ETUDE STYLISTIQUE SUR QUELQUES DOUCEURS DU PATHETIQUE DE LA DÉPLORATION

Publié le par Pierre GAPENNE

Before you slip into unconsciousness I'd like to have another kiss Another flashing chance at bliss Another kiss, another kiss The days are bright and filled with pain Enclose me in your gentle rain The time you ran was too insane We'll meet again, we'll meet again Oh tell me where your freedom lies The streets are fields that never die Deliver me from reasons why You'd rather cry, I'd rather fly The crystal ship is being filled A thousand girls, a thousand thrills A million ways to spend your time When we get back, I'll drop a line

ETUDE STYLISTIQUE SUR QUELQUES DOUCEURS DU PATHETIQUE DE LA DÉPLORATION

« Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices

Qu'il est dur d'éprouver, après tant de délices,

Les cruautés du sort !

Fallait-il être heureux avant qu'être coupable ?

Et si de me haïr, Amour, tu fus capable

Pourquoi m'aimer d'abord ?

Que ne punissais-tu mon crime par avance !

Il est bien temps d'ôter à mes yeux ta présence,

Quand tu luis dans mon cœur !

Encor si j'ignorais la moitié de tes charmes !

Mais je les ai tous vus : j'ai vu toutes les armes

Qui te rendent vainqueur.

J'ai vu la beauté même et les grâces dormantes.

Un doux ressouvenir de cent choses charmantes. Me suit dans les déserts.

L'image de ces biens rend mes maux cent fois pires. Ma mémoire me dit : « quoi ! Psyché, tu respires,

« Après ce que tu perds ? »

Cependant il faut vivre ; Amour m'a fait défense D'attenter sur des jours qu'il tient en sa puissance,

Tout malheureux qu'ils sont.

Le cruel veut, hélas que mes mains soient captives.

Je n'ose me soustraire aux peines excessives

Que mes remords me font. »

C'est ainsi qu'en un bois Psyché contait aux arbres

Sa douleur, dont l'excès faisait fendre les marbres

Habitants de ces lieux.

Rochers qui l'écoutiez avec quelque tendresse,

Souvenez-vous des pleurs qu'au fort de sa tristesse

Ont versé ses beaux yeux.

La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, l'Intégrale, p. 434.

 

                Cet extrait du livre second des Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine fait partie de l'épisode du séjour auprès du vieillard et de ses filles. Constitué de strophes consacrées à déplorer la perte d'Amour, il est l'un des fragments poétiques insérés dans le récit. Comme ailleurs dans l'œuvre, la versification marque le passage au grand style. Elle correspond à l'ennoblissement d'un monologue de déploration qu'« il ne siérait guère bien à la prose de décrire » 1). Dans cette séquence de cinq strophes de sizains composés d'alexandrins et d'hexasyllabes alternant régulièrement, la tonalité dominante est celle, méditative, analytique et élégiaque, qui caractérise les stances lyriques (2). On analysera ici les marques formelles de la tonalité élégiaque, puis celles du pathétique, et enfin celles de l'atténuation de ce pathétique.

1. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p 409. .

2. J. Scherer, dans La dramaturgie classique en France, Nizet, 1983, note que les stances sont une variante métrique du monologue théâtral.

 

                I. UN MONOLOGUE ÉLÉGIAQUE

                1. Discours rapporté et commentaire auctorial : les enchâssements d'énonciations. Les quatre premières strophes, dont l'énonciateur est Psyché, constituent un monologue rapporté au style direct, dont la composition fait se succéder des séquences sémantico-discursives de volume inégal ne correspondant pas régulièrement aux volumes strophiques. L'exclamation élégiaque des v.1-4 précède une apostrophe à l'Amour (v. 5-12), que suit une séquence de remémoration amoureuse (v. 13-16). Dans les deux vers suivants (v. 1 7-1 8 : Ma mémoire me dit : « Quoi! Psyché, tu respires/Après ce que tu perds?»), le dispositif d'enchâssement des énonciations, dont les étagements sont un des traits du texte (le récit des Amours de Psyché est lui-même enchâssé dans un récit premier), se complique ici du fait que ces deux vers sont eux-mêmes un fragment de discours direct, correspondant à un dialogue entre deux instances du moi de l'énonciateur. La dernière séquence du monologue de Psyché, qui est une auto-exhortation, correspond au sizain suivant. La dernière strophe des stances a pour énonciateur l'Auteur, cette figure en laquelle se confondent le personnage de l'auteur dans la fiction, Polyphile, et la figure construite par le texte de l'auteur in fabula. Elle commente les vers qui précèdent. Ces décalages entre les séquences de volume irrégulier consacrées à l'expression de diverses phases de la déploration amoureuse et la régularité des strophes sont un des éléments de la tension entre symétrie et déséquilibre qui caractérise le passage.

                2. Les dominantes de la rhétorique de la déploration. La tonalité élégiaque est marquée formellement, d'abord, par les modalités phrastiques. L'exclamation (v. 1, v. 2-3, v. 7, v. 8, v. 10, v. 17, v. 22) soutient l'expressivité des diverses phases de la déploration, dans lesquelles s'actualisent certains de ses effets de sens, en l'occurrence l'expression de sentiments tels que le regret, le remords et la tristesse. Ces effets sont renforcés par l'anaphore de l'adverbe exclamatif que dans les deux premiers vers (Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices ! Qu'il est dur d'éprouver. . .) ainsi que par l'exclamation élégiaque hélas! Au v. 22. Les nombreuses interrogations oratoires (v. 4, v. 5-6, v. 17-18) qui traduisent le désarroi sous la forme d'un questionnement voué à demeurer sans réponse soutiennent également la rhétorique élégiaque.

                Ce sont ensuite les formes du haut degré qui, déterminant une orientation hyperbolique, contribuent à l'élan lyrique de la déploration. La récurrence des formes de pluriels en relève, qu'il s'agisse de pluriels de concrétisation de l'abstrait (plaisirs, supplices, cruautés, délices, pleurs), de pluriels d'indétermination (ces biens, mes maux, les déserts, les peines, mes remords) ou de pluriels hyperbolisants qui magnifient la chose désignée (tes charmes, les grâces). Cette tendance à l'hyperbolisation est encore marquée par les quantifieurs (v.2 : tant de délices), par le numéral symbolique cent dont les deux occurrences se font écho (v. 14 : cent choses charmantes; v. 16 : cent fois pires), par l'anaphore de l'indéfini de la totalité (v.1 1 : je les ai tous vus : j'ai vu toutes les armes...). L'anaphore du verbe de perception voir, qui rappelle la scène au cours de laquelle Psyché voit enfin Cupidon, souligne la douloureuse intensité du souvenir et mime le ressassement de la félicité passée. Le lexique, enfin, construit une opposition entre une isotopie du passé heureux et une isotopie du présent malheureux. Les termes de sémantisme antithétique relevant respectivement de chacune de ces deux isotopies : plaisirs/ supplices ; délices/cruautés ; heureuse/coupable ; biens/ maux s'opposent d'autant plus que leur disposition dans le ver, à l'hémistiche ou à la rime, est symétrique. Ces effets sont soulignés au plan des sonorités par les allitérations sur les sifflantes (passés/supplices/délices/Sort), qui font écho aux sonorités du couple supplices/délices.

                3. La tension entre le passé et le présent de la déploration. Manifestée par la mise en regard, à une place identique dans le vers, de l'adverbe temporel après (v. 2) et de la conjonction avant que (v. 4), cette tension organise le système des temps verbaux en les répartissant entre formes de présent et formes de passé. Les formes de présent, dans un discours voué à la déploration du présent et au regret du passé, sont pour la plupart - à l'exception des présents omnitemporels de la méditation générale (v. 1 : que nos plaisirs passés augmentent. . . ; qu'il est dur...) ou traduisant la pérennité de la beauté (v. 12 : les armes qui te rendent vainqueur) - des présents d'actualité ou de pseudo-actualité (v. 6 : // est bien temps ; v. 7 : quand tu luis dans mon cœur; v. 15 : un doux ressouvenir... me suit ; v. 1 6 : rend mes maux cent fois pires...). Les temps du passé sont représentés par une occurrence d'un passé simple exprimant un procès révolu (v. 5 : Et si de me haïr, Amour, tu fus capable) et de passés composés porteurs de la valeur aspectuelle de l'accompli (v. 1 1 et v. 1 3 : J'ai vu...). L'énallage temporelle que constitue l'emploi de l'imparfait narratif du v. 7 : que ne punissais-tu... peut être interprétée ici comme ayant une valeur stylistique d'annulation de la dimension du révolu.

                II. AFFLEUREMENTS DU PATHÉTIQUE DE LA DÉPLORATION : l’affleurement des sentiments procède d’une émergence à la conscience claire des réminiscences de nos ressentiments par les affects d’une émotion. Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices, vers 1…

                Le monologue de Psyché est empreint d'une dimension pathétique que manifestent notamment les changements d'allocutaire et l'hypotaxe.

  1. Les changements d'allocutaire L'allocutaire générique de la méditation à portée universelle sur laquelle s'ouvrent les stances (Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices!) cède la place à un allocutaire apostrophé (Et si de me haïr, Amour, tu fus capable), qui redevient par la suite le délocuté (Amour m'a fait défense...). Les premiers vers sont caractérisés par un effacement du « je » au profit de l'évocation d'une expérience générique dans laquelle se dilue l'expérience personnelle et à laquelle elle s'identifie. Le possessif nos (nos plaisirs passés ; nos supplices) qui inclut le « je » dans une communauté indéterminée assimilable à la communauté des humains, est l'un des éléments qui confère à cette méditation sur la douleur de la perte une portée universelle. Mais à ce mouvement élégiaque et apaisé succède une adresse à l'Amour (Et si de me haïr, Amour, tu fus capable), dans laquelle le vocatif, qui permet la juxtaposition haïr/Amour, et le tutoiement marquent le trouble, cependant que la figure de l'apostrophe rend illusoirement présent l'être aimé. Le dédoublement de l'énonciateur en deux instances dans la figure, propre au monologue, de la sermocination (v. 17-18 : Ma mémoire me dit : « quoi! Psyché, tu respires/Après ce que tu perds ? ») représente une rupture de la continuité énonciative du monologue. Il correspond à une acmé du pathétique, que renforcent le sémantisme du verbe perdre et l'anaphore large du contexte antérieur par le pronom neutre ce.
  2.  

        2. Le lexique du reproche amoureux et du remords. Le sémantisme de cruel (v. 22), même si le terme appartient au lexique hyperbolique et stéréotypé de la passion amoureuse, est ici revivifié par tout ce que l'histoire romanesque donne comme preuves de cette cruauté. De la même façon, tout le lexique figuré du discours galant (cruautés, supplices, crime, maux, peines, remords) est réactualisé par la lecture littérale que l'histoire impose (Psyché est bel et bien coupable).

        3. L'hypotaxe et l'analyse des sentiments. Les formes de l'hypotaxe participent également de cette rhétorique du pathétique. Le monologue comporte des formes qui servent à interroger sur la cause, que leur modalité soit interrogative ou exclamative (v. 6 : Pourquoi m'aimer d'abord ? ; v. 8 : Que ne punissais-tu mon crime par avance !) . Mais l'interrrogation du v. 6 est oratoire, ce qui l'annule en tant que vraie question et la transforme en plainte, cependant que la modalité exclamative du v.8 est chargée d'exprimer le pathétique du regret. Le v. 10 (Encor si j'ignorais la moitié de tes charmes !) procède à une reconstruction hypothétique irréalisante de l'ordre actuel des choses. L'imparfait de ce système hypothétique tronqué a la valeur d'un irréel du présent, qui convient à l'expression du regret, cependant que le Mais du v. 1 1, oppose à cette tentative d'irréalisation du présent la répétition de la forme de l'accompli J'ai vu. Cet effet est renforcé par l'opposition sémantique ignorer/voir. Quant à la construction temporalo-oppositive des v. 8-9 (// est bien temps d'ôter à mes yeux ta présence/ Quand tu luis dans mon cœur!), elle fait écho, sous la forme d'une déclaration d'amour pathétique, que traduit la métaphore tu luis dans mon cœur, aux autres formes de cette rhétorique du reproche amoureux.

 

        III. EQUILIBRES ET SYMETRIE ATTÉNUÉE DE LA DOULEUR L'EXPRESSION. Si on a pu constater l'existence d'une dimension pathétique du lyrisme de l'amoureuse en proie aux remords et aux regrets, il demeure néanmoins qu'elle est atténuée, et que c'est dans cet effet d'atténuation que réside la spécificité du lyrisme de ce passage. Même les formes hyperboliques sont mesurées, et prises dans des moules syntaxiques et métriques qui signifient l'équilibre et l'harmonie.

        1. L'équilibre des strophes. Il y a dans ces stances un effet d'atténuation (au sens de

V effet de sourdine que Léo Spitzer (3) voyait chez Racine) qui repose sur l'équilibre des formes et la régularité de la disposition strophique, non moins que sur la régularité métrique. Le schéma des rimes (aabccb) est identique dans les cinq sizains, de même que l'alternance des rimes féminines et masculines. Cependant, les enjambements, proscrits de la poésie lyrique classique d'où ils sont effectivement à peu près absents, inscrivent leur irrégularité de façon régulière, reliant les vers 2-3 et 5-6 de chaque strophe et faisant des hexasyllabes la continuation syntaxique des alexandrins. Le débordement de la syntaxe hors du cadre métrique prosifie la versification, cependant que cette disposition, qui régularise l'irrégularité, reflète la tension entre désarroi et raisonnement qu'exprimaient notamment les formes hypotaxiques.

3. Léo Spitzer, Études de style, Gallimard, 1975.

        2. L'effet d'atténuation lexicale. L'effet d'atténuation procède également du caractère bienséant que le choix du beau style impose à la déploration amoureuse. En relèvent les formes de la caractérisation adjectivale, notamment les épithètes magnifiantes de règle dans le beau style (v. 13 : les grâces dormantes), mises en valeur par le chiasme du v. 14 (doux ressouvenir/ choses charmantes) et par l'hyperbate (v. 1 3 : J'ai vu la beauté même, et les grâces dormantes). Par ailleurs, la tendance à la périphrase et à l'euphémisation (v. 20 : attenter sur des jours ; v. 23-24 : me soustraire aux peines excessives), qui participe de cette rhétorique de l'atténuation, esquisse le portrait d'une amoureuse obéissante. La dimension délibérative du monologue, qui se clôt sur une auto-exhortation (v. 19 : cependant il faut vivre) l'apparentant aux stances dramatiques, joue également en ce sens. Elle marque un retour au style non personnel de la méditation, avec le tour impersonnel (il faut), qui efface le « je » et la modalité du devoir qu'exprime le verbe falloir. Le ressaisissement de soi qu'elle manifeste succède immédiatement à cette acmé de la tristesse que représentait la figure de la sermocination et l'annule.

        3. Le commentaire auctorial et la prise en charge de la dimension du pathétique. La dernière strophe, qui commente les vers qui précèdent, joue dans les stances le rôle d'un commentaire métadiscursif manifestant la reprise en charge de l'énonciation par la figure de l'Auteur. Elle est en harmonie, tant au plan métrique qu'au plan stylistique, avec le monologue de Psyché dont elle constitue la glose compatissante et attendrie. Elle présente des caractéristiques analogues à celles du reste des strophes, notamment le goût pour l'hyperbole (v. 26 : Sa douleur, dont l'excès faisait fendre les marbres). L'apostrophe à l'inanimé s'adresse aux destinataires qui sont, dans la fiction, les seuls auditeurs du discours de Psyché (v. 28 : Rochers, qui l'écoutiez avec quelque tendresse). Ces figures marquent la tendresse de l'Auteur lui-même pour son personnage (v. 29-30 : Souvenez-vous des pleurs... ses beaux yeux) cependant que cette dernière strophe intègre les stances de Psyché dans le contexte de la fiction en prose. Le ton de ces stances nous paraît ainsi devoir être caractérisé par son pathétique modéré. Bien plus, cette pause dans la trame narrative que sont les stances de Psyché aux rochers, comparables en cela au sonnet qu'elle adresse à la nature (4), illustre le motif, déjà évoqué, des douceurs de la déploration.

4. « Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour... », p. 41 6.

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P
N'être que le premier, dans la décrépitude de notre art...
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