5) La vie vaut elle bien une fête ?

Publié le par Pierre GAPENNE

  Minimus sit quod natura fecit optimis rebus. Cicéron, Tusculanes II. Non sum qualis eram. C'est dans le plus petit que la nature a fait les choses les plus admirables...

Minimus sit quod natura fecit optimis rebus. Cicéron, Tusculanes II. Non sum qualis eram. C'est dans le plus petit que la nature a fait les choses les plus admirables...

   Etre à la fête même quand ce n'est pas la fête. La fête est elle toujours un gaspillage ou une dilapidation ? J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. Adieu, Une saison en enfer, Arthur Rimbaud

     Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma douleur, donne moi la main ; viens par ici. Recueillement. Charles Baudelaire.

   Cette époque qui montre à elle-même son temps comme le retour précipité à de multiples festivités, s'avère être une époque sans fête : les pseudo-fêtes vulgarisées qu'on nous propose ne sont que des parodies du dialogue et du don et les promesses de joie qu'elles suscitent, ne font que surcompenser les déceptions qu'elles provoquent. § 154 La société du spectacle. Guy Debord. Il faut arriver le premier à la fête et le dernier à la bataille...

     << La substance de la fête, son véritable objet, c'est l'ouverture des coeurs >>. (Il s'agit de la fête de vendanges de la Nouvelle-Héloïse V, 7 : si les vendanges sont d'abord un travail, elles sont aussi une fête et même un festin, Jean Starobinski, La transparence et l'obstacle, p 116). Tout homme a droit au banquet de la vie, le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. La fête (mortis et vitae locus), lieu de vie et de mort comme moment cristallisateur de la puissance sociétale contient en son sein une forte charge d'excès, de mort, mais ce faisant, elle la gère, s'en accommode et au besoin ruse avec elle.

          Minimus sit quod natura fecit optimis rebus. Cicéron, Tusculanes II. Non sum qualis eram. C'est dans le plus petit que la nature a fait les choses les plus admirables.         

    La notion de fête recouvre de nos jours un grand nombre d’acceptions qui nous renvoient d’abord à toutes sortes de moments joyeux, frivoles, pleins de gaieté, de plaisir et de bonheur (un air de fête) : la fête est ce moment privilégié toujours attendu avec impatience, qui se trouve moins à l'intérieur du temps social qu'à ses marges. Soustraite au temps de la production, elle aura lieu la nuit ou bien à ces dates du calendrier qui, marquant la jonction de deux périodes bien déterminées, n'appartiennent en propre à aucune. Aussi est-elle propice à la mise en relation de ce qu'il faut ordinairement séparer : les classes sociales, les sexes, les âges, voire les vivants et les morts, l'humain et le divin, le social et la nature. Seulement, il y a finalement là moins confrontation, rencontre, dialogue, que dissolution provisoire, fusion et confusion des genres. L'individu lui-même, libéré de son rôle social, est davantage sommé de s'étourdir et de se fondre dans l'indivis que de s'exprimer. Au verbe se substitue la frénésie, la jouissance, le vertige. La vie vaut peut-être bien une fête : la fête par elle-même est négation des limites de la vie qu'impose le travail. Le mouvement de la fête prend dans l'orgie cette force débordante qui appelle la négation de toute limite.

      Pourtant, entre << faire fête >> et << faire la fête >>, il y a toute la distance de l'équivoque que contient ce terme : si cette notion nous reconduit d’un côté à une part positive de nous-mêmes qu’on met en pleine lumière souvent ; d’un autre côté, elle a aussi partie liée à une part plus sombre et négative de notre condition, à des choses qui dissimulent aussi des aspects beaucoup plus inquiétants dans lesquels se mêlent les tonalités affectives de l’excès, du sans limite et du démesuré, attachées à des bacchanales, à des lupercales ou/et à des saturnales dionysiennes. Dans les Remarques mêlées, (p 93), Wittgenstein note que si pour nous le concept de fête est surtout lié à des réjouissances, à d’autres époques il a sans doute été lié à de la crainte et à de l’horreur. Ce que nous nommons << divertissement >>, << amusement >>, << plaisanterie >> et << humour >> change constamment : à d’autres époques si cela existait, c'était sans doute sous des formes très différentes. Autrement dit, la fête si elle tourne bien, elle reste légère, amène et carillonnante mais pour peu qu’elle tourne mal, elle devient alors  un traquenard qui désigne monstrueusement les sacrifiés des sacrifices. Dans La violence et le sacré, René Girard consacre un chapitre autour de cette thématique. << La fête qui tourne mal n’est pas seulement un thème esthétique décadent, riche en paradoxes séduisants, elle est à l’horizon réel de tout débridement décadent. La fête qui a perdu tous ses caractères rituels, elle tourne mal en ce sens qu’elle retourne à ses origines violentes : au lieu de tenir en échec la violence, elle amorce un nouveau cycle de représailles et de vengeances. Dionysos est le dieu du lynchage réussi >>. C'est un tel lynchage qu'entreprennent les personnages de Colline de Jean Giono vers le fin du roman.

                Les préparatifs et le post festum : c'est toujours post-festum qu'on attribue leurs mérites à chacun : les fêtes se présentent d’abord comme des préparatifs de solennités, comme les apprêts d'un ensemble de réjouissances à caractère commémoratif qui va réarticuler ce qui initialement était disjoint. Une fête est un évènement organisé pour célébrer quelque chose ou quelqu'un. Son étymologie nous renvoie au latin festa dies, jour de fête Famille du mot : festif, festin, festoyer, fêtard, festival ... La plupart des fêtes occidentales sont d'origine chrétienne, voire elles proviennent des fêtes plus anciennes que le christianisme mais que l'Église a assimilées. Dans les pays où ces fêtes sont pratiquées, on nomme souvent fêtes païennes les fêtes non chrétiennes. L'acception laïque a introduit le terme de jour férié. Oscillant entre le rituel et l'anarchie, la fête n'annonce pas un ordre nouveau, elle n'est pas la révolution. Elle est plutôt une parenthèse à l'intérieur de l'existence sociale et du règne de la nécessité. Elle est aussi ce qui peut conférer une raison d'être à la quotidienneté, d'où la tentation de multiplier les occasions de fêtes, au point, note Jean Duvignaud, que « certaines nations, certaines cultures se sont englouties dans la fête » : en mimant la dérision de l'ordre, on le rénove.  Les saturnales, les fêtes des fous, le carnaval, toutes les manifestations d'inversions ponctuelles rendent sensible à la menace du chaos et maintiennent de ce fait, l'adhésion à l'état existant. Jean Duvignaud, Le don du rien. Essai d’anthropologie de la fête, Stock, 1977. La vaine gloire des fêtes a été sévèrement combattue par les Protestants : l'éclat naturel des richesses est diminué si la fête est cachée ou privée. L'excès des jouissances solitaires attache la fortune des humbles à la malédiction, malédiction néfaste à la splendeur elle-même de la fête qui peut alors être prise en aversion et dont l'éclat peut susciter des jalousies et devenir détestable aux yeux d'un Louis XIV sur Fouquet qui fût destitué et arrêté sur l'ordre de Louis XIV en 1661 pour malversations, condamné à la confiscation de ses biens et au bannissement hors du royaume, peine que Louis XIV aggrave.en vertu de ses pouvoirs de justice, en le faisant emprisonner pour le reste de sa vie.

                La fête est elle seulement un moment joyeux ? Temps libéré des conventions, mais aussi des nécessités de la production et du travail, la fête se doit d'être foisonnement créateur, exploration de tous les possibles, au moins symboliquement. Elle a partie liée avec l'art, la danse, le jeu. Elle est encore ce temps où la spontanéité est non seulement permise, mais obligatoire. Seulement, le caractère parodique de la fête joue le rôle d'un garde-fou à l'égard des pulsions ; et sa tonalité bon enfant indique qu'elle n'abolit l'ordre social que pour mieux permettre au groupe de se retrouver, indépendamment des rôles constitués. La proximité physique va de pair avec une certaine ambiance fusionnelle. Si la fête proscrit les attitudes réellement agressives, elle n'est pas non plus l'occasion de nouer des liens profonds d'amitié par le dialogue. Elle est plutôt de l'ordre de ce que Sartre appelait l' "adhérence". Tous sont censés y participer d'un même élan et en être emportés. La fête est un tourbillon qui semble abolir provisoirement les personnalités, mais qui donne pourtant à chacun l'occasion d'exprimer des désirs habituellement réprimés, ne serait-ce que sur le mode de la farce. Ce paradoxe se comprend assez bien si l'on admet que la fête est sous le signe, non du Moi, mais du Ça. Il va généralement de soi que ce que l'on fait pendant la fête demeurera sans conséquences, précisément parce que l'on n'est pas censé être alors entièrement soi-même, il arrive que l'ivresse soit manifeste. La fête rappelle le chaos originel comme moment cristallisateur de la puissance sociétale et contient en son sein une forte charge d'excès, de mort et ce faisant, elle la gère et s'en accommode au besoin en rusant avec elle.

                Néanmoins, selon Roger Caillois, c'est parce que sous nos climats l'ivresse et le masque ne vont guère de pair que nos fêtes ne prennent pas un tour plus violent. Personne ne peut alors prétendre incarner la violence légitime d'un dieu dont il porterait le masque. Au contraire nos fêtes sont égalitaires, elles dénudent et démasquent par la dérision. Ailleurs, plus ritualisée, la fête n'est pas étrangère au tremendum, à l'épouvante caractéristique de la confrontation au Sacré que l'homme moderne ne connaît plus guère qu'au travers de certains films d'horreur. Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige (1958). Dans L’homme et le sacré, il ne manque pas d’en montrer toute la part sauvage : il n’y a pas de fête qui ne comporte au moins au début, les excès de la bombance. Les déguisements, les audaces permises au carnaval, témoignent sans doute de la nécessité constante que nous avons de transgresser les limites des barrières sociales qui s’interposent dans la vie sociale. La fête se définit toujours par la danse, par le chant, par l’ingestion de nourritures et de boissons : par la beuverie. Il faut s’en donner tout son soûl jusqu’à l’épuisement et même jusqu’à s’en rendre malade. Dans les sociétés primitives, la fête dure plusieurs semaines et même parfois plusieurs mois. Les potlatchs consomment et dépensent avec ostentation, gaspillent et détruisent jusqu’à la profusion ce qu’on a mis parfois plusieurs années à réunir comme richesses. Ceux-ci se terminent volontiers de façon frénétique et orgiaques dans des débauches nocturnes de bruits et de mouvements que les instruments les plus frustres, frappés en mesure, transforment en rythmes et en danses. Cette agitation se traduit en toutes sortes de manifestations qui accroissent, augmentent et intensifient la masse humaine grouillante. La fête représente un paroxysme de la vie qui tranche avec la monotonie des soucis de la vie quotidienne. Pourtant là aussi, il faut bien dire que les fêtes sont souvent émaillées de rixes qui éclatent : la violence naît spontanément de l’excès. L’effervescence de la fête met en scène au travers de ses débordements des vertiges qui constituent autant de décharges d’activités qui nous libèrent de nos inhibitions : les exubérances de la fête produisent des délires dont les déflagrations viennent bousculer l’ordre. La fête actualise la forme originaire de notre spontanéité créatrice (Urzeit) en éliminant les scories de la vie atrophiée par les routines, elle liquide les regrets et les déceptions que le fonctionnement de tout organisme accumule et sédimente. C’est ainsi qu’elle enterre le passé croulant et le vécu encrassé qui a fait son temps, qu’elle expulse ainsi les temps morts et qu’elle donne à voir l’avènement d’un monde vierge susceptible de ressusciter les vertus créatrices de la spontanéité de nos énergies. 

                La fête, le temps et l'économie : la fête est encore également frénésie parce qu'elle est inscrite dans un temps limité, qu'il faut donc se hâter de rejoindre, d'habiter et de mettre à profit. Le temps de la fête est le présent : pure dépense, la fête injurie l'avenir et l'économie. En effet le plaisir n'est pas rapport à l'avenir, il n'est pas utile, mais il est sa propre justification. Il ne renvoie donc pas à un horizon temporel. À lire Levinas, la jouissance est déjà engloutissement du temps et de la signification, étourdissement. Si l'on consomme beaucoup pendant une fête, et gratuitement, ce n'est pas par avarice, mais tout au contraire parce que la peur de manquer plus tard est abolie, et que l'insouciance est de rigueur. De même, si la fête a été préparée de longue date et a pu coûter fort cher, cette dimension économique est suspendue pendant la fête. Elle est tout le contraire d'un investissement, puisque tout ce temps et toutes ces richesses s'y engloutissent d'un coup.

                Fête et transgression : le nom de transgression sans l’article qui le précède sonne à lui-seul comme un impératif, un mot d’ordre, un mélange de transe et d’agression, un mouvement incessant et interdit vers un au-delà sans concession. La transgression dérange la promesse d’un ailleurs ou l’espoir d’un autrement, elle est en acte, toujours active et par là même inatteignable, inassignable et insaisissable autrement que par ce à quoi elle s’oppose : faire grincer l’immuable et bousculer l’état de fait, la transgression ne se repose jamais, c’est pour cela qu’elle a besoin de se maintenir ce qu’elle annule et qu’elle vise non pas l’anéantissement de la limite mais sa reconduction sous d’autres formes, à un autre endroit. Transgresser, c’est toujours dépasser mais ce n’est jamais achever, c’est plier sans casser, c’est mordre sans consommer. Dans la fête, s’accomplit par la transgression ce qui nous fascine : des jeux défendus. Nous sommes alors dans la situation de l’enfant vis-à-vis de ses parents : il a peur de ce qui peut arriver, il va toujours assez loin pour se faire peur, il ne se contente pas de ce dont les adultes se suffisent, il lui faut avoir peur et se retrouver dans la situation où ce qui est défendu, menace de le faire gronder sévèrement. C’est une mise en garde contre un danger en donnant des raisons de l’affronter : nous ne sommes hommes qu’à condition de nous mettre en danger avec la littérature contre le pire. Notre affrontement avec ce que nous redoutons le plus, c’est cela qui constitue notre limite. La transgression, on pourrait la voir comme un jeu ou comme un exercice qui s'emploie à tester ses propres limites et à repousser ses bornes : mais peut-on transgresser inpunément sans appréhension des conséquences dans une pure jouissance du présent ? La légereté semble echapper à la transgression, bien souvent, c'est elle qui est garante de l'identité, de création, d'affirmation de vie par delà les limites mortifères ou asphxiante. Mais la transgression peut être aussi souvent joueuse : il est d'ailleurs de son essence de jouer avec les limites qu'elle dépasse : plus souple que la désobéissance, plus subtile que la subversion, la transgression supposes une chorégraphie de la limite, une gestuelle qui se déploie et qui indique l'importance de l'acte lui-même autant que de la fin qu'il vise. Jouer avec la limite, la caresser, la séduire et se recouvrir des ses oripeaux pour mieux lui tordre le cou, c'est l'univers des romans libertins.

                Le présent pur caractéristique de la fête ne signifie pas seulement qu'elle est évasion du quotidien, intense exploration d'autres possibles, ou impossibles, que la réalité quotidienne. Selon Jean Duvignaud, il s'agit de «s'engloutir dans le présent», ce qui impose de renoncer à «la durée où s'accumulent le savoir et les actions concertées humaines». La fête est donc une sorte d'anéantissement périodique de la société, une chute dans le «puits sans fond du présent». On objectera cependant que la dépense festive peut avoir une valeur ostentatoire : elle permet d'afficher son rang, de constituer en obligés tous ceux qui en ont profité. Elle n'est alors gaspillage gratuit qu'au sens économique, pas au sens politique.La fête et le Néant : aussi bien la division du travail que son contraire, les activités indifférenciées d'une communauté agricole, semblent conférer à la fête une utilité politique derrière son apparence gratuité. La fête est l'occasion de multiplier les rencontres avec ceux à qui l'on n'a jamais à faire. Elle est alors la condition du sentiment d'appartenance à une même communauté. Mais elle permet aussi de changer la tonalité de nos relations, souvent très formelles, avec ceux-là mêmes que nous fréquentons quotidiennement: ils y perdent leur apparente unidimensionnalité. Peu importe d'ailleurs que l'on ne retrouve jamais les inconnus rencontrés lors de la fête ; l'on a du moins fait partie d'une foule, l'on s'est approché du cœur vivant de la communauté. Duvignaud oppose cependant à la conception contemporaine de la fête, policée, fraternelle, les ravages et les destructions du carnaval. La fête serait originairement confrontation au néant, au désordre pur, en l'homme et dans la nature. L'économie de la fête permet de mesurer la part qui est faite à la gloire.

                Ainsi, cette notion de fête met bien en évidence toute cette ambigüité et toute cette ambivalence de notre condition humaine. Dans Le sophiste (247 d-e), Platon avait assez bien aperçu cette équivoque : << ma suggestion est que tout ce qui possède quelque espèce de pouvoir pour affecter une autre réalité ou pour en être affecté, ne serait-ce qu’un moment, aussi insignifiante qu’en soit la cause et momentané qu’en soit l’effet, a une présence vraiment réelle. Je tiens que la différence de l’être est simplement cette puissance d’agir et de subir. De ce point de vue, elle serait moins refondation du lien social, comme l'a cru la sociologie française, qu'épreuve de ce qui est radicalement l'autre de la société, ivresse du néant. En deçà des règles, il y aurait non seulement la promesse d'une intensité renouvelée de la vie collective, mais encore le spectre de l'autodestruction. En deçà des règles, il y aurait non seulement la promesse d'une intensité renouvelée de la vie collective, mais encore le spectre de l'autodestruction : dans l’Ethique, Spinoza s’applique dès les premières lignes de son ouvrage de définir la Nature des êtres vivants à partir de cette notion de mode qui précisément est cette faculté d’avoir des affects, c'est-à-dire d’être capable d’agir ou de subir. L'instant de la fête serait négation du temps de la société, non son fondement. Il est vrai que si Freud distinguait et opposait la pulsion de mort et Eros, à l'origine de la civilisation, Heidegger, lui, voyait dans le Néant, audacieusement assimilé à l'Etre, à la fois la source et la réfutation de toute réalité définie, de tout Étant.

              Pourtant, la fête, si ambiguë et destructrice qu'elle soit potentiellement, est surtout très conservatrice. A ce titre, elle peut être très ritualisée, les interdits habituels sont alors renforcés et des prohibitions nouvelles peuvent être imposées. La solennité des rites et la sévérité des restrictions contribuent et concourent ainsi à faire de l’ambiance de la fête un monde d’exception. Les fêtes donnent face aux jours ouvrables, un espace ou un sas de décompression, de détumescence. L’efficacité magique des fêtes témoigne de la réussite des rites des festivités. L’excès ne fait donc pas seulement qu’accompagner de façon constante la fête : il n’est pas un simple épiphénomène de l’agitation qu’elle développe. Il est au contraire tout à fait essentiel pour en assurer le succès. Le temps épuise et exténue : il est ce qui fait vieillir, ce qui achemine vers la mort, il est ce qui use. A des périodes régulières, la végétation se renouvelle ; de la même façon, la vie sociale a besoin régulièrement d’inaugurer de nouveaux cycles de vie pour recommencer la création du monde. Ainsi, le sacré manifeste que la santé au physique, au moral comme au mental exige que nous évacuons les déchets empoisonnés du corps et les souillures de l’âme. Cette sorte de purgation s’effectue généralement sous la forme de l’expulsion ou de la mise à mort d’un bouc-émissaire chargé de tous les méfaits commis par la communauté considérée. Il faut éliminer le mal, la faiblesse et l’usure. Elle ne convoque tout ce qui conteste l'ordre social que pour mieux l'intégrer, et mettre en scène l'éternel retour de l'ordre immuable : le trouble-fête c’est celui qui conteste, refuse et renâcle à obéir aux règles de l’ordre établi des festivités pour subvertir l’ordre même des choses. (Mircea Eliade). Elle est aussi réjouissance, appropriation charnelle d'entités aussi diffuses qu'une victoire, une nation, ou un nouveau millénaire ! Mircea Eliade, Le mythe de l'éternel retour. Editions Gallimard / Idées - 1969.

                Ce qu’on sait faire, on le fait, ce qu’on ne sait pas ou plus faire (<< faire fête >>, << douter >>, << aimer >>, << être artiste >> ou << être ordinaire >>, on l’enseigne. Sans doute est-ce parce qu’il n’y a pas d’art sans connaissance, ni de connaissance sans transformation (de soi et du monde), qu’un autre grand concept habite ces pages : celui de médiation. Le mot renvoie à cette manœuvre anthropologique qui vise à racheter les oppositions structurant nos destins, à jeter un pont entre les aspects contradictoires du réel : entre l’inerte et le vivant, entre la vie et la mort. Ce sont des moyens symboliques qui sont mobilisés dans ce but : dans la médiation, les contraires restent contraires, mais admettent la possibilité que leur contrariété soit rachetée. Et voilà bien une autre raison de traiter l’art comme un langage : le langage est en effet situé à l’endroit exact où l’humain s’articule à l’univers. D’une part, il intériorise ce monde extérieur qui vient aux sens, de l’autre il extériorise la perception que nous avons du monde, perception active en ceci qu’elle impose son moule à son objet. Le « voir faire », qui est une action transformatrice, ne peut donc, à mes yeux, aller sans le « faire voir » que permet le langage. » Une épistémologie de la fête ne s’impose peut-être pas tout à fait. Mais on doit retenir au moins que la part du don dans les grands moments de la vie, se lie à la fête et à ses dépenses somptuaires en ce qu’il fait ressortir dans le luxe, la démesure et l’exubérance de sa transgression, le tumulte du charivari carnavalesque et de la fête. << Comme si l’immense débordement de la Nature avait eu besoin d’un alibi, la vie de cette Nature, si aveugle que puisse nous paraître sa démarche et comme si personne n’avait cure de son flot désordonné qui se libère de toute entrave, comme si la vie donc n’aurait pu sans prétexte donner libre cours à la fête qu’elle porte en elle >>. Georges Bataille, L’érotisme, p 242, 254.

  

  

  

 

 

               

 

 

 

 

 

Publié dans Philosophie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
G
Il faut que soit révisé de fond en comble, sans trace d'hypocrisie et d'une manière qui ne peut plus rien à voir de dilatoire, les problèmes des rapports de l'homme et de la femme...
Répondre
G
L’amour, c’est une paix haineuse, l’amour, c’est une haine amoureuse, c'est une loyauté déloyale, c'est la peur en toute sécurité, c'est l'espérance désespérée, c’est la raison pleine de folie, c’est la folie raisonnable, c'est de trouver doux le péril de se noyer, c’est un lourd fardeau léger à manipuler, c'est la redoutable Charybde désagréable et pleine de grâce, c'est une langueur pleine de santé, c'est une santé toute maladive, c'est une faim repue dans l'abondance, c'est un contentement plein de convoitise, c'est la soif qui est toujours ivre, une ivresse enivrée dans une extase, c'est un plaisir illusoire, c'’est une joyeuse tristesse, c'est une allégresse courroucée, c'est un mal bien doux, une douceur faite de mal, c'est une douce saveur au goût désagréable, c'est un péché entaché de pardon, un pardon entaché de péché, c'est une peine très joyeuse, c'est une cruauté pleine de pitié, c'est un jeu où il n'y aucune certitude, un état à la fois solide et très mouvant, c'est une force faible, une faiblesse forte qui fait tout bouger sans efforts, c'est un enfer de douceur et un paradis de douleur, c'est une folle sagesse et une sage folie, c'est une prospérité triste et gaie, c'est un rire plein de pleurs et de larmes, une prison pleine de plaisirs inavouables, un printemps plein de froid hivernal, c'est la teigne qui ronge la pourpre et la bure...
Répondre
G
Intransitivité de l’amour...<br /> PIERRE GAPENNE·MARDI 17 JANVIER 2017<br /> L'amour comme forme la plus exquise de l'inconfort de vivre : oui cela résume et cela illustre assez bien les incommodités de tous les conflits et de tous les pièges des préciosités de la galanterie (Claude Habib) et du consentement (souvent après coup à regret) amoureux mais aussi tous les accommodements à peu près déraisonnables qu'une telle sociabilité présuppose... Il est interdit de se taire mais il est impossible de parler des rapports de force féroces et voraces de l'insociable sociabilité d'un badinage dont les douceurs masquent en réalité souvent des incivilités crasses, des indélicatesses caractérisées ou des vulgarités dont les bassesses démontrent assez sans doute le degré de spontanéité et le niveau de désintéressement et de gratuité de nos idylles (comme dit Milan Kundera : la destruction pièce par pièce des merveilles que les idylles d'expérience, dépourvues désormais à jamais des fraîcheurs de l'insouciance et de l'innocence de l'enfance et de la jeunesse, promettent de réaliser)... Il faut satisfaire à la promesse quelque pernicieuse qu'elle soit à celui qui l'exige... Il faut juger qu'il n'est pas possible de faire autrement puisqu'il n'est pas possible de faire mieux... Comment la forme la plus exquise et la plus libre de la Vie, l'amour intransitif de Roland Barthes en tolérant le malencontreux, peut se révéler diabolique... Quand la vérité n'est pas tout à fait libre, la réalité n'est pas tout à fait vraie : le laid, le mauvais et le faux ne sont que des moments du beau, du bon et du vrai : nos insatisfactions nous frustrent et nous laissent mécontents mais c'est peut-être un moindre mal, cela aurait pu (pourrait) être bien pire... Car comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce de mal s'il fait obstacle à un bien plus grand. La félicité est aux personnes ce que la perfection est aux êtres : j'ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses ou de faire craindre des châtiments... Un peu d'acide, d'âcre ou d'amer plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs et même une dissonance placée où il faut, donne du relief à l'harmonie : on redouble les maux en leur donnant une attention qu'on devrait détourner pour la tourner vers les biens qui l'emportent de beaucoup... Ainsi, l'amour du meilleur dans le tout l'emporte sur toutes les autres inclinations ou haines particulières...
Répondre