aux stimuli de ces réflexes prend une tout autre dimension. Contrairement à l’autiste, l’enfant normal s’ouvre aux sollicitations de son entourage : les interactions entre ceux-ci créent une espèce d’animation mutuelle qui stimule et appelle des réponses. Les apprentissages du langage s’opèrent au travers des réseaux d’associations de phrases et de mots. On apprend à construire des phrases nouvelles à partir de matériaux anciens en les produisant spontanément dans des occasions appropriées à partir d’analogies. Quine souligne la transitivité des conditionnements langagiers. Si au départ l’analogie escamote et extrapole largement ses affirmations précipitées, de proche en proche, elle apprend à sophistiquer ses usages et à leur donner une consistance ferme. Ce qu’il précise encore, c’est que tout langage réaliste est comme une théorie des fondements de la connaissance qui est inséparable de la psychologie des stimuli et des réponses appliquées à des phrases du langage. Il ajoute que si la structure de ce conditionnement parce qu’elle est complexe, varie de personne à personne, cette structure présente tout de même des points de congruence qui combinent des stimulations verbales et non verbales qui assurent la reconnaissance d’appartenir à une communauté linguistique. Quand nous amassons et quand nous utilisons des indices offerts par les circonstances de l’expérience, notre rôle consiste à nous laisser activer le plus possible par des stimulations en chaîne qui réfléchissent au travers de nos théories les stimulations sensorielles par l’intermédiaire de l’animation mutuelle des phrases. Un discours est consistant quand il est susceptible de résister à une poussée contraire qui s’exercerait par une animation mutuelle de phrases antagonistes. La plupart du temps, nous nous bornons à réagir avec le plus de sensibilité possible à l’enchevêtrement qui se produit dans les stimulations en chaîne. Sans doute, notre sens de la simplicité ou de l’explication la plus vraisemblable n’est il qu’une impression de conviction qui s’attache à la résultante aveugle de ces forces en interaction que sont les stimulations en chaîne dans leurs fermetés variées. Tout information possédée en commun par un groupe social, affecte d’abord les << noyaux durs >> des phrases perdurables de ce langage. En revanche, certaines significations stimulus sont vulnérables à l’ingérence d’informations étrangères qui viennent les brouiller : les actions des informations intruses peuvent perturber, contrarier ou même détruire l’immunité de l’identité d’un sujet. Les énoncés d’observation corrigent et amendent par des traits saillants distinctifs le langage à partir de la constatation de ce qui est normal et régulier dans ce langage. L’observation expérimente les comparaisons intersubjectives mais les stimulations verbales peuvent troubler des comparaisons intrasubjectives lorsqu’il s’agit de stimulations de seconde intention (celle qui outre qu’elles consistent en mots, ont trait à des mots au travers de la synonymie et de l’analycité). Au travers de l’exemple de la traduction, Quine entend montrer que les équivalences des définitions que l’on donne aux choses ne vont pas de soi : le réaménagement qu’il opère de notre compréhension des fonctions du langage à partir de << Les deux dogmes de l’empirisme >>, permet de concevoir la signification à partir du significatif. Selon sa belle formule, en première approximation, nous dirons que la signification, c’est ce que devient l’essence une fois divorcée d’avec l’objet de la référence. Les choses ont une essence mais seules les formes linguistiques ont une signification. Le besoin de concevoir les significations comme des entités peut se faire sentir si l’on n’a pas su préalablement dissocier la signification de la référence. A ce stade, il ne reste qu’un pas à franchir pour réduire la tâche principale de la théorie de la signification à l’analycité et à la synonymie des énoncés dans les définitions. On a donc besoin d’un langage incluant des définitions dans une grammaire qui institue une syntaxe capable de produire une différence ontologique entre des catégories ou plutôt des types : on peut stratifier l’univers du langage en type de rangs différents si bien que Carnap proposera de systématiser cette théorie des types russellienne en syntaxe logique susceptible de distinguer les énoncés bien formés de ceux qui mal formés et qui sont dès lors dépourvus de signification cognitive.

Publié dans Philosophie

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