La Réflexion et sa Subreption en Sublime...

Publié le par Pierre GAPENNE

L'anamnèse de ce qui est présupposé dans nos façons de parler...
L'anamnèse de ce qui est présupposé dans nos façons de parler...

L'anamnèse de ce qui est présupposé dans nos façons de parler...

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Personne n'est

Sujet à plus de fautes, ceux qui n'agissent que par réflexion, les pâles images suggérées par la réflexion sont poussés plutôt à la sculpture du sublime : ils ont rarement la force de conduire un homme à l'action. Vauvenargues.

    Il n'est pas facile de distinguer dans nos réflexions entre celles qui se rapportent à nous de celles qui se rapportent à nos proches. Nous sommes habités par les pensées et les réflexions de ceux que nous aimons et par celles de ceux que nous haïssons. Nous ne réfléchissons jamais, la réflexion étant aussi pensée, qu'une pensée est une pensée diminuée de cette réflexion. L'homme ne saisit jamais plus son esprit intact qu'il ne voit directement la nuque de son cou. Jean Paulhan.

   Je crois à l'efficacité de la réflexion parce que je crois que la grandeur de l'homme est dans la dialectique du travail et de la parole ; le dire et le faire, le signifier et l'agir sont trop mêlés pour qu'une opposition durable et profonde puisse être instituée entre << theoria >> et << praxis >>. Histoire et Vérité, préface, Paul Ricoeur.

  Zum sehen gehoren  : il nous appartient de regader ...

Zum schauen bestellt :  il nous appartient de nommer pour examiner ...

Goethe (Faust II)

 

A partir de : - L'analytique du sublime

de Jean-François Lyotard.

 - Kant et Epicure de Alain Boyer.

- Création littéraire et connaissance de Herman Broch.

- La forme et l'intelligible de Robert Klein.

- La musique et l'ineffable de Vladimir Jankélévitch.

- Recherche philosophique sur l'origine de nos idées

du Sublime et du beau de Edmund Burke.

- Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, Friedrich Schiller.

- Du spirituel dans l'art, Wassily Kandisky.

 

 Le libre jeu éveille et incite : 

 

- le jeu comme aptitude à laisser jouer la souplesse de notre complexion.

 

- le jeu comme faculté de faire jouer

les ajustements des éléments de circonstances et de règles.

 

- le jeu comme illusion réfléchie, donc

comme art perspectiviste de l'illusion : se jouer de.

 

- le jeu comme capacité à s'inclure dans une partition : se prendre au jeu.

 

- Jouer, c'est reprendre la main. 

 

 

 

 

 

 

                L’anamnèse de ce qui est présupposé dans nos formations discursives et l’explicitation de ce qui est impliqué dans l’expérience de nos vécus sont les tâches et les destinations permanentes d’une notion qui jusqu’alors est à peu près passée inaperçue parce qu'elle est apparue anodine ou insignifiante. Cette notion, c’est celle de réflexion qu'on associe volontiers à l'inventivité de l'imagination (contre l'émotion) : les divers sens  de cette notion peuvent être exposés de façon systématique. Si d’abord, d’une manière générale, la réflexion implique un redoublement, plus ou moins spontanée ou plus ou moins volontaire, et comme un repliement ou un recueillement de la vie psychologique sur elle-même, (d’où parfois une inhibition apparente et provisoire), elle constitue d’autre part un fait nouveau, une initiative originale, une force ultérieure et supérieure à celle des éléments qui en ont été l’occasion. La réflexion n'est pas une simple pensée sur les contenus donnés d'une intuition mais ce qui codétermine et constitue la forme même de ces contenus. Et cette force qu'elle tire de son initiative, s’applique ou s’oriente dans deux directions symétriquement inverses : tantôt en effet, elle vise les conditions antécédentes et efficientes du fait de la conscience ou de la réalité donnée qui est l’objet de son étude et qu’elle rattache à des idées générales ou à des lois et c’est une rétrospection analytique, tantôt, elle se porte pour ainsi dire en avant vers les intentions ou les intentionnalités et leur réalisations finales, concrète et singulière qui est le terme pratique de son mouvement complexe et total et c’est alors une prospection synthétique. Si le terme de réflexion désigne également ces deux démarches si dissemblables, c’est que d’une manière ordinairement implicite mais qui peut être explicite, il y a entre elles une certaine solidarité et même une certaine homogénéité. La réflexion quoiqu’elle semble s’arrêter dans les deux sens à des intermédiaires bien divers et bien indépendants les uns des autres, n’est possible que parce qu’elle tend à constituer, dans l’unité du sujet d’inhérence, la solution du problème ontologique et la solution du problème de la destinée. A l’inverse de la méditation qui s’ouvre et qui fait jaillir d’une expérience qu’on peut faire ce qu’il y a de général et d’humain et qui en tire la leçon, la réflexion se concentre et se fixe sur un sujet : la réflexion approfondit son sujet. Tant chez le Husserl de Ideen I (§ 77, 78) que dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, (chapitre 3 de l’introduction) le rôle de la réflexion qu’ils font procéder essentiellement de l’imagination est opérateur. La réflexion désigne aussi bien l’intuition immédiate d’un vécu que l’image d’un souvenir qui se fixe en se thématisant. En découvrant la conscience irréfléchie telle qu’elle était avant la réflexion se découvre elle-même comme modification du vécu irréfléchi. En présentant le caractère d’une modification de conscience, la réflexion procède essentiellement de certains changements d’attitudes : la réflexion devient pensée, par elle s'opère une conversion de l'inspection de l'esprit qui transmue les traces de la perception en imagination (Le visible et l'invisible, p 48 à 74, Interrogation et réflexion : c'est la réflexion qui travaille à surmonter le sublime du doute méthodique). Pour nous sortir des embarras dans lesquels nous plonge la foi perceptive spontanée de nos impressions, la réflexion  opère des réductions éidétiques qui thématisent nos pensées. Dans La transcendance de l’Ego, Sartre tâche de mettre en évidence la production créatrice de la réflexion : dans l'excès de son jeu productif de formes ou d'Idées esthétiques, l'imagination peut aller jusqu'à interdire la recognition par concept et à déconcerter ou à désespérer cette conscience qui est à la charge de l'entendement. (p 61). Un tel emportement n'évoque pas seulement les excès du baroque, du manièrisme et du Surréalisme, c'est un dérèglement qui est toujours potentiellement menaçant dans la calme contemplation du beau. (Les eaux dormantes : si l'eau sombre peut s'éclaircir en se décantant, jamais l'eau lourde ne peut devenir légère. Le destin des eaux vives est de s'alourdir. Toute eau vivante est une eau qui est sur le point de mourir). Le plus vif  de l'animation de l'esprit, le sentiment de toute puissance de l'Idée elle-même, peut toujours excéder la lettre, la faire céder et démissionner et le bonheur d'écriture peut se muer dès lors en délire par surabondance d'images. L'homme fait preuve de réflexion lorsqu'il se dégage de toute la rêverie flottante des images qui viennent frapper ses sens au passage ; il peut alors se recueillir en un moment de veille, s'attarder volontairement sur une image, y prêter attention, la prendre sous sa garde claire et paisible et isoler les attributs marquant que c'est ceci qui est l'objet et rien d'autre. Le pouvoir fondamental de réflexion agit simultanément dans chacun de ses actes au dedans et au dehors dans l'indissoluble connexion psychophysique de l'âme et du corps. L' affaire de la réflexion n'est pas de produire la couche du vécu dans laquelle il s'enracine mais d'en fournir l'interprétation théorique.

  L’anamnèse de ce qui est présupposé dans nos rationalités passe par la réflexion : du beau, du sublime et de ce qui s’en approche comme contact pré-réflexif au simple réflexe face à la première impression, on monte alors vers les différents niveaux de la réflexion ; le mot lui-même n'est pas une simple intuition, il renferme un acte de cette réflexion. L'acte de réflexion articule à la fois un acte de discrimination de nos sensations et de nos perceptions et à la fois un acte de coordination de leur traduction dans le langage. Tandis que la primitivité du sentiment est une intuition immédiate, ce qui caractérise d'abord la réflexion, c'est sa médiateté. Simuler et stimuler nos intentionnalités sur la réflexion et par la réflexion sur le beau ou par le sublime, (autrement dit par un sourd désir d'illimitation), tout autant que par la réflexion (Maine de Biran) sur l'union de l'âme et du corps : voilà la tâche : << qui a pensé dans la plus grande profondeur, aime ce qu'il y a de plus vivant >>, Hölderlin. Biran décèle à l'origine des signes, une initiative spirituelle du moi, le germe non encore élaboré de ce que sera la réflexion. Sans l'aperception interne des actes ou de l'effort voulu, il n'y aurait point de signes institués et sans les signes institués, il n'y aurait pas de réflexions proprement dites, point d'idées ou de notions distinctes de nos actes ou de leurs résultats. On peut distinguer trois moments : l'aperception interne, les signes et la réflexion explicite comportant l'usage des notions. Ces trois niveaux sont en continuité et se fondent l'un dans l'autre. La réexposition réflexive active en nous une sorte de réminiscence : au travers de la redite, la sensibilité aiguë neutralise la sentimentalité ardente : réentendre et rejouer est un moyen de découvrir à l'infini des rapports nouveaux, des correspondances subtiles, des beautés secrètes et des intentions cachées : autrement dit, les affinités régulatrices de la réflexivité. Le sublime fait partie de ces choses qui offensent le sens esthétique : l'horrorum pudendum. (L'union de l'âme et du corps, 76-77, Maurice Merleau-Ponty).

     Cassirer dans La philosophie des formes symboliques après avoir rappellé l'existence de l'ouvrage de Maupertuis Réflexions philosophiques sur l'origine des langues, en en faisant un précurseur des thèses de Vico (La Science nouvelle) et de Rousseau (Essai sur l'origine des langues) dans leurs recherches d'une langue mère (lingua madre), s'applique à préciser le rôle de discernement qui s'attache à la notion de réflexion : << précisément parce que le discernement n'est pas quelque chose d'extérieur qui se rajoute après coup au contenu de la perception, mais parce qu'il entre en elle comme un moment constitutif >>. La réflexion, c'est cette forme de reconnaissance qui est conçue par Leibniz comme aperception et par Kant comme << la synthèse de recognition >> : il cite par ailleurs Über der Ursprung des sprache de Herder qui souligne l'importance de la réflexion pour expliciter la nature du langage : << l'homme montre de la réflexion lorsque la force de son âme agit librement pour pouvoir, dans tout l'océan des sensations qui gronde en elle par tous les sens, distinguer une vague, l'arrêter, y appliquer son attention, et prendre conscience de cette attention. Il montre de la réflexion lorsque, sortant du rêve de toutes ces images flottantes qui effleurent ses sens en passant, il peut se recueillir en un moment de veille, s'attarder volontairement sur une image, y appliquer un soin clairvoyant et plus serein, et en tirer des signes à son usage pour indiquer qu'il s'agit bien de cet objet et non d'un autre. Il montre également de la réflexion lorsque, non seulement il peut connaître il peut connaître avec netteté ou clarté, toutes les propriétés, mais encore en reconnaître une ou plusieurs comme distinctives par soi... Ce qui permet cette reconnaissance, c'est un signe qu'il doit détacher comme le signe même de la réflexion qui s'impose avec clarté en lui. Ce premier signe de la réflexion était le mot de l'âme : avec lui, nous avons trouvé le langage humain >>. Le discours de Herder constitue l'endroit exact et précis où l'ancien concept rationaliste de << forme réflexive >> qui domine la philosophie des Lumières devient le concept romantique chez Kant, Schiller et Goethe de << forme organique >>.

       Pourtant, chez Kant, dès la Critique de la raison pure, la notion de réflexion occupait déjà une place éminente. Mais c’est d’abord à partir de Locke et de sa réplique chez Leibniz qu’elle prend toute son importance : << il y a des idées simples qui se font apercevoir dans l’esprit par toutes les voies de la sensation et de la réflexion, à savoir le plaisir, la douleur, la puissance, l’existence et l’unité. Celles qui viennent par réflexion sont des idées de l’entendement et de la volonté : nous nous en apercevons en réfléchissant sur nous-mêmes >>. La notion de réflexion provient du mot latin reflexio qui signifie « action de tourner en arrière, de retourner ». C’est l'action de la pensée qui revient sur elle-même (du latin reflexio). Cette notion s’avère d’autant plus déterminante dès lors qu’on s’aperçoit que la réflexion n’est autre chose qu’une attention qu’on porte à ce qui est en nous. Dans l’Essai sur l’entendement humain, Locke décrit la réflexion comme un << sens interne >> qui s’oppose à la sensation : le régime de l’activité réflexive de l’esprit s’oppose au régime de la passivité des sensations et des impressions : << par réflexion, j’entends cette connaissance que prend l’esprit de ses opérations et de leurs caractères ;  ce qui est cause qu’il vient à y avoir dans l’entendement des idées de ces opérations >>.  De ce point de vue, on peut dire que la conscience est essentiellement réflexive. Ainsi, l’acte réflexif va en en venir à être considéré par Kant comme un acte privilégié : << elle n’a pas à faire aux objets eux-mêmes pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état de l’esprit dans lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts. La réflexion est la conscience du rapport des représentations données à nos différentes sources de connaissance, qui seule peut déterminer exactement leur rapport entre elles >>. << Tous les jugements et toutes les comparaisons ont besoin d’une réflexion qui assigne aux concepts leurs titres catégoriques >>. Tout le criticisme est une topique qui par la réflexion assigne à tout universel, son origine a priori dans une faculté de l’esprit. Ce qui s'accorde dans la réflexion sur le jugement de bon goût, ce sont les voix de l'entendement et de l'imagination avant qu'elles opèrent de façon déterminante : c'est la convenance dans une recollection des voix, c'est à dire un accord proportionné où leur rapport est le plus approprié.

                Les deux découvertes que Kant a faites sont d’une part que le sentiment de plaisir peut recevoir un fondement a priori grâce à la finalité et d’autre part que la finalité est le produit naturel de la faculté de juger réfléchissante qui régule par induction et par analogie le passage non logiquement contraignant du particulier au général. La validation du plaisir subjectif ne fait alors qu'introduire celle de la téléologie naturelle. Le système est presque complet. Dès lors, on peut à la fois donner toute sa place à ce que Epicure mettait au fondement de la moralité (au sentiment de plaisir et de peine) et développer l’idée selon laquelle le mécanisme est tout aussi parfaitement justifié que nécessairement limité en vertu de l’observation que l’on peut faire de la réalisation empirique de la systématicité de l’organique. Kant est ainsi amené à rédiger une troisième critique, laquelle ne constitue pas cependant une troisième partie du système de la philosophie qui n’en comprend que deux (Nature et Liberté) mais seulement un passage entre les deux : la matière de la sensibilité, le plaisir, la vraie nature de l’illusion pythagoricienne, et la possibilité des << êtres organisés >>. L’unité de tous ces problèmes, on la trouve dans la mise en rapport de la finalité régulatrice, du plaisir et de la faculté réfléchissante. Le beau et le sublime préparent à la moralité, le beau en cultivant le désintéressement dans la beauté apaisante (comme instrument de l'entendement), le sublime en cultivant ce qui plaît en terrifiant dans la beauté énergique, en représentant dans l’imagination (comme instrument de la raison) la violence que la loi morale exerce sur la sensibilité. Relevons ici que le beau et le sublime contituent aussi (Le mythe et la raison de Hans Blumenberg) deux orientations catégoriques métaphoriques du mythe antithétiques : d'un côté comme une poésie qui correspond à une appropriation anthropomorphique du monde, de l'autre comme terreur, c'est à dire comme ensorcellement démoniaque qui correspond à l'élévation théomorphique de l'homme. Dans les paragraphes de 72 à 80, Kant classifie les systèmes dogmatiques de la finalité : on suppose d’abord que la nature est apparemment artiste (technicienne) et l’on accepte donc l’existence d’êtres finalisés, produits de la force formatrice et productive de la Nature. On distingue alors d’une part, des systèmes qui affirment le caractère non-intentionnel de toute finalité objective et matérielle et d’autre part des systèmes qui affirment que la finalité des être organisés est bel et bien intentionnelle (système du réalisme des fins). L’ordre spontané des émergences des finalités dans les êtres organisés recevra dans le fameux livre de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, qui date de 1970, une confirmation éclatante dans les espèces des structures téléonomiques. Dans son optique, il s’agit pour Kant de faire reposer l’idée d’un système suprasensible qui peut simuler et stimuler l’intentionnalité en niant toute différence entre technique de la nature et simple mécanisme. (§ 73).

                Mais l’anamnèse réflexive de ce qui est présupposé dans nos rationalités n’est pas non plus sans rapport avec ce qui ce qui nous arrive quand nous réfléchissons nos expériences esthétiques dans des jugements réfléchissants : la réflexion peut être rapprochée de la notion platonicienne de réminiscence en ce qu’elle ne fait que porter à la connaissance ce qui était déjà dans l’esprit. En effet, l’acte réflexif est << l’acte par lequel nous confrontons la comparaison des représentations avec la faculté de connaissance : le rapport où les concepts peuvent s’impliquer réciproquement dans un état de conscience est celui de l’<< identité >> et de la << diversité >>, de la << convenance >> et de la << disconvenance >>, de l’<< intérieur >> et de l’<< extérieur >>, du << déterminable >> (matière) et de la << détermination >> (forme). Le pouvoir heuristique de critiquer est celui d'élaborer les bonnes conditions a priori de possibilité, c'est à dire la légitimité d'un jugement synthétique a priori. L’exacte détermination de ce rapport revient à examiner dans quelle faculté de connaître ces états de conscience s’impliquent subjectivement les uns les autres, si c’est dans la sensibilité ou dans l’entendement. Si les choses sont identiques ou différentes, cela ne peut pas seulement s’effectuer par la simple comparaison, cela doit se faire par la distinction des modes de connaissance auxquelles elles ressortissent moyennant la réflexion. La réflexion contient le fondement de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre elles. Tous les concepts sont des représentations réfléchies qui mettent en rapport de simples comparaisons : aussi les concepts de la réflexion peuvent ils se mêler dans l’ontologie générale sans privilège, ni prétention légitime aux concepts purs de l’entendement. L’appendice à l’analytique de la raison pure entend nous garantir contre l’amphibologie des concepts de réflexion résultant de la confusion de l’usage empirique de l’entendement avec son usage transcendantal. Le rôle de la réflexion est de guider nos représentations des affects aux topiques transcendantales : à un premier niveau, la sensation informe l’esprit sur son état. L’état d’esprit est une nuance et cette nuance affecte la pensée tandis qu’elle pense à quelque chose. L’affect occupe une position sur un nuancier des affects qui s’étend du plaisir extrême à la plus grande peine. La sensation est un jugement immédiat sur elle-même. Ce jugement synthétise ainsi l’acte de pensée qui est en train de s’accomplir à l’occasion d’un objet avec l’affect que lui procure cet acte. L’affect est comme le retentissement intérieur de l’acte de réflexion : est réflexif tout acte qui transforme un vécu en le posant de façon absolue dans la sphère de la conscience réduite et permet ainsi une saisie intuitive de son essence.

Esthétique du sublime : les surplombs aveuglants du sublime (Baldine Saint Girons). C'est en particulier le cas de Joseph Addison, qui part effectuer son Grand Tour en 1699, et écrit dans ses Remarks on Several Parts of Italy etc. que « les Alpes remplissent l'esprit d'un plaisant sentiment d'horreur. » Le désespoir découragé, abattu n'est pas sublime, seul l'est le désespoir révolté et indigné. C'est l'énergie du désespoir qui donne sa qualité affectuelle singulière au sublime : la teneur de son tonus lui confère sa valeur ultime : sa noblesse. Sublime (latin : sublimis, « qui va en s'élevant » ou « qui se tient en l'air ») désigne dans le langage quotidien une chose grandiose et impressionnante (renversante), qui ne peut néanmoins être perçue ou comprise qu'avec une sensibilité très fine.

                La signification du concept du sublime d'Addison est que les trois plaisirs de l'imagination qu'il a identifiés, la grandeur, la singularité et la beauté, proviennent d'objets visibles (c'est-à-dire de la vue, plutôt que de la rhétorique). Il est également à noter qu'en écrivant sur le « sublime dans la Nature du dehors », il n'a pas recours au terme « sublime », mais à des termes qui peuvent être compris comme des superlatifs absolus, tels que « sans borneWarhol-9-jpg.jpgs », « sans limites », ou encore « vaste », « grandeur », voire à l'occasion des termes dénotant l'excès. Pour Addison, la grandeur, le grandiose, fait partie intégrante du concept de « sublime ». Un objet d'art peut être beau sans atteindre à la grandeur. L'œuvre d'Addison, Pleasures of the Imagination, peut, aux côté du Pleasures of the Imagination (1794) de Mark Akenside et des Night Thoughts de Edward Young, être considérée comme le point de départ de l'analyse du sublime développée par Edmund Burke.

                Né de la volonté d’exprimer l’inexprimable, le goût du sublime détrône celui du beau : par le sublime la raison fait violence à la sensibilité à la seule fin de l'élargir à la mesure de son domaine propre. Une profonde dualité d’origine se cache sous l’uniformité actuelle du vocabulaire du sublime : si en anglais, français, italien et espagnol, on utilise le même terme d’origine latine, diversement prononcé, à titre d’adjectif simple ou substantivé, la réflexion sur le sublime s’est historiquement développée à partir de termes grecs et latins, de statut grammatical et d’étymologie dissemblables. Entre la tradition rhétorique, issue du latin et la tradition philosophique, issue du grec, se marque une solution de continuité. Dans la première, << sublime >> apparaît comme un adjectif, synonyme de grave et d’élevé, mais aussi de véhément et de terrible : double sens dont Cicéron créditait déjà le grand style que Quintilien nommera << genus sublime dicendi >>. Dans la seconde, en revanche, le sublime, loin de qualifier le seul << style sublime >>, est un substantif qui désigne chez Pseudo-Longin << une certaine et éminence du discours >> (akrotês kai exohhê tis logon) : << le sublime >> est le terme choisi par Boileau pour traduire l’hupsos de Pseudo-Longin et il devient grâce à Burke, au milieu du XVIII ème siècle la naissance de l’esthétique. Edmund Burke, puis Kant estiment que la beauté n’est pas l’unique valeur esthétique. On peut lier leur réflexion à l'essor du préromantisme à partir de milieu XVIIIe siècle. Devant une tempête déchaînée ou une symphonie de Beethoven, c’est le sentiment du sublime, plus que du beau, qui dominerait.

 

 I) Hétérogénéité de la tradition antique. Beauté, comparaison,

esthétique, génie, goût, imagination (phantasia), plaisir, peine.

 

                A) Sublimis. Limis ou Limen. Sublimis est un adjectif du latin classique et dont le sens demeure problématique. Son étymologie doit être reconstruite : on le dérive de sub qui marque le déplacement vers le haut et de limis, « oblique, de travers », ou bien, au contraire, de limen, limite, seuil. Sub ne désigne pas seulement en latin un rapport d'infériorité, de voisinage ou de soumission : il marque un déplacement vers le haut et est rattaché à super, comme en grec hupo à huper. Limis (ou limus) est un adjectif qui qualifie le regard, lorsqu'il est indirect et porté à la dérobée (tel celui de l'Athéna qui louche), ou bien un mouvement d'élévation complexe et en tout cas non orthogonal au sol. Limen est le substantif que Festus (grammairien latin) privilégie au IVe siècle après J.-C. pour expliquer l'étymologie de « sublime » : celui-ci « vient du seuil supérieur, parce qu'il est au-dessus de nous » (P.F. 401,5). Bien qu'Ernout et Meillet estiment qu'il s'agisse là d'un simple calembour, on ne saurait négliger l'association qui s'établit à pareille faveur entre le sublime et l'idée de seuil. Si le sublime constitue un dépassement, voire une transgression, il conviendrait alors d'évoquer ce qu'on pourrait appeler le « surliminal » plutôt que le subliminal, contrairement à ce que suggère l'association, toute fortuite et matérielle, entre sublime et subliminal. Ce terme désigne, en effet, ce qui reste en deçà d'un seuil, et fut introduit par J.A. Ward en anglais à la fin du XIXe siècle pour traduire le titre d'un ouvrage de Johann-Friedrich Herbart, Unter der Schwelle. (La littérature et le sublime de Patrick Marot).

 

       B) Sublimis en rhétorique : le grand style. L'adjectif sublimis ne vient que tardivement à caractériser un style rhétorique : on ne le rencontre ni dans la Rhétorique à Herennius, ni dans le De Oratore de Cicéron. Aussi bien l'expression genus sublime dicendi ne reçoit-elle ses lettres de noblesse qu'avec Quintilien, à partir duquel le style sublime renvoie au grand style, c'est-à-dire au style grave mais aussi véhément de la tradition rhétorique (Institution oratoire, XII, 10). La tradition rhétorique, issue pour sa source latine de la Rhétorique à Hérennius (entre 86 et 83 avant J. C.), distingue en effet généralement trois styles qui ont pour fonction, le premier d'enseigner (docere), le second de plaire (delectare) ou de concilier (conciliare), le troisième d'ébranler et de mettre en mouvement (movere), plutôt que de La signification première de sublimis est « qui va en s'élevant » ou « qui se tient en l'air ». Ainsi Ovide distingue-t-il l'homme des autres animaux (dont la face est penchée vers le sol) en évoquant sa « face sublime » (Métamorphoses, I, 85), qui se dresse vers le ciel et lui permet de regarder les astres. Et sublimem aliquem rapere signifie enlever quelqu'un dans l'air, à l'instar de Zeus ravissant Ganymède. On ne saurait donc assez insister sur le sens dynamique comme d'ailleurs sur l'obliquité : l'un et l'autre sont absents du registre sémantique d'hupsos, l'émouvoir au sens pathétique du terme. C'est à ce troisième style que Cicéron et Quintilien donnent la palme, du moins lorsqu'il est employé à bon escient.

 

    II) Hypsos et le traité du sublime. Hupsos est un substantif, appartenant à une famille ancienne, riche et bien construite de termes tous dérivés de l'adverbe hupsi, en haut, vers le haut : il désigne couramment la hauteur, conçue comme dimension de l'espace opposée à la largeur et à la longueur et prend ensuite le sens de sommet, cime ou comble.

 

    A) La terminologie du sublime chez Pseudo-Longin. L'emploi d'hupsos se fixe chez Pseudo-Longin dans une relation privilégiée à la simplicité du discours, à la force de conception et à la grandeur d'esprit. Mais hupsos n'est pas le seul terme qu'on puisse rendre par « sublime » dans le Peri hupsous.

 

   1) Pseudo-Longin se sert de megaloprepês  (qui a grand air) lorsqu'il évoque l'ampleur et la majesté du style, plutôt que sa sobriété. D'un ton grand seigneur adopté naguère... et d'un ton apocalyptique... : << Calme bloc, ici bas, chu d'un désastre obscur >>.

 

   2) Il utilise aussi megethos (la grandeur) et toutes sortes de composés formés à partir de l'adjectif mega : megalêgoria (grandeur dans la parole), megaloprhosunê (grandeur d'esprit, conception élevée), megalophuês (grande nature), megalophuia (génie, noblesse), megalopsukia (grande âme).

 

   3) L'adjectif hadros, que Quintilien donne pour équivalent de sublimis, entre, quant à lui, dans l'expression composée qui désigne la première source du sublime, to peri tas noêseis adrepêbolon (VIII, 1) et signifie littéralement « ce qui atteint son but avec force dans les pensées ». Le sublime est un embrasement subit qui court-circuite la pensée.

 

   4) Mieux : Pseudo-Longin utilise l'adjectif deinos dans le sens premier, attesté chez Homère, de « terrible, de redoutable », cependant que les substantifs deinotês ou deinôsis (véhémence, énergie) lui servent à désigner la puissance oratoire de Démosthène, c'est-à-dire le modèle même du sublime concentré et fulgurant. Les forces de vie subissent un orage d'Idées esthétiques, une << Hemmung >>, une inhibition : elles sont sont retenues et réprimées puis elles sont lâchées et elles s'épanchent dans une << Stimmung >> : contrairement au goût, le sentiment sublime est une émotion, une << Rührung >>, alternance d'un non et d'un oui affectif.

 

    Par ailleurs, si l'on passe de l'étude de la terminologie à celle du registre thématique, le réseau de citations qui sous-tend et parfois surdétermine le texte théorique ne cesse de faire apparaître la mort menaçante, la rivalité parricide, la passion ravageuse, l'horreur des corps morcelés ou la terreur des obstacles à vaincre : de ce point de vue on pourrait soutenir à titre d'hypothèse que le sens d'hupsos se trouverait infléchi ou même remanié dans le sens du « terrible » que lui donnera Burke. En assimilant le plaisir négatif du sublime à la stupeur d'un émerveillement, la réflexion sur l'art modene et sur l'art contemporain, fait que la pensée à la fois recule et se précipite dans les affres des hideurs qui dévoient et subvertissent le bon goût dans la forfaiture d'une subreption. Nous entrevoyons dans la grâce de cette forfaiture l'Idée absolue de la puissance de de la loi morale de la liberté.

 

       B) L’<< ekstasis >> sublime. On ne la trouve pas chez Quintilien, lequel donne pour équivalent de sublimis l'adjectif hadros, jusque-là rendu par uber (« fécond, riche » : uber, -ris, désigne la mamelle) chez Varron ou par gravis (« qui a du poids », celui de la femme enceinte ou celui de l'autorité) dans la Rhétorique à Herennius ou chez Cicéron. Il aurait pu, certes, utiliser les adjectifs dérivés d'hupsi disponibles en grec : hupsagorês (qui parle haut) dont on trouve quatre occurrences dans l'Odyssée (Quadlbauer 1958) et hupsêlos, « élevé », utilisé par Pseudo-Longin. Mais le vrai problème est celui du décalage entre une forme exclusivement adjectivale et une forme nominale : de fait, le substantif sublimitas, chez Quintilien ou Pline, ne saurait rendre correctement hupsos, puisqu'il ne désigne pas l'ensemble de ce qui est sublime, mais le simple fait d'être sublime. Le qualificatif tend à servir à la description et à l'évaluation, alors que le substantif renvoie à une essence. Le sentiment est sublime à proportion que la chose qui le suscite prend à rebours l'affinité déployée dans les règles du goût et du génie : dès lors, la chose s'éprouve comme démesurée. Autant le grec s'attache à l'idée du sublime et s'efforce d'en élucider la genèse et le statut en surprenant le sublime à l'état naissant, autant le latin langue de l'efficacité juridique et pratique, conduit à déterminer un ou plusieurs caractères sublimes, de manière à définir des niveaux du discours et à perfectionner ce prodigieux outil rhétorique qu'est la théorie des styles.

 

     De cette hétérogénéité de la tradition antique, nous sommes les héritiers : l'unité du sublime est-elle compatible avec la diversité de ses incarnations sensibles ? Deux risques symétriques se présentent : ou bien on pousse l'abstraction jusqu'à rendre le sublime indépendant de tout support et à le priver de toute aptitude à une présentation, fût-elle négative ; ou bien on définit a priori le caractère du sublime et on tend alors à confondre son principe non seulement avec un de ses aspects particuliers, mais avec un modèle qui pourrait être reproduit suivant un protocole déterminé. Aussi bien a-t-on tenté de se débarrasser du sublime d'au moins trois manières différentes : en le réduisant à une modalité du beau (voire à son simple superlatif), en l'assimilant purement et simplement au terrifiant, ou, enfin, en le dissolvant dans la sphère d'un absolu dont il devait apparaître comme un mode de révélation seulement provisoire.

 

           III) Jonction entre les traditions grecques et latines. L’exception allemande.

 

         A) << Le sublime >> de Boileau et sa diffusion européenne. L'invention du substantif «  le sublime » n'est peut-être pas due à Boileau. Mais Boileau est incontestablement le premier à rendre hupsos par « le sublime » — substantif qu'il dote même d'une majuscule — dans le titre de sa traduction de Pseudo-Longin, Traité du Sublime ou Du merveilleux dans le discours (1674). Et c'est le premier à définir le sublime en l'opposant au « style sublime ». << Il faut donc savoir que par Sublime, Longin n’entend pas ce que les Orateurs appellent le style sublime : mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte. Le style sublime veut toujours de grands mots ; mais ce sublime ne se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de parole. Un chose peut être dans le style sublime et n’être pas Sublime, c'est-à-dire n’avoir rien d’extraordinaire ni de surprenant. Par exemple, Le Souverain Arbitre de la Nature d’une seule parole forma la Lumière. Voilà qui est dans le style sublime : cela n’est pas néanmoins Sublime ; parce qu’il n’y a rien là de fort merveilleux, et qu’on ne pût aisément trouver. Mais Dieu dit : Que la Lumière se fasse ; et la Lumière se fit. Ce tour extraordinaire d’expression qui marque si bien l’obéissance de la Créature aux ordres du Créateur, est véritablement sublime et a quelque chose de divin. Il faut donc entendre par Sublime dans Longin, l’Extraordinaire, le Surprenant et comme nous l’avons traduit, le Merveilleux dans le discours >>. (p 70). De France, le sublime passe dans toute l'Europe et notamment en Angleterre où Johnson déclare qu'il « est un gallicisme qui vient seulement d'être naturalisé » (A Dictionary of the English Language, 1755). Mais la traduction d'hupsos par le sublime, qui semble aller de soi dans les langues romanes, continue à poser des problèmes en anglais. Grube rendra au milieu du XXe siècle Peri hupsous par of Great Writing (1957), se rappelant que W. Rhys Roberts, dont la version anglaise fait toujours autorité, avouait regretter d'avoir été conduit par la tradition à maintenir ce titre (Longinus on the Sublime, 1899) : il en était résulté à ses yeux une « mécompréhension, aggravée par l'existence du traité homonyme de Burke ». Plus récemment, G. Morpurgo Tagliabue (Demetrio : dello stile, 1980) a soutenu que le sublime-terrible de Burke serait plus proche du deinos (véhément, terrible) de Démétrios que de l'hupsos longinien.

 

                  B) << Das Erhabene >> : sublime, privation et délice (<< delight >>). En allemand, erhaben l'emporte dans la seconde moitié du XVIII ème  sur sublime, dont l'emploi persiste néanmoins et revivra notamment chez Nietzsche. Sublim s'inscrit dans la grande tradition de la Sublimierung poétique et alchimique qui sera réactualisée par la Sublimierung freudienne de manière à entrer en intéressante concurrence avec l'Aufhebung hégélienne. Mais erhaben est le terme aussi choisi par Winckelmann qui le substantive et en marque en 1764 le caractère exclusivement apollinien : « Apollo hat das Erhabene, welches im Laokoon nicht stattfand [Apollon possède le sublime qui ne se trouvait pas dans Laokoon] » (Geschichte der Kunst des Altertums, Darmstadt, 1972, p. 155). De Winckelmann, das Erhabene est passé à Kant, chez lequel il se trouve sensiblement remanié sous l'influence du sublime burkien et dans l'éclairage du transcendantal. Critiquant l'assimilation kantienne du sublime à la grandeur absolue, Herder souligne le caractère relatif du sublime et rapproche erhaben de erhoben, c'est-à-dire de « ce qui s'élève par ses propres forces ou par des forces étrangères ». Das Erhabene marquerait ainsi moins la grandeur absolue que l'élévation (Kalligone, partie III : « Vom Erhabenen und Ideal », p. 227-281) et son caractère serait d'emblée ressenti comme « sublimatoire » ; l'aspect négatif du sublime (le dessaisissement qu'il instaure sous l'effet d'un choc, d'un vertige et d'une terreur qu'il lui faut pourtant mettre à distance) tendrait de la sorte à se trouver minoré. On pourrait alors soutenir que, de la tradition latine du genus sublime dicendi, das erhabene retiendrait l'idée d'élévation, mais rejetterait celle de véhémence.

 

                    III) Le sublime et la critique du beau : devant cette Idée d'un infini absolu et temporel, le vertige euphorique de la pensée présentante se transforme en angoisse mortelle. L'illustration la mieux appropriée à ce genre nous est peut-être donnée par le Stabat Mater Dolorosa de Pergolèse : ce que les musicologues appellent la basse obstinée (basse continue ou sempiternelle) qui a pour nom aussi << le passage des douleurs >> peut être assimilée à la désespérante déploration de la mort sacrificielle du fils en attente de la résurrection : << Dans son âme triste et affligée qui gémissait toute brisée et endolorie, le glaive était enfoncé >>. Ambiguïté de ce chromatisme clair-obscur qui évoque à la fois la douleur prégnante qui se transcende en Lumière et le paradis d'une renaissance glorieuse.

 

            A) L’expérience du sublime. Aussi bien est-il nécessaire de retrouver le fil directeur qui a permis à Burke et, par la suite, à Kant, de donner son statut et sa portée au sublime : tout le sérieux du sublime réside dans la critique systématique qu'il parvient à instaurer du beau ou, plus exactement, dans la suspension radicale de ses valeurs. Alors que le beau engendre une satisfaction calme et fait l'objet d'un goût qui suppose l'application spontanée et immédiate de certaines règles dont l'énoncé est possible du moins dans l'après-coup, le sublime engendre un trouble et un ébranlement de tout l'être. Le beau « subsiste » indépendamment de toute reconnaissance ; mais le sublime, lui, ne fait qu'exister, dans la fragilité de ce qui doit se perpétuer ailleurs qu'en lui-même pour survivre : il m'exige et m'entame, il naît dans l'expérience qui le découvre. D'un côté, la mise en jeu de passions sociales qui nous attachent à des objets plus ou moins contingents de sympathie ou d'amour ; de l'autre, l'ébranlement de passions fondamentales qui touchent à l'amour de soi ou à ce que nous appellerions aujourd'hui le narcissisme, dans sa triple dimension, physique, psychologique et morale. Autant alors le beau apparaîtra comme doté de « moyens » et, dans cette mesure, apte à se reproduire et à faire l'objet d'un enseignement académique ; autant le sublime, lui, ne semblera disposer que de « véhicules » privilégiés, dont l'emploi restera aléatoire et dangereux. Quels sont ces véhicules ? Tantôt nous appréhendons le sublime dans un monde déstabilisé sous l'effet de la grandeur, de la laideur, de l'obscurité ou de la simplicité. Le beau s'y trouve menacé quant à sa forme, son agrément, sa visibilité et sa diversité. Tantôt, au contraire, son effondrement engendre un radical dessaisissement et nous éprouvons plus directement le sublime en notre for intérieur comme principe d'une suspension du moi. Sans doute sommes-nous alors plus ou moins pénétrés d'enthousiasme (enthousiastikon pathos, Pseudo-Longin, VII, 2, 7), d'étonnement (astonishmment, Burke) ou de respect (Achtung, Kant). Mais l'essentiel est que la raison de l'effet passionnel apparaisse comme liée à la structure du sujet, qui ne cesse de se transcender lui-même.

 

    B) Présences du sublime dans l’abstraction et l’expressionnisme abstrait. Cette victoire tout au moins critique du sublime sur le beau, nous pouvons en trouver l'illustration dans le mouvement de l’abstraction. Ainsi Wilhem Worringer qui en pressent en 1908 les développements futurs, a beau ne pas utiliser le terme de sublime, il ne cesse d'en convoquer la présence dans une perspective voisine de celle de Kant, chez lequel les deux exemples égyptiens du sublime (Pyramides et inscription du temple d'Isis) jouent un rôle cardinal. << A quiconque vient de contempler l’art monumental égyptien et de ressentir combien son grandiose excède notre pouvoir d’appréhension, les œuvres admirables de la sculpture classique de l’Antiquité, ne manqueront pas d’apparaître comme les produits d’une humanité plus enfantine, plus inoffensive, d’une humanité demeurée insensible aux frissons les plus puissants. Le terme de << beauté >> lui-même lui semblera parfaitement mesquin et indigent >>. Abstraction et Empathie (Einfühlung), une contribution à la psychologie du style, p 78. Il semble qu'on en arrive ainsi paradoxalement à une unification de la catégorie du sublime. La difficulté reste, cependant, de penser son avènement comme problématique, de ne pas l'hypostasier et de ne lui accorder que la dimension d'un principe - principe de dessaisissement et de débordement - tout en se rappelant la valeur de stimulation qui lui est inhérente : le sublime oblige à un remaniement de la vie psychique et lance un défi à toutes les facultés productives de l'homme (pouvoir, savoir et vouloir). L'essentiel devient donc d'analyser sa portée dans chacun de ces registres. Et, dans cette perspective, on ne le réduira pas au seul irreprésentable : le sublime s'identifiera avec ce qui semblait, jusque à l'instant de son avènement, impensable, ininventable et « injouissible ». Plus près de nous, les plus illustres représentants de l'expressionnisme abstrait, tels Barnett Newman ou Mark Rothko pratiquent la même critique du beau, tout en se réclamant du sublime et, singulièrement, du sublime burkien : « Sans les monstres et les dieux, l'art ne peut représenter notre drame. Les moments les plus profonds de l'art expriment cette frustration. Quand ils furent relégués au rang de superstitions insoutenables, l'art sombra dans la mélancolie. Il se prit d'affection pour l'obscur » (Mark Rothko, « The Romantics Were Prompted », in Possibilities, p. 83).

 

        Les catharsis musicales. L'art saisi par le plus vif (Suite 3)  D'un ton sublime à adopter désormais pour arracher au mutisme du silence, les insignifiantes significations de son ineffable : le silence est de la pensée à l'état de fermentation. Tenter de dire l'indicible nous fait entrevoir les profondeurs mystérieuses des ténèbres plus que lumineuses du sublime : dès le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein envisageait un rapport non-mimétique (le contraire de la proposition 2.18, à savoir << ce que chaque tableau doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter) de reproduction du sens de la proposition. 6.1233 l'indique assez << on peut concevoir un monde dans lequel l'axiome de réductibilité n'est pas valable >>. La musique a aussi sa grammaire (Du spirituel dans l'art, p 127)  mais le jeu expressif de la puissance émotive d'une oeuvre ne se réduit pas à un corps de règles. Dans le recueillement taciturne du silence, nous sollicitons la grâce de la vérité suprasensible et de la négativité indicible à la positivité ineffable, le langage de la musique se prête docilement à toutes sortes d'intentions hétérogènes pour en exprimer l'inouïe. L'équivoque est le régime normal d'un langage qui porte le sens indirectement et suggère sans signifier. Le sens du sens est donc une ineffable vérité où le philtre de mort se transforme en élixir de vie, le << je ne sais quoi >> du chagrin d'amour devient un élan joyeux, où le charme succède au sortilège et l'ineffable à l'indicible. La musique est faite pour l'inexprimable : le mystère musical n'est pas l'indicible, il est l'ineffable. Le cri déchirant est l'expression la plus immédiate de la douleur et de la terreur : le cri sauvage en même temps qu'il fait grimacer le visage, maltraite et brutalise la ligne mélodique. C'est la nuit noire de la mort qui est l'indicible, elle est la ténèbre impénétrable et le désespérant non-être. En revanche si l'ineffable est inexprimable, c'est que sur lui, il y a infiniment à dire. De l'insondable et de l'inépuisable profondeur du mystère de l'amour, l'ineffable grâce à ses propriétés fertilisantes et inspirantes n'a de cesse de nous faire miroiter ses promesses : c'est grâce à sa pointe aiguë que l'âme enchantée par le presque rien de la musique s'évade de sa finitude. L'absolu lui-même est pour nous une apparition disparaissante. L'ineffable en proie à la nolstalgie passéiste et aux orages de la passion furibonde opère la purgation des émotions. La catharsis musicale déclenche dans l'homme la verve infuse de nos âmes et la réjouissance de nos coeurs extasiés et dilatés : son bienfait nous fait passer du stade de l'homme contesté au stade de l'homme libéré, de l'état de guerre à l'état de paix, du souci à l'innocence. La musique est une sorte de temporalité enchantée qui idéalise la nolstalgie et qui en purgeant toutes nos inquiétudes, la rasséréne : l'épreuve du temps est le plus sûr critère de la profondeur. La musique instille en nous la Mélancolie en général, la Sérénité en soi, le Regret ou le Remords en majestés, l'Espérance sans causes. Elle exalte la faculté de sentir, l'affectivité en soi, non pas la douleur en général, non pas la joie en général mais bien plutôt quelque chose comme l'Emotion indéterminée, la pure puissance émotionnelle de l'âme.

 

      Conclusion : né de la volonté d’exprimer l’inexprimable, l'ineffable mieux que l'indicible, (Ludwig Wittgenstein, Tractatatus-Logico-philosophicus : du << Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire >>, et du << ce dont on ne peut parler, il faut le taire >>, tout a été dit), pointe vers l'inconditionné par ce goût du sublime qui détrône celui du beau dès lors que le pouvoir heuristique de la force formatrice du jugement de goût est excédée par le terrifiant : << fair is foul and foul is fair >>, le beau est immonde et l'immonde est beau, devant la perte de notre capacité de représentation, la fonction heuristique de notre réflexion est découragée par le désespoir et abattue par l'angoisse : dès lors, l'émotion sublime secoue énergiquement le jeu des affects, la tension affectuelle confine à un tumulte et à des turbulences, à des fracas de bruits et de fureurs. Il est vrai qu'il peut y avoir autant de sublime dans le mal que dans le bien comme en témoigne Le neveu de Rameau : ses anathèmes contre la société vénale, dépravée et dévoyée sont des constats désabusés d'une impuissance qui se confronte à la puissance des grandeurs d'établissement. Nos attitudes sont des rapports consubstantiels à des formes du sublime. Seule, la résolution inébranlable forgée dans l'endurance de la résistance de l'énergie du désespoir révolté et indigné nous met en mesure de surmonter les tribulations de cette épreuve. L'objet qui est saisi comme sublime abrase le plaisir : rien n'est possible que par la médiation de l'effondrement dans le déplaisir. Le colossal n'est senti comme sublime que si la pensée peut se représenter en même temps comme l'absolu : dans Le cerveau noir de Piranèse, Marguerite Yourcenar illustre assez bien ce climat oppressant du Sublime à partir des Prisons et les Suppliciés : << Piranèse a representé très distinctement un groupe de suppliciés, quatre ou cinq titans attachés à des poteaux, ployés ou prostrés au sommet d'un immense voussoir. On dirait des Christ ou des Prométhée dédoublés en figures identiques comme dans certaines représentations des songes. Colossaux, ils le sont, sans rapport avec la petite humanité qui flâne le long des encorbellements ou qui escalade les marches (pantomine de gueux) >>. Cette épreuve qui met en péril la santé signale à notre attention l'Idée d'un substrat suprasensible de notre nature dont émane les << bienfaits de la folie >>, (chapitre II de Les grecs et l'irrationnel de Dodds) : c'est la démence qui sauve. A un moment où l'incalculable disparaît, où << l'exact maîtrise le vrai et met à l'écart la vérité >>, c'est la possession et la dépossession qui vient de la montée en puissance de la crainte que la volonté de volonté inspire (là où le péril croît, croît aussi, ce qui est susceptible de sauver) qui démultiplie les forces des énergies qui confèrent à la qualité affectuelle de ce sentiment, la valeur sublime de sa noblesse. Le dépassement de la métaphysique, Essais et conférences, Martin Heidegger.

Publié dans Géopoétique

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