L'Histoire maîtresse de Vie (de la vitalité)

Publié le par Pierre GAPENNE

L'Histoire maîtresse de Vie (de la vitalité)

A propos d'un livre de François Hartog : Régimes d'historicité : présentisme et expériences du temps. Paris, Éd. du Seuil. (La librairie du xxf siècle). 2003, 272 p.

          Dans ce livre qui ouvre un riche débat sur les représentations sociales du temps et sur les logiques de la patrimonialisation, l'auteur, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, rend compte du fait que les sociétés humaines connaissent toutes des manières spécifiques d'articuler les temporalités et de penser les relations entre les différentes modalités du temps que constituent passé, présent et futur. Conçu comme une traversée des temps historiques autant que comme une traversée de la conscience que les hommes ont du temps, ce travail dégage plusieurs modèles d'expérimentation du temps, à travers la présentation d'exemples qui viennent aussi bien de l'anthropologie, de la littérature que de l'histoire contemporaine. La mise en perspective de ces différents modèles qui constituent autant de « régimes d'historicité », conduit à poser l'hypothèse qu'il existe des « ordres du temps » qui ont varié suivant les lieux et les époques, mais invite aussi à s'interroger sur la manière singulière dont notre présent conçoit le temps.

                Chaque société se construit en référence à un ordre du temps pensé comme idéal. Mais au xxe siècle, cet ordre semble avoir été brouillé par des penseurs comme Paul Valéry, Walter Benjamin, Lucien Febvre ou Hannah Arendt qui ont exploré les « brèches » du temps, ses discontinuités et ses ruptures, plutôt que de faire confiance aux visions classiques qui concevaient le présent comme une leçon à tirer des exemples glorieux du passé, ou aux visions modernes qui  envisageaient le futur comme transcendance et fonctionnaient à partir du mythe du progrès. Aujourd'hui, le temps semble donc être désorienté et se concentre autour du présent, en particulier avec les notions de mémoire, de patrimoine et de témoignage. Cette contestation de l'ordre du temps pousse l'auteur à parler d'une « crise du temps ». Dès lors, la recherche porte sur les manières dont différentes sociétés traitent le temps.

 

            Le plan du livre présente plusieurs régimes d'historicité de référence (dans les îles du Pacifique, dans la Grèce antique, dans la chrétienté médiévale, au moment de la Révolution française), puis s'interroge sur les symptômes contemporains de notre rapport au temps et sur la formulation actuelle d'un nouveau régime d'historicité. Une rapide histoire des manières de se représenter l'histoire permet de présenter le concept de régime d'historicité comme un outil qui autorise un questionnement historien sur nos rapports au temps, au moment même où la crise du temps fait perdre leur évidence aux articulations passé-présent-futur. Le but est alors de comprendre comment fonctionnent les catégories qui organisent l'expérience du temps dans les différentes sociétés humaines, quelles figures du passé, du présent et du futur surgissent ici et là, hier ou aujourd'hui, et finalement quelles sont les conditions de possibilité de la production d'histoires. Le concept de régime d'historicité permet ainsi d'éclairer la tension théorisée par l'historien allemand Reinhard Koselleck entre « champ d'expérience » et « horizon d'attente », en montrant que le rapport entre ces deux catégories peut se relâcher, voire s'inverser, selon les époques. Enfin, il s'agit pour l'auteur de montrer que le déséquilibre actuel entre expérience et attente a atteint son maximum, au point que le présent seul subsiste.

                               Un premier chapitre rend compte des travaux de l'anthropologue Marshall Sahlins, qui a critiqué l'opposition entre structure et événement. Son travail, qui porte sur le moment des premiers contacts interculturels entre autochtones des îles du Pacifique et colons européens, pose autant de questions aux manières autochtones qu'aux manières occidentales de se représenter l'histoire. Tout en retraçant les manières dont les anthropologues conçoivent l'histoire depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss, l'auteur s'efforce de dégager un genre d'historicité qui serait propre aux sociétés primitives. Il appelle cette historicité spécifique le « régime héroïque », et le met en rapport avec la notion de royauté sacrée explorée par Vico, Frazer ou Dumont. Dans cette perspective, le roi est la condition de possibilité de la communauté, et l'histoire est structurellement anthropomorphique. Le passé et les traditions mythiques sont alors conçus comme une réserve de schèmes d'actions possibles et prennent sens en référence aux événements qui adviennent dans le présent. Au moment de la colonisation, la confrontation entre les manières autochtones et les manières occidentales de se représenter l'histoire provoque de nombreux malentendus, au cours desquels les événements (révolte, sacrifice du capitaine Cook) sont codés de manières différentes par les uns et les autres. Ainsi, chaque société produit de l'histoire selon des régimes spécifiques, ce qui permet d'appliquer la notion de régime d'historicité en dehors même de l'historiographie européenne. Pourtant, si cet exemple permet de questionner les différentes formes de temporalité rencontrées en anthropologie, le questionnement reste basé sur le constat d'une contemporanéité des formes de temporalité en présence, ce qui laisse dans l'ombre la question de la succession  historique de régimes d'historicité associés à des conjonctures spécifiques.

           Pour éclairer ce dernier aspect, l'éloignement géographique est remplacé au deuxième chapitre par un éloignement historique, qui vise à explorer les régimes d'historicité propres au monde occidental antique. L'analyse d'épisodes issus des œuvres d'Homère permet de caractériser la temporalité propre au monde de l'épopée et de la comparer avec le régime héroïque des sociétés primitives. Là où les travaux classiques d'Éric Auerbach et de Marcel Détienne semblaient postuler le caractère anhistorique de l'épopée, une étude d'un passage de l'Odyssée, où Ulysse écoute le récit de ses propres actions passées, témoigne d'une première rencontre avec l'historicité, dans laquelle l'événement devient histoire puisque Ulysse, confronté à son propre passé, prend conscience qu'il ne coïncide plus avec ce qu'il était. Le récit épique ouvre ainsi sur l'expérience d'un temps qui est reconnu comme son passé par Ulysse. Cependant, si l'épopée découvre le passé comme question, elle reste bien en deçà des révélations juive et chrétienne « qui ont radicalement modifié les formes de l'expérience du temps » (p. 68).

                Le regard porté sur les théories augustiniennes du temps permet alors d'insister sur quelques aspects du régime chrétien d'historicité. Ce dernier construit un modèle qui fonctionne sur les catégories de la mémoire et de l'attente.

                Le temps est brisé en deux par l'incarnation du Christ qui ouvre un temps nouveau dans l'attente du jugement dernier. Ici, le temps prend sens à la fois en référence à tout ce qui a déjà été accompli (les épisodes de l'Ancien et du Nouveau Testament) et en référence à une espérance de la fin, qui reste ouverte sur l'attente du jugement. En fait, la chrétienté réinvestit l'héritage classique en se réclamant d'une chaîne de témoignages commencée par le Christ, et installe le futur comme horizon pensable. Mais que deviennent par la suite les régimes d'historicité ainsi fondés ?

                Selon l'auteur, un personnage particulièrement qualifié pour nous apprendre ce que sont devenues les conceptions classiques de la temporalité est l'écrivain Chateaubriand, qui se situe à la charnière de deux siècles et de deux époques, entre l'Ancien Régime et la modernité inaugurée par la Révolution française. Le commentaire de deux de ses ouvrages, l'Essai historique sur les révolutions et le Voyage en Amérique, nous le dévoile à la fois pétri de l'expérience chrétienne du temps et bien conscient du nouvel ordre du temps revendiqué par les modernes. Dans ce contexte, l'opposition entre les Modernes et les Anciens ou les Sauvages, construite depuis Rousseau, creuse la tension qui existe entre champ d'expérience et horizon d'attente. C'est aussi l'époque où apparaît le concept allemand de Geschichte, étudié par Reinhard Koselleck. Ce concept, qui désigne l'histoire comme processus singulier et privilégie le caractère unique de l'événement, rompt avec la vision classique d'une historia magistra vitae (l’Histoire maîtresse de Vie), dispensatrice d'exemples et dans laquelle le passé éclaire forcément l'avenir. Chateaubriand cherche à se persuader que le passé reste déterminant, en disant par exemple que la Révolution française imite les républiques antiques, mais il prend conscience en même temps des limites du modèle classique, du décalage inéluctable entre l'historien et l'histoire qu'il tente de saisir, de l'aspect.

            Ainsi, il élit pour séjour ce que Hannah Arendt appellera une « brèche » du temps, et invente une conception nouvelle de l'histoire. Celle-ci n'évolue plus à l'intérieur d'un même cercle, mais se construit autour de cercles concentriques qui s'élargissent sans cesse. Le temps est dès lors vécu comme expérience d'altération de soi ; la mémoire se glisse à son principe.

                Ainsi, les Modernes, en méditant sur les ruines ou en voyageant chez les Sauvages, témoignent d'une profonde remise en question de l'ordre du temps. L'ancien régime d'historicité n'est plus opératoire et il faut désormais articuler autrement les catégories du passé et du futur, car le temps s'accélère et le passé ne sert plus d'exemple. Deux siècles plus tard, l'auteur postule une autre crise majeure du temps et examine les notions de mémoire et de patrimoine pour la révéler. Il s'agit alors d'interroger du même coup l'opérativité du régime d'historicité moderne mis en place en 1789, de se demander si l'intelligibilité vient encore du futur, de questionner une possible nostalgie pour le vieux modèle de l'historia magistra vitae, de s'interroger sur le passéisme du patrimoine et de juger de l'apparition d'un « présentisme » contemporain.

                La notion de mémoire est d'abord examinée. Elle permet de revenir sur les conceptions du temps qui ont eu cours dans la période 1789-1989. La Révolution française a inauguré le régime moderne d'historicité. Dans ce dernier, les événements n'adviennent plus dans le temps, mais à travers lui. Le passé ne se répète plus, et le point de vue de l'avenir commande. La leçon de l'histoire vient désormais du futur. Il y a là une nouvelle manière d'articuler passé, présent et futur, qui traduit un nouvel ordre dominant du temps, différent du régime héroïque et du modèle de l'historia magistra vitae. Au xx e siècle, cet ordre du temps se traduit par la domination du point de vue du futur, qui apparaît à travers les hymnes au progrès chantés par les futuristes, les marxistes, ou les libéraux. Pourtant, à travers ce  futurisme revendiqué, l'auteur voit déjà une montée du présentisme. Apollinaire, Nietzsche, Gide, Sartre, Lévi-Strauss sont évoqués. Après 1968, l'ordre du progrès est ouvertement remis en question. Le présent est hypertrophié à travers la vitesse, l'éphémère, le tourisme ou encore le chômage qui instaure un temps sans futur. L'économie médiatique fait du présent un horizon et ne cesse de produire et de consommer de l'événement.

                En même temps, le présent a ses propres failles ; il est anxieux de prévisions et préoccupé de conservation. Les termes de mémoire, patrimoine, histoire, nation marquent ce présent qui règne sans partage tout en doutant de lui-même. La notion de mémoire, introduite par Maurice Halbwachs, et reprise par Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire, permet la mise en œuvre d'une histoire au second degré qui explore l'histoire nationale au prisme de la mémoire actuelle. Cette perspective rompt avec la tradition des historiens qui concevaient la nation comme une évidence.

                Les œuvres des grands historiens de la nation montrent comment le régime moderne d'historicité a progressivement perdu son évidence, et comment l'historien a été réintroduit dans l'histoire. Dès lors, « la lumière projetée par le futur baisse, le présent devient la catégorie prépondérante, tandis que le passé exige d'être incessamment et compulsivement visité et revisité » (p. 153). Quand l'histoire ne peut plus s'écrire du point de vue du futur, le national peut être appréhendé comme un problème : le présent devient la catégorie dominante et tout événement inclut son autocommémoration. Les « lieux de mémoire » ont un rôle important dans ce nouveau contexte car ils font partie du processus de la commémoration. Ils ont indiqué un mode de circulation possible entre passé et présent, à partir du présent, et permettent le retour de la nation après 1989, sous la forme d'une culture partagée, d'un patrimoine, plutôt que sous la forme d'un messianisme.

                Ainsi le patrimoine prend-il surtout sens en fonction du présent. Le dernier chapitre va alors se demander de quel régime d'historicité la patrimonialisation est l'indice, si le goût actuel pour le passé relève d'une nostalgie pour l'ancien régime d'historicité, quel est son rapport au régime moderne d'historicité, et s'il constitue une marque supplémentaire du présentisme. Une histoire de la notion de patrimoine permet de comprendre que ce dernier n'est devenu évident qu'à partir du moment où sa transmission a posé problème.

                Ainsi, le patrimoine témoigne de la conscience inquiète que quelque chose disparaît, et renvoie à une valorisation particulière de la trace dans la culture occidentale. La logique d'actualisation qui commande la conservation du patrimoine au Japon permet de comprendre par comparaison la spécificité de la pensée occidentale du patrimoine. L'auteur se réfère aussi à Aloïs Riegl et à la catégorie de monument historique, pour montrer comment les catégories de la construction, de la restauration, de la restitution, ou de la rénovation, ont changé de valeur au cours de l'histoire.

                La redécouverte de Rome à partir du Quattrocento (de Pétrarque à Montaigne puis à Winckelmann et Goethe) a joué un rôle décisif dans l'évolution des valeurs associées aux monuments, et a permis de réactiver le modèle de l’historia magistra vitae, dans lequel le passé sert de modèle exemplaire. Ensuite, la notion de patrimoine est reformulée au moment de la Révolution française, par Quatre mère de Quincy qui argumente en vue du futur, mais aussi par les révolutionnaires qui, avec leur théorie du dépôt, se donnent des obligations nouvelles envers le futur. Ici, l'ancien ordre du temps se brise : les hommes font appel aux catégories de l'héritage et le temps devient un agent positif.

                Ensuite, l'histoire du patrimoine au xix e et au xx e siècle multiplie et universalise la notion. Le monument est supplanté par le mémorial, et la valeur des objets patrimoniaux réside dans le fait que des mémoires partielles, associatives, locales, sont à l'origine de leur reconnaissance. Les acteurs du patrimoine jouent sur les notions de mémoire et de territoire, constituent de nouveaux univers symboliques, et font du patrimoine une catégorie d'action du présent et sur le présent. Mais en même temps, ce présent étendu de la patrimonialisation est inquiet, en quête de racines, obsédé de mémoire. Quand il concerne l'environnement, il aménage et protège le présent en vue de menaces à venir.

                Ainsi, la prolifération patrimoniale peut être comprise comme le signe d'une rupture entre présent et passé. Le patrimoine se nourrit de césures ; il constitue un recours pour temps de crise et répond au présentisme en même temps qu'il est un symptôme de ce dernier. En fin de compte, l'ouvrage vise à éclairer les manières dont le présent a été traité, hier et aujourd'hui, mais il cherche aussi à savoir si notre présent marque l'avènement d'un nouveau régime d'historicité, ou s'il est un moment où coexiste une multiplicité de régimes de temporalité. Si plusieurs types de présent ont été dégagés jusqu'ici au cours de l'histoire, notre époque semble essentiellement marquée par une crise de l'avenir, où même le patrimoine renvoie à un danger potentiel. L'étude des notions de responsabilité et de précaution montre que le présent se trouve désormais investi de l'ensemble du futur.

                La notion de développement durable, par exemple, illustre l'idée que nous contractons chaque jour une dette vis-à-vis des générations à venir. Ainsi, la crise du temps est liée à une prise de conscience du fait que nos actions peuvent être irréparables, irrémédiables. La problématique de la dette à l'égard du passé est transposée en direction du futur. À travers le principe de responsabilité, théorisé par Hans Jonas, le présent s'étend ainsi à la fois vers le passé (devoir de mémoire) et vers le futur (principe de précaution). Le présent devient alors multidirectionnel ; il tend à l'éternité tout en se voulant éphémère et immédiat ; il est le point de vue d'où le temps s'éclaire et contribue à désarticuler nos champs d'expériences et nos horizons d'attente.

 

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P
L'Histoire à l'épreuve de ses illusions et de ses désillusions met en évidence et en pleine lumière les les si cruelles ironies de l'Histoire...
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