La musique comme science infuse de l'organisation du bruit...

Publié le par Pierre GAPENNE

Le bon son (ton) n'est pas dans le plus fort, c'est le plus fort qui est (contient, est contenu) dans le bon ton (son)...

Le bon son (ton) n'est pas dans le plus fort, c'est le plus fort qui est (contient, est contenu) dans le bon ton (son)...

La musique comme langage infus du bruit... Non pas théoriser (sur) la musique mais théoriser le monde par la musique… L’investir de nos pouvoirs naturels : la musique comme forme a priori de notre sensibilité, " ce qui dans le phénomène correspond à la sensation, je l'appelle matière ou bruit de ce phénomène ; mais ce qui fait que dans le divers qu'il y a en lui (dans le bruit), quelque chose, puisse être ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme de ce phénomène auditif, la Musique " … p 81 CRP, Kant..

1-a) Le monde occidental n’a de cesse depuis l’Antiquité de tâcher de mieux voir encore le monde : voir, c’est savoir ; voir sans être vu, c’est voir plus loin, voir plus large, voir en profondeur, la distance même que ce savoir institue avec son objet nous en assure la supériorité. Depuis Platon au moins et les pythagoriciens, au regard de l’épisode de la caverne dans lequel le personnage qui sort de la caverne, découvre les Idées réelles des choses et non plus seulement leurs ombres), la perception visuelle est censée être la principale source d’information que nous pouvons avoir sur notre environnement. Cette perspective qui semblait jusqu’alors irrécusable et irrésistible, inévitable et inéluctable, inexorable, nécessaire et obligée, pourrait bien pourtant s’avérer désormais erronée ou illusoire : il semble que nous n’avons pas encore compris que le monde ne se regarde pas tant qu’il a à s’écouter. Le monde n’a pas tant à se lire qu’à s’entendre et même à (se) concerter ses cohésions et ses cohérences. A vouloir construire l’avenir et le futur à partir d’abstractions, le regard de notre connaissance fait faillite : à mesure que nous évoluons, nous nous apercevons qu’il nous faudrait désormais mieux apprendre à juger de nos sociétés sur leurs bruits, sur leurs arts et sur leurs fêtes plutôt que sur leurs statistiques. A nous mettre à l’écoute de leurs bruits, nous pourrons mieux comprendre où nous entraîne la folie des hommes : quelles sont les espoirs que nous pouvons encore nourrir ? L’univers du bruit est un chaos confus : en se faisant son, le bruit devient source de projet et de puissance, le cœur même de la rationalisation progressive de l’esthétique, le monde d'une musique en gestation qui exacerbe l’individualisme romantique par la représentation de notre rapport au monde par une institution d'un droit : le droit au bruit est un droit naturel...

b) Notre intention ne sera donc pas ici seulement de théoriser sur la musique, il s’agira plutôt surtout, de théoriser par la musique : la plupart des vécus de nos formes de vie non marchandes sont piégés dans les échanges, c’est pourquoi les formes mineures du sacrifice de la violence essentielle (celle prosaïque décrite par René Girard dans La violence et le sacré) et de l’héroïsation déïfiante, sont si importants. La musique et les bruits trouvent leurs origines dans des simulacres qui ritualisent et rationalisent les théodicées et les sociodicées de nos destinées : la musique comme la justice et la prudence, rachète l’homme. Elle cultive et elle exalte la mémoire de nos mythes eschatologiques : elle est l’enseignement capable de tirer l’âme de ce qui devient vers ce qui est. (République, 521 d).

c) Dans sa réalité biologique, le bruit est un moyen de faire (le) mal : tant qu’il domine en souverain sur la sensibilité des hommes, il (re)couvre la voix, où la musique apparaît, la violence est canalisée : elle est créatrice de différences qui subliment le bruit, elle crée un ordre dans le bruit et la fureur du monde. Encore que des bruits, il y en a de bien des sortes différentes comme ceux qui proviennent des personnes intentionnellement (le son de la voix, les murmures, les chuchotements ou les cris de douleur, les gémissements, les râles, les clameurs tonitruantes de l’indignation révoltée, le tintamarre, le vacarme, le tapage et le boucan) ou ceux qui sont inintentionnels (les éructations, les pets, les rôts, les gargouillements ou les ronflements), comme ceux qui proviennent des animaux comme leurs cris d’appels ou de détresses (les coassements, les croassements, les hennissements, les barrissements, les rugissements, les ronrons ou les gazouillis d’oiseaux), comme ceux qui viennent des choses, des instruments ou des machines (les grincements, les déflagrations, les détonations, les vrombissements ou les explosions) ; encore que le bruit (la densité spectrale de sa puissance) puisse aussi s’entendre au sens propre comme un événement auditif (bruits blancs, roses (brownien)s, rouges, bleus (azurs), violets ou gris) ou au sens figuré comme ce qui couvre ou ce qui recouvre une communication claire de messages, il faut convenir de ce que cette notion trouve sa meilleure définition dans une espèce de négation (ou de privation) de la notion de son : le bruit est un son jugé indésirable qui dérange, qui gêne ou/et qui fait intrusion.

d) Sachant que parmi les sons jugés désirables, il faut compter les bruissements de nos langues et bien sûr les différentes formes musicales, nous nous demanderons à quelles conditions nous pouvons concevoir ce qui est désirable à partir de ce qui est indésirable (à la manière de Nietzsche dans La naissance de la tragédie qui entend faire de l’attitude apollinienne le résultat d’un apaisement des forces de l’attitude dionysiaque) ou à l’inverse comment nous pouvons concevoir que ce qui est indésirable puisse se retrancher de ce qui est désirable ?

2) Jacques Attali dans Bruits, a assez bien thématisé cette économie de la circulation des affects : à la manière de L’économie libidinale de Jean-François Lyotard et de la Critique de l’économie politique du signe ou de L’échange symbolique et la mort de Jean Baudrillard, il s’emploie à montrer la mise en œuvre de la dynamique des codes des modes musicales. « Nous nous attacherons à établir les relations entre l’Histoire des hommes, la dynamique de l’économie, et l’Histoire de la mise en ordre des bruits dans les codes ; prédire l’évolution de l’une par les formes de l’autre ; interpréter en faisant s’interpénétrer l’économique et l’esthétique ; montrer que la musique est prophétique et que l’organisation sociale en est l’écho ». Les réseaux de la musique annoncent l’ordre à venir : la musique est à la fois l’émergence d’une subversion formidable et à la fois une force de production dans la composition, l’interprétation et la technique dont les rapports de production fixent les limites. Parmi les bruits, la musique en tant production autonome, est une invention récente : ambigüe et fragile, en apparence mineure et accessoire, elle a pourtant conquis notre monde et notre vie quotidienne. Elle est même devenue inévitable, comme si elle était devenue un bruit de fond qui devait de plus en plus, dans un monde devenu insensé, s’employer à sécuriser les hommes : là où la musique est présente, une plus-value apparaît : l’argent se fait jour et une richesse se crée. La musique comme jouissance immatérielle devenue marchandise industrielle, vient annoncer une société de l’économie du signe d’un rapport social unifié dans l’argent : la musique procède d’une société du spectacle. Elle a pour vocation de susciter des temps de cerveau disponibles par le divertissement et la détente : le bruit et la musique distillent les superstitions de la crainte et de l’espoir.

Prophétique, elle s’annonce comme le signe même de la mutation des rapports sociaux : le show-business, le star-system, le hit-parade désignent à notre attention les mutations des mœurs qu’une profonde colonisation institutionnelle et culturelle a bouleversées. L’on ne peut faire de changement dans la musique qui n’en soit pas un dans la constitution : Platon et Aristote s’accordent pour dire que la puissance de la musique sur les mœurs est de première importance. La musique qui tient à l’esprit par les organes du corps à la pratique d’exercices qui puisse adoucir les mœurs. La musique qui excite les passions, la colère, la rudesse et la cruauté peut aussi faire sentir à l’âme, la douceur, la pitié, la tendresse et le doux plaisir. Montesquieu, L’esprit des lois, IV, 8, p 164. La musique nous fait entendre ces mutations : elle nous contraint à l’invention de nouvelles catégories, à de nouvelles dynamiques des modes qui régénèrent les habitudes traditionnelles. La musique est plus qu’un objet d’étude, elle est un moyen de percevoir le monde, elle est même un outil de connaissance qui fait croire en donnant à entendre. Non pas théoriser la musique (objectivement) mais théoriser le monde par la musique, c’est y chercher le sens de sa vérité : non pas la vérité de l’Art, sur l’Art mais la vérité du monde par l’Art. La musique donne donc à entendre à ceux qui en tirent avantage : l’échange est le lieu de l’ordre, le moyen de la canalisation des discordes. Avec l’économie politique, la musique devient le substitut de la religion, l’incarnation d’une humanité idéale, l’image d’un temps abstrait, a-conflictuel, harmonieux qui se déroule et s’achève, d’une histoire prévisible et maîtrisable.

3) Désormais, les théorisations par le langage ou les mathématiques s’avèrent dépassées parce qu’elles ne sont pas concrètes (omnis determinatio est negatio) : leurs conceptualisations et leurs significations se montrent trop rigides. Précisément : parce que les catégories du bruit et de la musique sont floues, elles pallient utilement à cette carence de concrétisation : pour s’inscrire d’emblée, dans la dynamique de l’économie des affects de nos représentations disponibles, nous n’avons plus qu’à nous fondre dans la langue des envies, des jalousies, des rivalités et des répulsions de la valeur d’échange. La subtilité qualitative des affinités électives, des raffinements du sentiment et de l’émotion, des promesses du langage et de la musique vient ainsi rivaliser avec les menaces et les violences intimidatrices du bruit sublime et de la circulation des affects du temps. Dans le chapitre V (la consolidation temporelle) de La dialectique de la durée, Gaston Bachelard et dans le fameux chapitre qu’il consacre à De la ritournelle (chapitre 11) dans Mille plateaux (p 405), Gille Deleuze et Gaston Bachelard citent utilement les travaux d’Eugène Dupréel (philosophe belge, 1879-1967) qui au travers d’une théorisation de la consistance et de la consolidation de nos probabilités, a su assez bien thématisé les processus d’émergences des valeurs des significations du langage. Depuis L’œil et l’esprit de Maurice Merleau-Ponty, nous avions bien compris que la plupart des « sciences manipulent les choses mais avaient renoncer à les habiter », précisément le projet de théoriser le monde par la musique, c’est ce projet d’habiter d’autant mieux cette connaissance, qu’on peut mieux l’incarner pour ainsi dire « en chair et en os ».

Dans plusieurs chapitres de son autobiographie, La quête inachevée, chapitres XI à XIV : XI, La musique ; XII, Méditation sur la naissance de la musique polyphonique : psychologie de la découverte ou logique de la découverte ; XIII, Deux sortes de musique, XIV, Le progressisme en art, et en particulier la musique, Karl Popper s’emploie à tâcher de montrer que toutes les musiques ne sont pas tant les expressions subjectives de leurs auteurs mais qu’elles peuvent bien se hisser à la hauteur d’une certaine objectivité : celle de l’essence profonde de la volonté de l’espèce, l’humanité que Arthur Schopenhauer croit percevoir dans l’élan vital de notre pathétique pitié pour nous-même. Ce faisant, Karl Popper voit dans les évolutions de la musique, une confirmation de sa propre méthode (la falsifiabilité) pour investir une théorie de la connaissance : p 94 : « au travers de son travail, le musicien peut comme le scientifique, apprendre par essais et erreurs ». « Je suppose que Jean-Sébastien Bach désirait exclure de la finalité de la musique, le bruit que ferait le musicien pour sa plus grande gloire ». p 92.

La musique donne une âme à nos cœurs, des ailes à la pensée et un essor à l’imagination : toute musique n’est qu’une suite d’élans qui convergent vers un point défini de repos. Elle fait émaner les émotions en accomplissant le Corso et le Ricorso de l’Histoire idéale éternelle de Giambattista Vico telle qu’il l’a décrit dans Principes d’une science nouvelle sur la Nature commune des peuples. La participation affective musicale est spontanément chantonnement, comptine, ritournelle, couplet, refrain, motif, leitmotiv ; elle s’amplifie dans le plein chant grégorien polyphonique pour culminer dans les variations de la fugue répétitive qui déploient ses enveloppements à la manière d’une « action de la pensée qui n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse point d’envelopper en soi tout un ensemble de raisonnements » (Descartes, sixième discours de la Dioptrique). Suivant le schéma de la spirale ascendante qui représente les mutations des mentalités des mœurs des peuples, notre conscience, avant d’être pure pensée, est prise dans le mouvement du Corso et du Ricorso : notre conscience s’humilie d’abord dans les ressassements de la nostalgie prosaïques de l’humanité pour se hisser ensuite à la dignité de héros puis à celle des dieux où elle affirme enfin ses ferveurs pieuses. L’essence même du bruit et de la musique est dans la chute et le déclin (le Ricorso) et dans l’élévation et l’ascension (le Corso), dans le ralentissement et l’accélération, dans l’hésitation dans l’élan pur, dans la séparation et dans le rapprochement, dans la dilatation et dans la contraction, dans le relâchement et dans la compression de la durée, dans l’insinuation graduelle et progressive et dans la soudaine poussée.

Le bruit comme simulacre du meurtre et de la violence essentielle (la beauté énergique), la musique comme forme vivante d’un jeu de l’esprit (la beauté apaisante) (au sens des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller) : ce qui est sensible dans le bruit peut bien parfois constituer un matériau musical, l’univers propre du bruit est sinon le plus souvent un chaos, du moins, tend-t-il presque toujours à s’approcher de formes chaotiques non régulées : il dérange, il fait intrusion, il agresse et constitue plus ou moins une violence sinon métaphorique mais même parfois, une violence caractérisée qui produit non seulement des nuisances mais qui produit même véritablement des effets nuisibles qui peuvent être mortels. La véritable émotion créatrice de la musique, on la partage, c'est elle qui construit une communauté et une communication des goûts. Elle ne cesse plus d'être que cette petite sollicitation de la spontanéité inventive des répertoires de la mémoire. La musique comme libération des affects, c'est une musique qui est aussi un oracle, ni ne dit, ni ne cache, elle fait allusion et cette allusion provoque une émotion qui nous fait accéder à la reconnaissance à la fois comme gratitude et à la fois comme façon de fixer et de dénommer la teneur de nos sentimentalités. Vladimir Jankélévitch, dans La musique et l’ineffable parachève sa méditation sur la musique en lui reconnaissant des vertus purgatives : la civilisation orphique, pour pénétrer les âmes nous parle des désirs vagues, ambigus, amollissants qui émoussent nos duretés.

4) L’invention de la musique est contemporaine de l’invention du langage : elle en est son corollaire. Dans De la grammatologie, Jacques Derrida qui reprend les analyses de l’Essai sur les langues de Jean-Jacques Rousseau en vient ainsi à tenir l’harmonie de l’ordre musical comme une conjuration des désordres du bruit. La préoccupation majeure de l’Essai sur les langues, c’est celle de la destinée de la musique : la thèse centrale de cet essai est bien connue : il l’énonce dans le chapitre II. « Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins mais des passions ». Le langage naît de l’imagination qui suscite ou en tout cas excite le sentiment ou la passion. De proche en proche, on comprend que c’est la pitié qui est à l’origine de tout : comme auto affection vécue, elle tend à s’incarner dans le mouvement du langage comme une pure présence de soi à soi. Si l’écriture est sans pitié, la pitié est essentiellement une voix, la petite voix qui prend conscience de soi au travers de son langage et qui lui tient lieu de culture. Notre rapport au désir naturel passe par les délicatesses de la pudeur qui nous dispense de ses douceurs amollissantes. La pitié est la vertu qui précède les usages de la réflexion : au travers de cette dernière, l’imagination anime notre faculté de jouir en l’inscrivant dans les dynamismes de nos désirs de la volonté de puissance de nos connaissances. La pitié est innée mais dans sa pureté naturelle, elle appartient au vivant en général : elle n’est pas le propre de l’homme. L’imagination inscrit l’animal dans la société humaine. Celui qui n’a jamais réfléchi, ne peut ni être clément, ni juste, ni pitoyable. Tant que les hommes gardèrent leur première innocence, ils n’eurent pas besoin d’autres guides que la voix de la Nature ; tant qu’ils ne devinrent pas méchants, ils furent dispensés d’être bons. C’est donc la sensibilité commune qui commanda aussi bien les prévenances du langage (au travers des comptines ou des berceuses) que la parole vive du chant qui préside à l’invention de la musique. En cultivant l’art de convaincre, on perdit celui d’émouvoir qui devait revenir à la musique. La possibilité du chant et de l’imitation signe l’invention de l’art d’imitation : à l’origine, l’empire que la musique a sur nos âmes n’est point tant l’ouvrage des sons que de celui de la voix.

5-a) Frédéric Nietzsche, La naissance de la tragédie. « La musique et le mythe tragique, sont à un égal degré, l’expression de la faculté dionysiaque d’un peuple, ils sont inséparables. Tous deux émanent d’une sphère de l’art qui est par-delà l’apollinienne ; tous deux illuminent une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde ; tous deux jouent avec l’aiguillon du dégoût, confiants dans la puissance infinie de leurs enchantements ; tous deux justifient par ce jeu l’existence « du pire des mondes » lui-même. Au regard de l’apollinien, l’instinct dionysiaque se manifeste ici comme la force artistique primitive et éternelle, qui appelle à la vie le monde entier de l’apparence, au milieu duquel une nouvelle illusion transfiguratrice est nécessaire pour retenir à la vie le monde animé de l’individuation. S’il nous était possible d’imaginer la dissonance devenue créature humaine, — et qu’est l’homme, sinon cela ? — pour pouvoir supporter de vivre, cette dissonance aurait besoin d’une admirable illusion qui lui cachât à elle-même sa vraie nature sous un voile de beauté. C’est là le véri­table but de l’art apollinien ; et le nom d’Apollon résume ici pour nous ces illusions sans nombre de la belle apparence qui rendent, en chaque instant, l’existence digne d’être vécue et nous incitent à vivre l’instant qui suit.

b) Mais, en même temps, de ce principe de toute existence, de ce tréfonds dionysiaque du monde, il ne doit pénétrer dans la conscience de l’individu humain que juste l’exacte mesure dont il est possible à la puissance transfiguratrice apollinienne de triompher à son tour ; de telle sorte que ces deux instincts artistiques soient obligés de déployer leurs forces dans une proportion rigoureusement réciproque, selon la loi d’une éternelle équité. Partout où nous voyons les puissances dionysiaques se soulever violemment, il faut aussi qu’Apollon, enveloppé d’un nuage, soit déjà descendu vers nous ; et une prochaine génération contemplera certaine­ment les plus splendides manifestations de sa puissance de beauté.

c) La nécessité de l’action de cette puissance s’imposerait le plus sûrement à chacun par intuition, s’il lui arrivait de se sentir transplanté, fût-ce en rêve, dans une existence hellénique antique. À l’ombre des hauts péristyles ioniques, en face d’un horizon coupé de lignes nobles et pures, voyant autour de soi, comme en un miroir, son image reflétée, transfigurée en un marbre radieux, entouré d’êtres humains aux allures majestueuses et aux mouvements gracieux, qui parlent avec des gestes rythmés une langue harmonieuse, — ne lui faudra-t-il pas, au spectacle de cet intarissable débordement de beauté, élever les bras vers Apollon et s’écrier : « Bienheureux peuple des Hellènes ! Quelle puissance doit être parmi vous celle de Dionysos, si le dieu de Délos juge nécessaire d’em­ployer de tels enchantements pour guérir votre ivresse dithyrambique ! » Mais, à qui s’exprimerait ainsi, un vieillard athénien pourrait répondre, en fixant sur lui le regard sublime d’Eschyle : « Ajoute encore ceci, hôte étrange : combien dut souffrir ce peuple pour pouvoir devenir si beau ! Et maintenant viens à la tragédie, et sacrifie avec moi sur l’autel des deux divinités ! »

d) Arthur Schopenhauer « D’après tout ce qui précède, nous pouvons considérer le monde des apparences, ou la nature, et la musique, (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, I, § 52, p. 309) comme deux expressions différentes d’une même chose, laquelle chose elle-même est ainsi, pour l’analogie de ces deux expressions, l’unique truchement intermédiaire dont la connaissance est indispensable pour distinguer cette analogie. En effet, la musique, si on la considère en tant qu’expression du monde, est une langue générale au plus haut degré, qui est même à la généralité des idées dans un rapport identique à celui qui existe entre ces idées et les choses concrètes. Mais sa généralité n’est en aucune sorte cette généralité vide de l’abstraction ; elle est d’une tout autre espèce et inséparable d’une précision évidente et intelligible à chacun. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres, qui, en qualité de formes générales de tous objets possibles de l’expérience et applicables à tous a priori, ont un sens précis, non pas abstrait, mais intelligible à la perception et courant.

e) Toutes les impulsions, les émotions, les manifestations de la Volonté imaginables, toutes ces contingences de l’âme humaine jetées par la raison dans l’immensité négative de la notion de « sentiment », peuvent être exprimées à l’aide de la multitude infinie des mélodies possibles, mais toujours exclusivement dans la généralité de la forme pure, sans la substance, toujours seulement en tant que chose en soi, non pas en tant qu’apparence, en quelque sorte comme l’âme de l’apparence, incorporellement. Ce rapport intime, qui existe entre la musique et la véritable essence de toutes choses, nous explique aussi pourquoi, lorsqu’au prétexte d’une scène, d’une action, d’un événement, d’un milieu quelconques, résonne une musique adéquate, celle-ci semble nous en révéler la signification la plus secrète et s’affirme le plus exact et le plus lumineux des commentaires ; et nous comprenons également comment celui qui s’abandonne sans réserve à l’impression produite par une symphonie croit voir se dérouler devant ses yeux tous les événements imaginables de la vie et du monde.

f) Cependant, à la réflexion, il ne peut alléguer aucune ressemblance entre ces combinaisons sonores et les objets évoqués par leur audition. Car, je l’ai déjà dit, la musique diffère de tous les autres arts en ceci qu’elle n’est pas la reproduction de l’apparence, ou mieux, de l’adéquate objectivité de la Volonté, mais bien l’image immédiate de la Volonté elle-même, et représente ainsi, en face de l’élément physique, l’élément métaphysique du monde, à côté de toute apparence, la chose en soi. On pourrait donc définir le monde aussi bien musique matérialisée que « Volonté matérialisée » et l’on comprend ainsi pourquoi la musique confère aussitôt à tout tableau, à toute scène de la vie réelle, une signification plus haute et cela, certes, avec une puissance d’autant plus grande que l’analogie est plus étroite entre sa mélodie et l’apparence dont il s’agit. C’est ce qui fait qu’il est possible d’adjoindre à la musique un poème comme chant, une description figurée com­me pantomime, ou les deux réunis comme opéra. De tels tableaux isolés de la vie humaine, adaptés au langage général de la musique, ne lui sont jamais, de toutes nécessités, connexes et corrélatives ; ils n’ont avec elle d’autre rapport que celui d’un exemple facultatif vis-à-vis d’une notion générale ; ils représentent, grâce à la précision de la réalité, ce que la musique exprime à l’aide de la généralité de forme pure de la sensation. Car les mélodies sont jusqu’à un certain point, comme les idées générales, un abstractum de la réalité.

g) En effet celle-ci, c’est-à-dire le monde des choses concrètes, fournit le perceptible, le particulier et l’individuel, le cas isolé, aussi bien à la généralité des idées qu’à celle des mélodies ; mais ces deux généralités sont à certains égards opposées l’une à l’autre, en ce sens que les idées contiennent seulement les formes tout d’abord et en premier lieu abstraites de la perception, en quelque sorte l’écorce superficielle détachée des choses, et sont, par conséquent, des abstractions absolues, tandis que la musique donne le noyau préexistant, la substance la plus intime de tout phénomène apparent, le cœur même de choses. Ce rapport s’exprimerait parfaitement au moyen de la terminologie des scholastiques, en disant : les idées sont l’universalia post rem, mais la musique donne l’universalia ante rem, et la réalité l’universalia in re. Ainsi qu’il a été dit déjà, la raison pour laquelle il est possible d’établir une relation entre une composition musicale et une représentation perceptible, est que toutes deux sont seulement des expressions totalement distinctes de la même essence intime du monde.

h) Aussi lorsque, dans un cas déterminé, cette relation se manifeste avec évidence, lorsque le compositeur a su rendre, dans la langue générale de la musique, les mouvements de la Volonté qui constituent la matière essentielle, le noyau d’un événement donné, alors la mélodie du lied, la musique de l’opéra sont expressives. Mais cette analogie discernée par le musicien doit être chez lui le résultat de la perception immédiate de l’essence du monde, à l’insu de sa raison, et non pas une imitation consciente, préméditée, et obtenue par l’intermédiaire des idées. Autrement, la musique n’exprime pas l’essence intime du monde, la Volonté elle-même, elle est seulement l’imitation incomplète de son apparence ; ainsi qu’il advient pour toute musique spécialement imitative. »

i) Donc, selon Schopenhauer, nous comprenons la musique immédiatement en tant que langage de la Volonté, et nous sentons notre imagination incitée à donner une forme à ce monde d’esprits dont la voix nous parle, ce monde invisible et pourtant si tumultueusement agité, et à l’incarner dans un symbole analogue. D’autre part, l’image et l’idée, sous l’influence efficiente d’une musique vraiment adéquate, acquièrent une signification supérieure. L’art dionysien exerce ainsi deux sortes d’effets sur les ressources artistiques apolliniennes : la musique excite à la perception symbolique de la généralité dionysienne, et la musique confère alors à l’image allégorique sa portée la plus haute. De ces faits positifs, compréhensibles en soi et accessibles à tout esprit sérieux et réfléchi, je con­clus que la musique a le pouvoir de donner nais­sance au mythe, c’est-à-dire au plus significatif des symboles, et précisément au mythe tragique, au mythe qui exprime en paraboles la connaissance dionysienne. À propos du phénomène du lyrique, j’ai montré comment, chez le poète lyrique, la musique aspire à manifester sa nature essentielle en des images apolliniennes. Figurons-nous, à présent, que la musique, à l’apogée de son essor, soit obligée de chercher à aboutir à une incarna­tion pareillement accomplie, nous devons admettre qu’elle sache trouver aussi l’expression symbolique adéquate à la sagesse dionysienne qui lui est propre ; et où nous faudrait-il découvrir cette expres­sion, si ce n’est dans la tragédie, et, d’une façon générale, dans la notion du tragique ?

j) Le tragique ne peut être légitimement dérivé de la nature essentielle de l’art, telle qu’on la conçoit d’ordinaire uniquement selon les catégories de l’apparence et de la beauté ; le seul esprit de la musique nous fait comprendre qu’une joie puisse résulter de l’anéantissement de l’individu. Car, au spectacle des exemples isolés de cet anéantissement, s’éclaire pour nous le phénomène éternel de l’art dionysien, qui montre la Volonté dans sa toute-puissance, en quelque sorte derrière le principe d’individuation, l’éternelle vie au-delà de toute apparence et en dépit de tout anéantissement. La joie métaphysique ressentie du tragique est une traduction de l’inconsciente sagesse dionysienne dans le langage du symbole. Le héros, la plus haute manifestation apparente de la Volonté, est annihilé pour notre plaisir, parce qu’il n’est, malgré tout, qu’une apparence, et que l’éternelle vie de la Volonté n’est pas effleurée par son anéantissement. « Nous croyons à la vie éternelle, » proclame la tragédie ; tandis que la musique est l’Idée immédiate de cette vie. L’art plastique a un but tout différent : ici, Apollon triomphe de la souffrance de l’individu à l’aide de la glorification radieuse de l’éternité de l’apparence ; ici la beauté l’emporte sur le mal inhérent à la vie, la douleur est, dans un certain sens, mensongèrement supprimée des traits de la nature. Dans l’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette même nature nous parle d’une voix non déguisée, de sa voix véritable, et nous dit : « Sois tel que je suis en moi-même ! Parmi la perpétuelle métamorphose des apparences, l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion de vie éternellement coactive, s’assouvissant éternellement à cette variabilité de l’apparence ! »

k) Résumé des § de 5) et 3) : si les tons de la voix ou les sons musicaux font monde, c’est que toute parole et que toutes nos langues, aussi bien que toutes les œuvres musicales sont des immenses réservoirs de mythes, de légendes et de poésies qui sont les manifestations du développement historique qui dans son déploiement, passe par des stades déterminés : le caractère des peuples est d’abord brut, il devient ensuite sévère, plus tard, il s’avère doux et raffiné pour devenir en fin de course, dépravé. L’ascension, l’élévation, (le Corso) des peuples connaît trois stades : 1) l’époque des dieux où tout le prestige du pouvoir est confié entre les mains des dieux et des religions : les hommes sont bruts et leurs langues sont intuitives. 2) Dans l’époque des héros, les mœurs des fils des dieux deviennent sévères ; la langue se développe en poésie. 3) Dans l’époque des hommes, ceux-ci parvenus à une pleine conscience d’eux-mêmes, se détachent des cultes des dieux et des héros et ils se fient davantage à leurs capacités propres en s’étayant sur les langues prosaïques. Enfin, la société se perd dans le luxe et son déclin (Ricorso), sa chute le conduit à la ruine. Ensuite le Corso de cette espèce de roue de la fortune se remet en branle et recommence un nouveau cycle. Ainsi, après la chute de l’Empire Romain, l’ascension recommence avec les barbares, elle conduit de la théocratie à l’époque héroïque du féodalisme pour se parachever enfin dans la culture de la Renaissance et des Lumières.

6) Leçons des ténèbres. La musique comme la connaissance doit signifier que nous ne savons les choses que pour autant que nous savons comment ces choses-elles-mêmes, naissent de l’industrie artistique de nos états mentaux : le champ d’activité de l’esprit humain devient la culture lorsque celle-ci nous est comme une seconde Nature. Nous avons une connaissance privilégiée (exacte) des choses que lorsque nous les avons créées nous-mêmes comme dans les définitions des mathématiques. Les résultats des autres sciences ne sont que vraisemblables : le bruit des musiques concrètes est comparable au bruit du sensible. Les codes de la musique simulent les règles admises dans la société : toute musique peut être définie comme un bruit mis en forme selon des codes qui la modélise en la modulant selon des règles d’agencements plus ou moins souples, supposé connaissable par ses auditeurs. L’économie politique du musical, doit partir de l’étude de son matériau qu’elle valorise : le bruit et du sens qu’elle avait aux origines de l’hominisation. Dans la théorie de l’information, on y appelle bruit pour un récepteur, un signal qui gêne la réception d’un message : le bruit a toujours été ressenti comme destruction, désordre, salissure, pollution, agression contre le code : « je vais faire venir sur ce lieu, un malheur qui étourdira les oreilles de quiconque en entendra parler ; ils s’entredévoreront dans la détresse et l’angoisse que feront peser sur eux leurs ennemis, eux qui en veulent à la vie ». (Jérémie, 19,8) : « je transformerai cette ville en un lieu désolé qui arrache des cris d’effroi ; qui passera près d’elle en sera stupéfait : à la vue de tels dégâts, il poussera un cri d’effroi ». La marche des vertueux est semée d’obstacles qui sont les entreprises égoïstes que fait (qui font) sans fin, surgir l’œuvre du (de leur) malin (génie). Béni soit-il (soit), l’homme de bonne volonté qui, au nom de la charité se fait le berger des faibles qu’il guide dans la vallée d’ (des) ombre(s) de la mort et des larmes, car il est le gardien de son frère et la providence des enfants égarés. J’abattrai alors le bras d’une terrible colère, d’une vengeance furieuse et effrayante sur les hordes impies qui pourchassent et réduisent à néant les brebis de Dieu. Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’éternel quand sur toi, s’abattra la vengeance du Tout-Puissant ! Ezéchiel XXV, 17. Le Bruit et la Fureur se veut le récit du désordre de l'esprit, le récit du chaos de tous les dérèglements des sens, ponctué d’errances, de digressions, de flashbacks et de flashforwards (de prémonitions ou de prolepses), de sauts temporels qui mettent les affects des personnages dans la perspective d’un courant de conscience chahuté de la vie vécue qui fait communiquer les outrances des bruits et des fureurs de toutes les âmes tourmentées, déchirées par les exacerbations paroxystiques de leurs passions. Il n’y a rien qui soit si utile dans un Etat que la musique. Sans la musique un Etat ne peut subsister. Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique. Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, de voir dans le monde, la paix universelle ? Le temps a été de tout temps affecté aux bergers : il n’est guère naturel en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions. Molière dans la scène 2 de l’acte premier de Le Bourgeois gentilhomme, montre assez que « l’harmonie invisible vaut mieux que celle visible des danseurs et des danseuses. L’assemblement inapparent des notes de musique est supérieur à l’assemblement apparent de ceux qui évoluent dans la danse… L’immobilité vibrante de la répétition de la paix retrouvée de la sérénade module ses mélodies et nous achemine vers les ténèbres plus que lumineuses du silence.

Publié dans Géopoétique

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G
La douceur existe-t-elle encore ? Peut-t-on y croire encore ? Oui, moi aussi, en dépit du fait que je reconnaisse volontiers que le monde est fait de beaucoup plus de grosses brutalités que de petites douceurs, j'ose encore y croire un peu. La langue portugaise semble avoir une teneur propre qui a une affinité toute particulière avec la notion de douceur (non pas que les peuples qui la soutiennent, ne soient jamais capables d'être violents) : cette musique brésilienne de ces années 50, 60 et 70 (je ne sais pas trop si aujourd'hui, si elle trouve un prolongement équivalent) en tout cas, semble avoir eu un rapport privilégié avec cette mansuétude qui semble faite de colères rentrées et contenues qui peut se maintenir et peut-être s'épanouir au travers d'un univers harmonique musical très singulier... Il est vrai que chez J-S Bach, chez Schubert ou chez Fauré, Debussy et Ravel, il y a beaucoup de grandes douceurs mais la grande affaire, c'est cette nouvelle mise en scène toute simple (non plus sublime) de la douceur de nos modernes qui font face aux déglingues sublimées (hystérisées) des décohérences de la modernité...
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