Opinions publiques, Evolution des Systèmes de Valeurs et Sphères publiques de la justice...

Publié le par Pierre GAPENNE

Les valeurs, cela attire, cela oblige et cela autorise...
Les valeurs, cela attire, cela oblige et cela autorise...
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Les valeurs, cela attire, cela oblige et cela autorise...

Opinions publiques, Evolution des Systèmes de Valeurs et Sphères publiques de la Justice : le sens des valeurs peut-t-il contribuer à constituer une société ouverte ? Les appréhensions de l'ambiguïté de l'opinion publique... 

         A quelles conditions pouvons-nous concevoir et utiliser une phénoménologie lucide et naïve des appréhensions de l'ambiguïté de l'opinion publique ?... Ce que se taire veut dire ? Ce que parler veut dire ? Ce que valoir veut dire ? Peut-on être piégé par l'opinion ?

        Bien avant que nous puissions en prendre bien conscience, les valeurs qui nous imprègnent, qui nous influencent et/ou qui nous pénètrent, semblent depuis bien longtemps, toujours déjà-là : par la tradition, les valeurs se présentent à nous comme des usages sociaux préétablis mais à l’origine, nos valeurs procèdent sans doute d’une espèce d’instinct de survie qui lui-même nous oblige de nous conserver et qui nous fait préférer de vouloir vivre plutôt que pas. C’est là sans doute une tendance innée et invétérée, naturelle et spontanée qui nous pousse à faire quelque chose plutôt que rien, qui nous inspire qui est à l’origine de toutes les conduites et de toutes les intuitions du bon sens et du sens commun. C’est en effet, dans ce contexte que la notion d’opinion commence à se différencier : et que la notion d’opinion publique de tacite qu’elle était, peut en venir à vouloir ou du moins à souhaiter s’exprimer. Si l’opinion publique est d’abord un phénomène collectif labile et ambigu dont l’existence est indépendante de son expression, elle se manifeste ensuite à la faveur de l’ombre des majorités silencieuses qui défient les minorités agissantes pour individualiser nos personnalités.

                L’opinion est un jugement que l'on porte sur un individu, un être vivant, un phénomène, un fait, un objet ou une chose. Elle peut être considérée comme bonne ou mauvaise. L'opinion peut influencer et peut donner de bonnes ou mauvaises informations sur un sujet étudié au sein d'un groupe, d'une personne, d'un objet. Une opinion (terme issu du verbe latin opinari) est un ensemble de jugements que l’on se fait à propos d’un objet. Selon les Définitions du pseudo-Platon, l’opinion est la « conception que la persuasion peut ébranler ; fluctuation de la pensée par le discours ; pensée que le discours peut mener aussi bien au faux qu’au vrai ». D’après Priscien de Lydie, Théophraste et Aristote définissent l’intelligence comme une faculté différente de la sensibilité, aussi bien que de l’opinion et de la raison. Selon Théophraste, une opinion est une déclaration concernant ce qu’il faut faire. Les opinions peuvent être paradoxales, consensuelles ou douteuses. Dans le texte célèbre sur l’analogie de la ligne de La République, Platon affirme que l’opinion ou doxa, regroupe deux types de connaissances : la croyance et l’illusion. Dans ces deux cas, nos opinions peuvent être influencées par notre milieu social, notre caractère affectif et nos préjugés. Dans l'allégorie de la caverne, l'opinion est représentée par les ombres projetées au fond de la caverne et qui maintiennent les esclaves dans leur « prison ». Toujours pour Platon, l'opinion s'oppose à la science, c'est-à-dire la connaissance hypothétique ou anhypothétique. Ainsi, on ne peut considérer l’opinion (individuelle) comme reposant sur quelque chose d’assez solide pour relever de la connaissance : elle repose sur un jugement que l’individu porte sans prendre nécessairement garde à le fonder. Pour accéder à un savoir suffisant pour que l'on puisse parler de connaissance, l’individu doit selon Descartes (comme il l’explique dans ses Méditations métaphysiques et son Discours de la méthode) remettre en cause ce qu’il croit savoir pour, en quelque sorte, reconstruire consciemment son savoir, en en examinant chaque partie.

                Comme en témoigne assez les pages 611 à 617 de la Critique de la Raison Pure (Garnier-Flammarion) de Emmanuel Kant, la notion d'opinion n'a pas la consistance d'un concept, elle est une croyance, c'est-à-dire la valeur subjective d'une conviction qui présente trois degrés : l'opinion, la foi et le savoir. Si l'on croise cette distinction avec celle plus actuelle, de Karl Popper qui met en perspective, le donné, l'information et la connaissance pour conférer un statut ontologique et épistémologique à la notion de " sens commun " ou de " bon sens ", on voit assez comment on peut appréhender les tenants et les aboutissants de la démocratie d'opinion : c'est de l'opinion que part dans sa plus grande partie, toute notre connaissance et les intérêts bien compris dont Albert Otto Hirschman a su analyser dans Les passions et les intérêts la genèse : les forts encouragent les faibles, les audacieux animent les timorés, les résolus affermissent les hésitants et les mouvements de toute la masse, s'effectuent avec l'uniformité d'une machine et une force qui se fait souvent irrésistible. p 83... Si l'on s'appuie par ailleurs sur ce petit essai de Jacques Julliard, La reine du monde, nous pourrons nous faire une assez bonne Idée de la perspective d'une description suffisamment approximative de la marche des Idées qui mènent du monde. Ajoutons pour couronner ce panorama, l'ouvrage de Nathalie Heinich sur les valeurs qui plante le décor de nos évolutions historiques. Elle y montre ainsi que les valeurs ne sont ni des réalités ni des illusions, mais des représentations collectives cohérentes et agissantes. Contrairement à la philosophie morale, qui prétend dire ce que seraient de " vraies " valeurs, la " philosophie axiologique " s’attache à ce que sont les valeurs pour les acteurs : comment ils évaluent, opinent, pétitionnent, expertisent ; comment ils attribuent de " la " valeur, en un premier sens, par le prix, le jugement ou l’attachement ; comment les différents objets valorisés (choses, personnes, actions, états du monde) deviennent des " valeurs " en un deuxième sens (la paix, le travail, la famille) ; et comment ces processus d’attribution de valeur reposent sur des " valeurs " en un troisième sens, c’est-à-dire des principes largement partagés (la vérité, la bonté, la beauté), mais diversement mis en œuvre en fonction des sujets qui évaluent, des objets évalués et des contextes de l’évaluation. L’analyse pragmatique des jugements produits en situation réelle de controverse, de différend impossible à clore, tels les débats sur la corrida, permet à l’auteur de mettre en évidence la culture des valeurs que partagent les membres d’une même société. On découvre ainsi que, contrairement à quelques idées reçues, l’opinion n’est pas réductible à l’opinion publique, pas plus que la valeur ne l’est au prix, ni les valeurs à la morale ; que les valeurs ne sont ni de droite ni de gauche ; et qu’elles ne sont ni des entités métaphysiques existant " en soi ", ni des constructions arbitraires ou des dissimulations d’intérêts cachés.

                Pourtant, c’est à la faveur des processus de la différenciation des nuances de nos valeurs lorsque nous manifestons des  préférences que nous prenons peu à peu conscience de leurs différences et de leurs identités. Nous sommes d’abord attachés à nos pères et mères, à nos familles, à tout ce à quoi nous avons été habitués. Au travers de nos expériences, nous expérimentons la connaissance et la reconnaissance des milieux sociaux et naturels qui nous entourent et qui nous environnent. De ce point de vue, à mesure que nous progressons, c’est au travers des apprentissages du langage qui désignent à notre attention ce qui est significatif, que se constitue des systèmes de valeurs auxquels nous pouvons nous identifier et qui vont finir par devenir l’identité propre de la sensibilité propre de chacun de nos métiers dont les corporations sont le conservatoire. Ce que se taire veut dire : au travers de l'opinion publique, les valeurs se nuancent ; si tout le monde peut avoir une opinion sur tout (encore que cela ne soit pas si sûre), il n'est pas nécessaire qu'une opinion soit exprimée pour qu'elle existe et non contente qu'elle puisse être implicite, c'est ainsi que l'opinion a d'autant plus de mal à être identifiée qu'elle est souvent instable, équivoque et ambiguë, qu'elle est aussi labile, inconstante et mal assurée. Sa faible cohérence à elle-seule en fait une énigme.

                Dans un premier temps, nous nous appliquerons à tâcher de préciser le sens propre de cette notion de valeur, puis de dresser un tableau qui soit à même de faire voir toute l’ampleur de ce qu’elle recouvre : à ce stade, nous voudrions mettre en évidence les mécanismes qui aboutissent à la mise en valeur des choses notamment au travers de notre participation à l’élaboration de l’opinion commune, du bon sens et du sens commun… Nous nous demanderons donc à quelles conditions, il est bien légitime de faire de nos valeurs, le raccourci de nos identités : … Nous nous le demanderons d’autant plus que constatant que nous sommes assez nombreux à avoir le sentiment d’un affaissement des valeurs, nous aurons à examiner dans quelle mesure, cet affaissement est corrélatif d’un affaiblissement de la solidité des institutions ?

                Nous avons dans un premier temps mis en perspective une évolution linéaire des systèmes de nos valeurs. Or, une telle évolution linéaire contredit à l’évidence l’expérience commune de nos sociétés. C’est qu’en effet, il n’y a pas qu’un seul système de valeur : Aristote, lui-même dans le livre V de Ethique à Nicomaque oppose la justice commutative (qui procède d’une justice des contrats conséquentialiste) à une justice distributive (qui procède des impératifs d’une conception déontologique). La nécessité qu’il y ait plus d’un système de valeur s’est davantage encore fait sentir lorsque dans un premier temps Michael Walzer a publié son livre Sphères de la justice qui a développé l’idée d’une conception pluraliste de la justice : dans ce cadre, il propose de développer une forme d’« égalité complexe », c’est-à-dire qui ne se limite pas à la répartition juste des biens socio-économiques. On doit en effet, selon lui, distinguer dans la société plusieurs sphères – politique, économie mais aussi famille, éducation, religion, santé, monde des loisirs, etc. – auxquelles correspondent des biens différents : pouvoir, argent, amour, connaissance, grâce divine, sécurité et santé, temps libre… On peut être perdant sur un type de bien mais y gagner par ailleurs. Il faut cependant éviter que le groupe qui a le monopole des biens d’une sphère s’empare des biens d’une autre sphère. Il convient de faire en sorte par exemple que ceux qui dominent le marché économique n’en profitent pas pour accaparer le pouvoir politique qui relève d’une autre sphère.  Cette nécessité  s’est d’autant plus faite sentir lorsque dans un deuxième temps Christian Boltanski et Laurent Thévenot ont publié cette analyse De la justification qui distingue sept sphères distinctes de la justice en opposant 1) Cité inspirée ; 2) Cité domestique ; 3) Cité de l'opinion ; 4) Cité civique ; 5) Cité marchande ; 6) Cité industrielle et 7) Cité par projets.

              Cités de justification. Boltanski et Thévenot (1991) distinguent alors six différentes cités, auxquelles Boltanski et Chiapello (1999) ajouteront plus tard la « Cité par projets ». Ces cités impliquent des formes d'accords, des objets sociaux différents, qui permettront de reconnaître la nature de la situation, et de savoir sur quel mode de résolution des conflits et des controverses il faut se positionner.

Caractéristiques

Cité inspirée

Cité domestique

Cité de l’opinion

Cité civique

Cité marchande

Cité industrielle

Cité par projets

Valeurs de référence

Inspiration, création, imagination, intériorité

Tradition, famille

Réputation, renommée

Collectivité, démocratie, association

Concurrence

Rivalité, efficacité, science

Activité, innovation, projets, extension de réseaux, prolifération de liens

Caractéristiques valorisées

l'insolite, la passion, le merveilleux, la spontanéité, l'émotion

la bienveillance, la bienséance, la distinction, la discrétion, la fidélité

la célébrité, la visibilité, la mode, le fait d'être remarqué, d'avoir du succès

Solidarité, équité, liberté

la désirabilité, la « gagne », la valeur, le fait d'être « vendable »

la performance, la fiabilité, la fonctionnalité, la validité scientifique

l'enthousiasme, la flexibilité, la connexion aux autres, l'autonomie, l'employabilité

Caractéristiques dévalorisées

l'habitude, les signes extérieurs, le réalisme

l'impolitesse, la vulgarité, la traîtrise, la nouveauté

la banalité, l'indifférence, le méconnu, la désuétude

la division, l'individualisme, l'arbitraire, l'illégalité

la défaite, l'indésirable, le fait de ne pas être compétitif

l'improductivité, l'inefficacité

l'inemployabilité, la rigidité, le manque de polyvalence, l'immobilité, la sécurité, l'autorité

Sujets valorisés

l'artiste, l'enfant, la fée, le fou, le génie, l'illuminé

le père, le roi, le patron, l'« Ancien »

la vedette, le chargé de communication, le people

le Parti, l'Élu, le représentant, le délégué

le businessman, le vendeur, le « battant »

l'expert, le professionnel, l'opérateur

le coach, le médiateur, le chef de projet

Epreuves modèles

la création à partir d'une feuille blanche, l'aventure intérieure, le vagabondage de l'esprit

les cérémonies familiales, les réceptions

le regard des autres sur un événement

l'élection, la manifestation

le marché, la conclusion d'une affaire

le test, la réalisation

le passage d'un projet à un autre : l’innovation

 

                             Dans le CHAPITRE XIII des Leçons de sociologie sur l’évolution des valeursCélestin Bouglé en 1920 a assez bien su présenter un résumé exhaustif de ce qui devait arriver. Les Valeurs esthétiques. L'art considéré comme le créateur des valeurs idéales. La beauté type de la valeur « autotélique ». L'art fin en soi n'est-il pas un produit de différenciation? Dans les sociétés primitives l'art semble mêlé à tout: à la vie guerrière comme à la vie sexuelle, à la vie économique comme à la vie religieuse. Mais les valeurs esthétiques ne sont appréciées pour elles-mêmes que lorsque l'art s'est dégagé de ces influences. L'art et le jeu. Ce que l'art ajoute au jeu. « Spontanéité » et « productivité ». Action sur la matière et action sur la société. La part de la technique et la part du sentiment. Par les formes esthétiques où il fait entrer les sentiments, l'art les purifie. Comment l'œuvre d'art libère en même temps qu'elle unit.

   Les valeurs esthétiques. Science et industrie, l'une aidant l'autre, ont réussi à occuper dans nos sociétés un poste central. Elles y jouent un rôle de dominatrices. La plupart des valeurs, désormais, semblent graviter autour de ces deux puissances conjuguées. Ce n'est pas à dire pourtant qu'elles éclipsent tout le reste. L'art, en particulier, conserve ses prétentions et veut lui aussi constituer un centre, capable de faire converger les désirs des hommes et d'exercer son influence sur leur façon de prendre la vie. On s'efforce de lui garder dans l'enseignement une large place. La culture du goût, sous des formes diverses, demeure une des préoccupations des éducateurs, même à l'école primaire. On paraît admettre que le progrès de la démocratie demande que les jouissances esthétiques soient mises à la portée du plus grand nombre : elles auraient toujours à remplir des fonctions de « socialisation » supérieure ; elles demeureraient pour la vie morale un stimulant ou un réconfort indispensable.

                Pour comprendre le sens de ces vœux et la portée de ces efforts, il conviendrait peut-être de préciser la place qu'occupent les valeurs esthétiques dans le système des valeurs et de chercher dans quelle mesure se vérifient en matière d'art ces tendances à la différenciation ou à la conjonction que nous nous sommes efforcés de mettre en lumière.

                L'art est souvent présenté comme le créateur des valeurs idéales par excellence. Car c'est dans ses œuvres, semble-t-il, que l'on voit le plus clairement la valeur se poser comme fin en soi. Certes, toutes les espèces de valeurs que nous avons distinguées peuvent prétendre à fixer le désir humain et à être appréciées pour elles-mêmes, indépendamment des fins diverses auxquelles elles peuvent servir. L'exemple classique de l'or prouve assez qu'un moyen peut être aimé pour lui-même. A plus forte raison, la vérité scientifique ou les vertus morales, sont-elles aisément l'objet d'un culte propre, qui dédaigne de mesurer leur utilité sociale. Toutefois, ce culte lui-même suppose le plus souvent un effort d'abstraction. Les bienfaits de la science ou ceux de la vertu leur font un cortège fidèle, que notre imagination a peine à chasser. Au contraire, par un tableau, une statue, un drame, une symphonie, notre âme est plus facilement absorbée. Envahie par l'émotion esthétique, elle refuse de se demander à quoi sert la beauté, aussi bien qu'elle refuse de se demander ce que la beauté démontre. La beauté est le type de la valeur qui se suffit à elle-même. M. Baldwin propose de la nommer « autotélique ». Ne disons pas pour autant que toute finalité lui soit étrangère. Au contraire, les deux notions sont étroitement liées. Il n'est pas de produit d'art où ne se manifestent entre les éléments combinés ces rapports harmonieux qui attestent la présence d'une idée directrice. Mais la fin poursuivie n'est pas ici extérieure à l'objet lui-même, et c'est pourquoi Kant pouvait proposer de la beauté cette définition paradoxale : « Une finalité sans fin. » Le maximum d'intérêt désintéressé, c'est le propre de l'attitude esthétique. Mais cette attitude n'est-elle pas elle-même un produit de différenciation? Pour qu'elle fût possible, une longue évolution n'a-t-elle pas été nécessaire ? On ne saurait répondre à cette question sans rappeler quelle place a tenue et quel rôle a joué l'art dans les sociétés primitives.

                En un sens, dans les sociétés primitives, l'art est partout. Il nous apparaît mêlé à tout : à la vie sexuelle comme à la vie guerrière, à la vie économique comme à la vie religieuse. C'est du côté de la vie sexuelle qu'on a cherché le plus souvent, depuis le succès de la philosophie évolutionniste, les origines de l'art. Car c'est de ce côté aussi qu'on voyait le mieux, semblait-il, le monde humain continuer le monde animal. Darwin n'a-t-il pas montré que la sélection sexuelle fait passer au premier plan toutes sortes de valeurs que ne laissaient pas prévoir les formes brutales de la lutte pour la vie ? Où les mâles doivent se faire préférer par les femelles, la supériorité appartient à ceux qui se font admirer. Et ainsi, du désir d'éveiller l'amour, la beauté naît. D'où la richesse des livrées que revêtent certains poissons au moment du frai, l'éclat du plumage des oiseaux, les chants ou même les danses auxquels se livrent certains d'entre eux, déployant toutes les grâces capables de charmer. Il serait invraisemblable, a-t-on pensé, que l'amour ne fût pas aussi, dans les premières sociétés humaines, créateur de beauté. Et de fait les parures qui sont les premières formes de l'art — plumes sur la tête, anneaux au nez ou aux oreilles, bracelets aux poignets ou aux chevilles, tatouages sur tout le corps, — peuvent avoir pour résultat d'attirer sur leur porteur l'attention Sympathique des membres de l'autre sexe. Lorsque, comme l'observait déjà Humboldt, les caractères propres à une tribu sont spécialement marqués et comme exagérés dans l'accoutrement d'un homme et les déformations qu'il s'impose, cet homme apparaît sans doute comme le plus digne de perpétuer la race : une beauté typique aidée par l'art décoratif crée une sorte de privilège en matière sexuelle. On se tromperait gravement toutefois si l'on croyait que l'art ne peut naître que de l'amour. En fait on ne constate nullement que l'art érotique tienne dans les sociétés inférieures la place qu'on devait attendre en partant de la théorie darwinienne. On a pu aller jusqu'à soutenir au contraire que « les arts les plus primitifs sont toujours les moins érotiques ». C'est dans les sociétés très civilisées et raffinées qu'on voit la plupart des formes de l'art graviter autour de la vie sexuelle. Aux premières phases, d'autres préoccupations priment : l'obsession de l'amour se fait beaucoup moins sentir dans les manifestations esthétiques. Et l'une des raisons en est peut-être que la vie sexuelle nous apparaît, dès les sociétés les plus primitives, étroitement réglementée. On n'épouse nullement qui on veut. En matière de mariage, les traditions et convenances de classes pèsent plus que les préférences personnelles. Rien d'étonnant donc à ce que l'homme n'arrive qu'assez tard à l'idée d'appeler à son secours, pour se faire préférer, les séductions de l'art.

                En tout cas, les raisons ne manquent pas, en dehors de la vie sexuelle, qui suggèrent à l'homme des thèmes d'ornementation. Dans la guerre, l'intimidation de l'adversaire est un commencement de victoire. Or les plumes qui agrandissent la taille du guerrier, le masque dont il couvre sa figure, les cicatrices qui strient sa poitrine, les trophées qu'il porte devant lui, sont au premier chef des moyens d'intimidation. Qu'on détaille l'appareil guerrier des Maoris, on verra combien de recherches a pu stimuler, combien de « motifs » a pu suggérer le désir de terrifier l'ennemi. Ajoutons que la guerre suppose avant tout, non seulement le courage de l'individu, mais la discipline et l'exaltation du groupe. D'où le rôle préparateur des danses qui, mimant l'action guerrière, plient les individus aux mouvements d'ensemble, en même temps qu'elles étourdissent leurs inquiétudes : d'où la vertu entraînante des chants qui rappellent, en des vers où bat le rythme de la charge, les vilenies de l'ennemi ou la gloire des ancêtres.

                Il convient de rappeler d'ailleurs que ce n'est pas seulement sur le champ de bataille que la tribu a besoin d'exaltation et de discipline : c'est en cent autres occasions. Et d'abord, c'est pour les pacifiques travaux de la primitive industrie. Qu'il s'agisse d'abattre un arbre, de soulever une lourde pierre, de faire avancer une pirogue, tout travail collectif suppose un rythme commandé. Il importe qu'on pousse et qu'on tire ensemble, et qu'ensemble on aspire et on expire. Imaginez un chant qui par son rythme scande en quelque sorte la respiration des travailleurs conjugués, arrêtant ou accélérant leur effort : qu'à ce chant rythmé des paroles s'ajoutent qui encouragent le travailleur, célébrant l'objet de son travail ou lui en promettant le prix, une forme d'art est née, dont les origines ne sont plus sexuelles ou guerrières, mais économiques. Karl Bücher va jusqu'à penser qu'en analysant les principaux mouvements du travail, — frapper, fouler, frotter, — on trouverait l'explication des principaux mètres de la versification ancienne, comme on verrait naître, dans les thèmes des chants de travail, les éléments de la poésie lyrique, épique, et même dramatique.

                Même à côté de cette source, il est clair que beaucoup d'autres ont dû s'ouvrir, et qu'en particulier religion et magie ne le cèdent en rien, sur ce terrain, au travail ou à la guerre. L'idée que les hommes se font, dans les sociétés primitives, de puissances invisibles qui dominent la nature, — idée omniprésente et la plus impérieuse, la plus envahissante de toutes — ne pouvait manquer d'exercer son influence sur les formes premières de l'art. Le magicien psalmodie ses formules cabalistiques : il brode sur les thèmes qui commandent aux éléments et aux esprits ; et la musique naît. Il s'efforce de reproduire en une statuette qu'il va percer au cœur, l'image de l'ennemi dont il a juré la mort ; le voici sculpteur. Les beaux portraits d'animaux qui sont restés pendant des siècles ensevelis dans l'obscurité des cavernes d'Altamira ou du Mas d'Azil s'expliquent par le désir de charmer l'espèce qu'on veut chasser : ne vient-on pas de retrouver dans une de ces cavernes, au-dessus d'un troupeau de buffles, l'image d'un sorcier, couvert de peaux de bêtes, qui préside à l'opération propitiatoire ? L'influence des croyances de ce genre se reconnaît, après des siècles, dans l'architecture elle-même. On a pu démontrer qu'encore aujourd'hui l'art des temples chinois obéit, jusque dans le détail, à des prescriptions religieuses. Soigneusement orienté, le temple porte sur ses murailles des maximes dont la couleur est déterminée par la place qu'elles occupent. Les idoles y sont obligatoirement groupées par triades et gardées par quatre ou huit subordonnés. L'apparente fantaisie des architectes cache ainsi toute une série d'observances rituelles.

                Qu'on se représente d'ailleurs les cérémonies elles-mêmes qu'organise la religion, l'ordre et la marche des processions, les phases des sacrifices, la mort et la renaissance des dieux, contée ou mimée au milieu des chants et des danses exaltantes, on saisit ici toutes sortes de modèles offerts à l'art, et toutes sortes d'émotions éveillées dont il va faire son profit. Peut-on, sans le prestige des rites, comprendre la naissance du drame ? Nietzsche concevait une représentation tragique comme un groupe de travail à l'œuvre pour une besogne sacramentelle. Il voyait la religion créer la forme tragique, déterminer le choix des thèmes et des caractères. Il convient d'ajouter, avec Durkheim, que les émotions suscitées par le culte sont par elles-mêmes de nature à stimuler l'imagination créatrice de formes. Une fête religieuse est comme une oasis. Elle repose en même temps qu'elle exalte : littéralement elle récrée et elle libère. Les forces mêmes qu'elle fait naître de la communion des fidèles sont, par définition, orientées vers un monde idéal. Et c'est pourquoi la religion est la nourrice désignée de la poésie. Si toutes ces remarques sont exactes, il y aurait donc un rapport étroit entre les formes primitives de la vie sociale et les formes de l'art. On verrait ceci naître de cela.

                Regardons-y de plus près, toutefois. Est-ce bien l'art lui-même que nous avons vu naître? Les sentiments qu'éveillent l'amour ou la guerre, le travail ou la religion, sont-ils par eux-mêmes des sentiments esthétiques ? Y trouve-t-on du premier coup cet intérêt désintéressé et cette recherche d'une finalité sans fin qui nous ont paru caractéristiques de l'attitude artiste ? On ne peut prendre cette attitude que si on est libéré en quelque mesure des attractions ou des pressions de la vie. Une âme absorbée par la passion, qu'elle soit érotique ou guerrière, est-elle capable d'admirer pour elles-mêmes les ornementations destinées à attirer ou à terrifier? Les travailleurs tendant tous leurs muscles pour soulever un fardeau écrasant, goûtent mal le charme de la chanson qui rythme leur effort.

                Les émotions mystiques, elles aussi, sont accaparantes : les dieux sont volontiers jaloux. Qui les sert peut-il servir la beauté du même cœur ? Comte remarque judicieusement qu'on admire d'autant plus l'œuvre d'art, dans le polythéisme, qu'on a cessé de comprendre la foi qui l'animait. De pareilles réflexions nous conduiraient à cette conclusion que la sociologie, quand elle recherche les origines de l'art, s'arrête le plus souvent au seuil de la question. Elle nous montre, disions-nous, qu'aux premières phases de la vie sociale, l'art est partout. On dirait aussi bien qu'il n'est nulle part. Pour goûter le charme propre d'une construction d'images ou d'une construction de sons, un certain détachement est nécessaire : il n'existe de valeurs esthétiques que pour des esprits déjà libérés en quelque façon : libérés, non pas seulement de la tyrannie des besoins, ou de celle des passions, mais aussi bien de celle des croyances absorbantes. La production de l'œuvre d'art, et aussi cette sorte de reproduction intérieure de l'œuvre d'art qui est l'admiration, supposent un surplus d'énergie spirituelle non encore canalisée. Pour accepter la discipline propre à la beauté, il importe que nous ne soyons pas ligotés par d'autres disciplines. C'est ce qu'on exprime souvent en répétant qu'il n'y a pas d'art là où il n'y a pas loisir et luxe.

                Un certain état social, un certain degré de civilisation seraient ainsi la condition préalable de l'épanouissement de l'art. Et il y faudrait précisément une évolution des valeurs où se reconnaîtraient les deux processus dont nous avons déjà, par ailleurs, démontré l'efficacité : moyens se transformant en fins, et fins se distinguant les unes des autres. Un geste rituel, un thème d'invocation, un monument expiatoire ne sont à vrai dire, que des moyens pour le croyant préoccupé d'agir sur des puissances redoutables; mais celui qui admire en eux-mêmes le geste, le thème, le monument, celui qui répète l'un ou reproduit l'autre pour leur beauté intrinsèque, pour les « motifs » plastiques ou musicaux qu'ils lui fournissent, celui-là ne songe plus aux seules puissances à apaiser ; il s'est libéré de cette hypnose ; les inventions suggérées par les croyances primitives ne sont plus entre ses mains qu'une matière, qu'il pétrit à sa guise ou pour mieux dire selon des lois nouvelles, de façon à en tirer, par de libres combinaisons, des effets qui à ses yeux sont des fins par eux-mêmes. Il en faudrait dire autant, toutes choses égales d'ailleurs, des formes et des rythmes que suggère la vie économique. C'est le travail, nous montre-t-on, qui fournit ses premiers types de mesure à la poésie : fouler, presser, marteler, voilà les gestes qui scandent, chacun à sa façon, la versification primitive ; pour rendre ces gestes plus aisés ou les mieux coordonner se composent les chansons populaires. Pourtant la chanson est quelque chose de plus que le motif ou le rythme de travail qui lui donnent naissance. A l'occasion d'un même travail, vingt chansons différentes peuvent être composées ; quelques-unes sont retenues, qui se trouvent posséder une valeur particulière, inexprimable en termes économiques : elles charment par elles-mêmes.

                Que l'attention se porte sur cette qualité, qu'elle prenne un prix spécial, qu'elle devienne une fin, alors, mais alors seulement, l'art est né. Ainsi se constitue comme un monde de choses dont l'existence se justifie, non plus parce qu'elles sont utiles à quelque point de vue que ce soit, mais parce qu'elles sont belles. Valeurs d'un genre nouveau qui à leur tour demandent le respect. Elles aussi se taillent une place dans les institutions. Elles aussi trouvent leurs fidèles et leurs servants, pour ne pas dire leurs prêtres. Ceux-ci les posent en les opposant aux autres séries de valeurs : d'ordre religieux aussi bien que d'ordre économique. L'art, par la différenciation des valeurs, conquiert ; enfin son autonomie.

                Que cette libération ne puisse être que l'aboutissement d'un long progrès et suppose tout un travail de civilisation, cela va de soi ; et cela seul suffirait à rappeler que les valeurs esthétiques sont, elles aussi, des valeurs sociales. Cela ne donne pas pour autant le droit de nier qu'elles ne supposent à leur tour certains instincts, des capacités, des aptitudes, au moins virtuelles, qui seraient l'apport de la nature, et sans lesquelles on conçoit difficilement comment la société éveillerait la beauté. La genèse de la science, celle de l'industrie, celle de la morale elle-même nous ont paru impliquer, sous une forme ou une autre, des aptitudes de ce genre. Pour l'art, il en est une qui lui semble tout naturellement apparentée : c'est l'aptitude à jouer. Les jeux traduisent à leur manière un surplus de vitalité qui veut se dépenser librement : ils répondent à un besoin d'exercice pour l'exercice, abstraction faite du résultat : ils sont le premier type de l'activité désintéressée. Et l'on a pu montrer, certes, qu'ils rendent toutes sortes de services. Ils éveillent l'attention de l'enfant, stimulent ses efforts, assouplissent ses muscles. Ils lui imposent des adaptations variées, qui le préparent à celles que lui demandera demain la vie sérieuse. Sans compter que le jeu, lorsqu'il est collectif, est une incomparable école où l'on apprend spontanément les coordinations de mouvements indispensables à toute société. Mais ceux qui jouent ne songent nullement à ces contrecoups. Par définition, les résultats quels qu'ils soient de l'action à laquelle ils se livrent sont ici ce qui leur importe le moins. Ils mènent cette action pour elle-même, et réussir, ici, n'a d'autre sens que se divertir, en appliquant correctement les règles du jeu. On conçoit sans peine que tant de théoriciens de l'art en aient cherché l'ébauche dans ces formes premières, et si naturelles, de l'activité désintéressée.

                Chacun sent bien toutefois que l'art est plus que le jeu. Pour que l'art paraisse, il faut de certains rapports, que le jeu n'implique pas, entre l'esprit et les choses, et par l'intermédiaire des choses elles-mêmes, entre l'esprit et la société : il faut une œuvre, une matière ouvrée qui par cela même qu'elle a été travaillée par un esprit devient expressive, et capable de propager le sentiment dont il était animé. Action sur les choses et action sur les sociétés, il faut réunir ces deux traits pour comprendre l'originalité des valeurs esthétiques. Le jeu peut cesser sans laisser de traces. Mais la fantaisie, comme dit Wundt, ne devient art que si à la « spontanéité » s'ajoute la « productivité ». Il faut que l'imagination humaine mette sa marque sur une matière. Cette matière peut être d'ailleurs impondérable. Ce n'est pas seulement la pierre ou l'airain, les lignes et les couleurs, que l'art manie, c'est le mot, c'est le son ; bien plus, ce sont les hommes eux-mêmes dont le poète ordonne les mouvements, ou combine les répliques sur les scènes de théâtres.

                Dans tous les cas, permanente comme une statue ou seulement susceptible d'être reproduite comme une tragédie, une forme est créée, des éléments sont ordonnés selon une idée directrice ; et c'est comme une vie nouvelle qui s'organise. Mais pour cette vie même, la société est l'atmosphère indispensable. Si le créateur de formes imprime sa marque sur une matière, c'est toujours pour s'exprimer en effet, c'est pour donner un corps à son état d'âme : ainsi celui-ci pourra être partagé, il deviendra un bien commun, une valeur collective. Le besoin de communication, ou pour mieux dire le besoin de communion est la racine de tous les arts. Et sans doute, ici même, il arrive que, dans l'effort créateur, l'artiste oublie que son œuvre est un moyen social : absorbé par sa lutte avec la matière, il veut avant tout que son idée prenne forme et vive devant lui, dût-elle ne pas trouver d'admirateurs.

                Mais cette espèce d'isolement hautain n'est qu'un moment, bientôt dépassé, de la création esthétique. L'artiste peut maudire la foule : s'il la maudit, c'est qu'il la voudrait dompter. Méconnu, il escompte qu'une élite se trouvera pour le venger en l'adoptant. Mihi canto et Musis, s'écrie quelquefois le poète. Mais, on l'a justement remarqué, les Muses, c'est déjà une société devant qui on fait appel. « On ne s'affranchit de la tyrannie de son public, remarque M. Lanson, que par la représentation d'un autre public.» C'est surtout lorsqu'on songe à l'aspect formel de l'art — à la lutte que mène l'artiste pour combiner en ensembles harmonieux : lignes, masses, couleurs ou sons — que l'on est porté à faire abstraction de la société. Et pourtant, en dépit des apparences, le créateur n'est jamais seul, il n'est pas laissé à lui-même dans son corps-à-corps avec la matière : il y a toujours une part considérable de conventions traditionnelles dans les techniques esthétiques. Nul n'a mieux marqué cette emprise que Baudelaire lorsqu'il dit : « Le métier de poète consiste à exprimer les mouvements lyriques de l'âme dans un rythme réglé par la tradition. » Tradition elle-même sujette à corrections, cela va sans dire. Il arrive que l'artiste se trouve à l'étroit dans les cadres antiques. D'une façon plus générale, il arrive que la nouveauté comme telle, à certaines heures de l'évolution sociale, devienne à son tour une valeur en soi. On voit alors des novateurs fabriquer pour leur vin nouveau des outres neuves, et chercher à modifier les conventions qui président à l'art poétique ou dramatique, ou plastique. Ces luttes n'ont d'ailleurs pas pour objet de supprimer toutes règles ; mais bien plutôt de faire accepter des règles nouvelles. Il faut que des groupes se constituent pour défendre ces diverses formes d'art libre, qui tendent à devenir à leur tour des formes d'art dominateur. Et les batailles qu'ils ont à livrer prouvent assez que l'inventeur artiste doit compter, non pas seulement avec les résistances de la matière, mais avec celles de la société qui s'efforce de donner une sorte de valeur objective aux conventions esthétiques elles-mêmes.

                Au surplus, la création des formes, plastiques ou poétiques, architecturales ou dramatiques, belles pour les yeux ou les oreilles, ou les deux sens à la fois, n'est qu'un aspect de l'art. Encore faut-il, normalement, que ces formes soient expressives et intéressent la pensée aussi bien que la sensibilité, ou tout au moins les sentiments aussi bien que les sens. Encore faut-il que les combinaisons d'impressions obéissent à l'appel d'une idée émouvante, elle-même exprimable en mots ou ineffable, il importe peu. Par ce côté surtout, comme il est naturel, l'art baigne dans le milieu social. Celui-ci lui fournit toutes sortes de sentiments à exprimer : enthousiasmes religieux, amours-propres de familles, de tribus, de nations, dédains des races les unes pour les autres, animosités de classes, désirs de domination ou volontés d'indépendance, toutes les qualités d'amours ou de haines qui rapprochent et opposent les hommes, offrent autant de thèmes à l'imagination des artistes, interprètes des groupes. Et un moment vient sans doute, dans certaines civilisations du moins, où ce qui intéresse l'individu passe au premier plan de la conscience collective. L'art lui aussi profite de cette conversion des valeurs. La poésie lyrique chante les sentiments personnels. Mais toujours, puisqu'il chante, le poète quête la sympathie. Il invite les autres à retrouver en eux ce qu'il a trouvé en lui-même « Insensé, qui crois que tu n'es pas moi », dit Hugo. Dans la confession la plus personnelle, l'artiste demeure pour l'humanité un interprète et un intermédiaire : il accroît le nombre des sentiments communicables ; il enrichit le trésor des œuvres qui font vibrer les âmes à l'unisson.

                Vibration d'une nature particulière, à vrai dire. Par cela seul que l'art exprime les sentiments, quels qu'ils soient, en des formes esthétiques, il transfigure en quelque sorte ces sentiments eux-mêmes. Il les « purifie », disait Aristote. Il ne se contente pas d'exciter amours ou haines par n'importe quels moyens. Par définition, tous les moyens ne lui sont pas bons. Il faut qu'il compose des touts harmonieux, et mette debout des œuvres qui vaillent par leur beauté intrinsèque. Incorporés dans ces œuvres, les sentiments perdent leur réalité brute. Qui les partage par la grâce de ces intermédiaires, est comme calmé en même temps qu'ému. Il a l'impression d'être emporté dans un monde supérieur, à la fois réel et irréel, où vivent, comme s'ils étaient naturels, des êtres qui ne sont pourtant que des fils de l'imagination humaine. En bref, il participe, comme l'ont exprimé chacun à leur manière tant de théoriciens de l'art, au travail d'une sorte de liberté créatrice. De là un soulagement et comme un rassérènement intérieur qui est le fruit propre des valeurs esthétiques.

                Il ne faut donc pas dire seulement que l'œuvre d'art socialise ou « unanimise ». Elle ne se borne pas à porter une idée d'une âme à l'autre, et à les faire vibrer ensemble. Si elle est vraiment œuvre d'art, la communion qu'elle institue est du même coup une élévation. Elle pacifie en même temps qu'elle exalte. Elle libère en même temps qu'elle unit.

                Et certes c'est un grand rôle que celui que jouent les chefs-d’œuvre rien qu'en assimilant les âmes par les sentiments dont ils sont porteurs. On sait assez ce que l'unité italienne doit à Dante, ou la civilisation anglo-saxonne à Shakespeare. Les lots communs d'idées, d'images, de symboles que lettres et arts composent, font des ciments incomparables, plus solides parfois que celui de la contrainte ou celui de l'intérêt. Mais les chefs-d’œuvre assimilateurs, s'ils continuent à être appréciés pour leur caractère esthétique, produisent des effets d'union d'une nature spéciale. Par la vertu de leur forme, ils détachent les âmes de la réalité, ils les orientent vers l'idéal, ils leur ouvrent un monde de valeurs supérieures.

                Si ces remarques sont exactes, on comprend pourquoi tant d'esprits ont cherché, dans la vie esthétique, comme une introduction à la vie morale. Sur ce terrain aussi, des conjonctions de valeurs peuvent s'opérer. L'art, même et surtout une fois son autonomie conquise, se trouve capable de seconder la moralité de plus d'une façon. Il ne peut fleurir, disions-nous, que là où il y a désintéressement préalable de l'individu. La « sympathie symbolique » où l'on nous montre l'essence de l'impression esthétique suppose que l'on se détache de soi, que l'on se projette dans les choses, pour frémir avec les feuilles, voler avec l'oiseau, rayonner avec le soleil. L'artiste est objectif à sa manière. Manière très différente de celle du savant, sans doute : puisqu'il s'agit en art moins de découvrir que d'inventer, moins de reproduire la réalité telle quelle que d'en dégager des rapports harmonieux. Du moins, la vérité de la beauté, si vérité il y a encore, est-elle d'une nature très spéciale : elle ne se laisse saisir ni par la démonstration géométrique, ni par la vérification expérimentale. Cela ne veut pas dire pour autant qu'elle n'exige ni effort, ni discipline. La vie des grands créateurs veut autant de sacrifices que celle des grands découvreurs. Un Beethoven ou un Michel-Ange donnent des leçons de détachement, voire d'héroïsme intérieur aussi bien qu'un Pasteur ou un Renan. Et quiconque prend à cœur de pénétrer profondément leur œuvre doit participer en quelque mesure à leur effort ; il sent le prix des vertus sans lesquelles le chef-d’œuvre n'aurait pas pris forme. En ce sens, on peut dire que la sympathie esthétique est normalement moralisatrice.

                Aussi, n'est-il pas étonnant qu'on ait volontiers cherché dans les valeurs esthétiques comme un antidote contre les effets démoralisateurs que tend à produire l'empire exclusif de certaines autres valeurs, par exemple celui des valeurs économiques. Wilson, recteur d'Université, plaide avec obstination, en Amérique, pour les humanités classiques. Il voit dans cette culture désintéressée, précisément parce que désintéressée, la meilleure des digues contre l'esprit d'utilitarisme réaliste qui, secondé par le développement des affaires, menace de tout submerger. Et chez nous, après la guerre, lorsque contrairement à l'espérance universelle on a vu ce même esprit gagner du terrain, beaucoup ont pensé que l'art pourrait être un remède. Il faut compter, dit M. J. de Gaultier, pour « modérer la violence du sens possessif » sur les victoires d'une activité esthétique, attachant à la représentation des choses des joies supérieures, lesquelles ne peuvent que s'accroître en se partageant. « Produire, produire à tout prix », c'est un très beau mot d'ordre. Il ne faudrait pourtant pas qu'un industrialisme trop bien entendu fît oublier l'utilité supérieure de l'idéalisme. Les divers groupements qui se sont constitués pour rappeler cette vérité — Défenseurs de la Pensée française, Compagnons de l'Intelligence, Membres de la Confédération du Travail intellectuel — n'ont pas manqué de faire une place aux artistes ; ils ont voulu défendre, comme une forme particulièrement féconde de la « pensée », celle qui, en créant de la beauté, apprend aux esprits à dépasser le point de vue des réalités utiles.

                Il est remarquable que, en escomptant ce bénéfice, on ne demande nullement à l'art de se subordonner à la morale. Il ne la sert jamais mieux qu'indirectement, en demeurant lui-même, et en gardant à la beauté son caractère de fin en soi. Ce que nous pourrions exprimer en disant que la conjonction des valeurs est d'autant plus féconde, ici, que leur différenciation est plus soigneusement maintenue. On en saisira aisément la raison si l'on se rappelle que les effets de rassérènement et de libération que nous attribuons à l'art, il les obtient, non pas à vrai dire par les idées qu'il exprime, mais par la forme qu'il donne à cette expression. L'appréciation de cette beauté pour elle-même est la condition du genre de moralité que l'art favorise.

                Ce qui revient à dire qu'il n'est pas inutile, pour aider la conscience morale elle-même, de développer ce qu'on a proposé d'appeler la conscience esthétique, ou, comme on disait naguère, de cultiver le goût. Ce n'est donc pas sans raison qu'on réserve une part, dans l'enseignement, aux disciplines non scientifiques, aux arts et aux lettres. Et il est utile qu'on les enseigne avec la préoccupation d'habituer les enfants à apprécier le caractère spécifique des chefs-d’œuvre, artistiques ou littéraires. Certes, l'histoire de l'art et encore plus celle des lettres, prête à la culture de qualités scientifiques : exactitude, goût de la précision, souci de la preuve, toutes formes de la probité intellectuelle dont il est bon, en toute occasion, de rappeler le prix. Mais un enseignement « littéraire » qui se bornerait à cultiver ces qualités demeurerait extérieur à son objet essentiel, qui est d'apprendre à admirer. L'éducation de la sensibilité esthétique est peut-être le meilleur moyen de combler les lacunes ou de contrebalancer les excès d'une culture purement scientifique. Elle est en tout cas spécialement utile pour réagir contre un régime d'apprentissage exclusivement pratique que les exigences de la vie économique tendraient à imposer. Une nation qui perdrait le respect de ces valeurs idéales que sont les valeurs esthétiques, laisserait perdre aussi un de ses meilleurs moyens de défense contre divers germes de corruption : comme si, dans son alimentation, devait manquer le sel.

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Quelle est la légitimité de ce qu'on croit être l'opinion ?
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P
Les hommes sont beaucoup plus tourmentés par les opinions qu'ils ont des choses que par les choses elles-mêmes : selon l'Idée fondamentale du stoïcien Chrysippe, nous affirmons que nous pouvons choisir de vivre les choses comme des maux ou comme des biens en maîtrisant la valeur que la première impulsion de notre opinion tend à donner à ce qui nous affecte. La relativité des réactions à la mort, à la pauvreté ou à la douleur nous invite à développer notre capacité de résistance à leur égard. Mais, dans la pratique, chacun pourra s'adapter l'argumentation éthique à sa situation en relativisant son ambition pragmatique. Michel de Montaigne, Chapitre XIV, Livre I des Essais...
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P
Nietzsche, Le gai savoir, partie 4. § 296. La réputation fixe. — La réputation fixe était autrefois une chose d’extrême nécessité ; et partout où la société est dominée par l’instinct de troupeau, pour chaque individu, donner son caractère et ses occupations comme invariables est maintenant encore ce qu’il a de plus opportun, même quand ils ne le sont pas. « On peut se fier à lui, il reste égal à lui-même » : — c’est dans toutes les situations dangereuses de la société l’éloge qui a la plus grande signification. La société sent avec satisfaction qu’elle possède un instrument sûr et prêt à tout moment, dans la vertu de l’un, dans l’ambition d’un autre, dans la réflexion et l’ardeur d’un troisième, — elle honore hautement ces natures d’instruments, cette fidélité à soi-même, cette inaltérabilité dans les opinions, les aspirations et même dans les vices. Une pareille appréciation qui fleurit et a fleuri partout en même temps que la moralité des mœurs produit des « caractères » et jette dans le décri tout changement, tout profit d’une expérience, toute transformation. Malgré tous les avantages que puisse présenter cette façon de penser, pour la connaissance elle est la plus dangereuse espèce de jugement général ; car c’est précisément la bonne volonté de celui qui cherche la connaissance, sans se décourager d’être sans cesse forcé de se déclarer contre l’opinion qu’il professait jusqu’ici et de se méfier en général de tout ce qui menace de se fixer — qui est ici condamnée et décriée. Le sentiment de celui qui cherche la connaissance étant en contradiction avec la « réputation fixe » est considéré comme déshonnête, tandis que la pétrification des opinions a pour elle tous les honneurs : — c’est sous l’empire de pareilles règles qu’il nous faut exister aujourd’hui ! Comme il est difficile de vivre lorsque l’on sent contre soi et autour de soi le jugement de plusieurs milliers d’années ! Il est probable que, durant des milliers d’années, la connaissance ait été atteinte de mauvaise conscience et qu’il ait dû y avoir beaucoup de mépris de soi-même et de misères secrètes dans l’histoire des plus grands esprits. § 297. Savoir contredire. — Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute culture que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré, — c’est là, plus que le reste, ce que notre culture possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de tous les esprits libérés : qui est-ce qui sait cela ?
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P
Nietzsche § 261 de Par delà le Bien et le Mal. Au nombre des choses qui sont peut-être le plus difficile à comprendre pour un homme noble, se trouve la vanité. Il sera tenté de nier son existence là même où, pour une autre espèce d’hommes, elle crève les yeux. Le problème consiste pour lui à se représenter des êtres qui cherchent à créer une bonne opinion pour ce qui les concerne, opinion qu’ils n’ont pas eux-mêmes — et qu’ils ne « méritent » donc pas — tout en finissant pas croire à cette opinion. Cela lui semble d’une part de si mauvais goût, si irrévérencieux à l’égard de lui-même, d’autre part si baroque et si fou, qu’il regarderait volontiers la vanité comme une chose exceptionnelle et qu’il la met en doute dans la plupart des cas où on lui en parle. Il dira par exemple : « Je puis me tromper sur ma valeur et demander pourtant, d’autre part, que ma valeur soit reconnue par les autres, précisément dans la même mesure où je l’estime — mais ce n’est pas là de la vanité (c’est plutôt de la présomption ou, dans la plupart des cas, ce qui est appelé « humilité » et aussi « modestie »). » — Ou bien il dira encore : « Je puis, pour diverses raisons, me réjouir de la bonne opinion des autres, peut-être parce que je les honore et les aime, et je me réjouis de toutes leurs joies, peut-être aussi parce que leur opinion souligne et renforce en moi la foi en ma propre bonne opinion, peut-être parce que la bonne opinion d’autrui, même dans les cas où je ne la partage pas, m’est pourtant utile ou me promet de l’être — mais tout cela n’est pas de la vanité ». L’homme noble doit avant tout se forcer à croire, surtout à l’aide de l’histoire, que depuis des temps immémoriaux, dans toutes les couches populaires dépendantes, l’homme du commun n'était que ce qu’il passait pour être. Comme celui-ci n’était pas habitué à créer des valeurs par lui-même, il ne s’attribuait pas d’autre valeur que celle que lui prêtaient ses maîtres (créer des valeurs, c’est par excellence le droit des maîtres). Sans doute il faut attribuer à un prodigieux atavisme le fait que l’homme du commun, aujourd’hui encore, attend que l’on se soit fait une opinion sur lui, pour s’y soumettre ensuite instinctivement ; et il se soumet non seulement à une « bonne » opinion, mais encore à une opinion mauvaise et injuste (que l’on songe par exemple à la grosse part d’appréciation et de dépréciation de soi que les femmes pieuses apprennent de leur confesseur et qu’en général le chrétien croyant apprend de son église). En réalité, grâce à la lente marche en avant de l’ordre démocratique (et de ce qui est en cause, le mélange des races dominantes et des races esclaves), le penchant, jadis solide et rare, de s’appliquer à soi-même une valeur propre et d’être « bien pensant » au sujet de soi, sera maintenant de plus en plus encouragé et se développera toujours davantage. Mais ce penchant aura toujours contre lui une tendance plus ancienne, plus large, plus essentiellement vitale, et, dans le phénomène de la « vanité », cette tendance plus ancienne se rendra maîtresse de la plus récente. Le vaniteux se réjouit de toute bonne opinion que l’on a de lui (sans se mettre au point de vue de l’utilité de cette opinion, sans prendre en considération son caractère vrai ou faux), comme d’ailleurs il souffre aussi de toute mauvaise opinion, car il s’assujettit à deux opinion, il se sent assujetti, à cause de cet instinct de soumission d’origine plus ancienne qui prend le dessus. — C’est l’« esclave » dans le vaniteux, un résidu de la rouerie de l’esclave — et combien y a-t-il d’éléments « esclaves » qui subsistent encore, dans la femme par exemple ! — qui cherche à égarer la bonne opinion sur son compte. C’est encore l’esclave qui se met aussitôt à se prosterner devant cette opinion, comme si ce n’était pas lui qui l’a provoquée. — Et, je le répète, la vanité est un atavisme.
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P
Le senti, le ressenti et le ressentiment : ci-gît les amertumes de la crise des (de nos) sensibilités... La notion de ressentiment désigne à notre attention, en philosophie et en psychologie, une forme d'interaction qui se retranche : une rancune ou une rancœur mêlée d'hostilité à ce qui est identifié comme la cause d'une frustration. Une politesse glacée, une froideur, le sentiment de faiblesse ou d'infériorité ou de jalousie, face à la « cause » générant cette frustration, conduit à rejeter ou attaquer la source perçue de cette frustration. Un tel ressenti fait subvenir parfois des accès de haine et il est prompt à désigner des boucs émissaires, logique séculaire notamment dévoilée par quelques personnalités...<br /> Voyons d'abord quelques éléments de définition et de typologies du ressentiment : souvent il est auto-justifié, le ressentiment peut donc concerner la relation entre deux individus, entre un individu et d'autres entités ou des systèmes sources d'injustice, d'inégalité, de corruption... et/ou la relation entre deux communautés. Dans ce dernier cas, il peut « justifier » de longues périodes de conflits, telles la « guerre de cent ans » entre la France et l'Angleterre, des guerres de religions, des guerres tribales, les conflits franco-allemands ayant conduits aux guerres mondiales et à la Shoah, et des millénaires d'incompréhension voire de persécutions entre ethnies ou religions, l'anarchisme, puis les idéologies populistes, des formes de messianisme.<br /> Les idéologies, individus ou mouvements sociaux peuvent créer, faire croître et/ou orienter et instrumentaliser le ressentiment. Ils le font notamment en se servant de la médiatisation rapide et simplifiante des points de vue, permises par les médias audiovisuels du XXème siècle, et depuis quelques décennies via les réseaux sociaux où le ressentiment alimente les trolls, les fausses informations et autres dialogues de sourds où les argumentations « sont mises au service d’une dénégation de responsabilité, d’une disculpation, d’une justification de soi » selon Marc Angenot. Dans ces contextes notamment, selon Grandjean & Guénard (2012), le ressentiment est parfois devenu une « passion sociale « passion irrationnelle », « expression de l'impuissance », « envie déguisée »... », voire selon M. Angenot (2007) un ensemble de nouvelles figures de la rhétorique.<br /> En 2020, dans un ouvrage titré Ci gît l’amertume - guérir du ressentiment (Gallimard, 2020), Cynthia Fleury pose l'hypothèse que de nombreux individus et collectifs souffrent du ressentiment comme d'un poison qui les ronge et qui paralyse l'action en nous éloignant de l' « affectio societatis » des sociétés en bonne santé. L'auteure, en s'appuyant sur des philosophes, psychanalystes (Wilheim Reich notamment), historiens, poètes et divers auteurs, ainsi que sur son expérience, propose des clés psychanalytiques et socio-politiques pour dépasser ce sentiment négatif très souvent source de déni, de défiance exacerbée voire de haine. « Plus on se pénètre de(ans le) ressentiment, moins on a la capacité de le conscientiser. Donc on rentre dans son déni ou dans sa dénégation et dans l'incapacité, tout en nous croyant d’être capable de nous en sortir ». Le ressentiment est une « maladie typique de la démocratie, beaucoup moins d'un État autoritaire. Notre rapport à l'égalité et absolument déterminant. Adorno parlait même d'un d'un égalitarisme répressif, c'est à dire, en somme, que notre manière de nous ressentir égaux, c'est d'aller vérifier. Or, là, bien évidemment, explosent les inégalités. Et donc, oui, vous avez un sentiment de ressentiment qui est plus fort ». Selon elle, pour sortir de la crise de la COVID-19 notamment, la collégialité va devoir un petit peu reprendre la main, dans un État social de droit. Elle estime que « la traduction politique du ressentiment (populisme...) ne produit pas une action politique viable. Il y a une objectivation des conditions désastreuses du moment. Je vois comment je vais aller vers la sublimation de cette tentation du ressentiment. Encore une fois, le choix que je fais, je pars du principe que c'est du domaine du pari pascalien, que c'est un choix éthique, c'est une fonction régulatrice ».<br /> Le ressentiment peut survenir dans diverses situations, défiant l'estime de soi, avec un sentiment d'injustice ou d'humiliation. Les situations durant lesquelles le ressentiment survient le plus souvent incluent : des incidents humiliants en public comme un mauvais traitement sans possibilité d'y répondre, des actes de discrimination ou de préjudice, d'envie/de jalousie, des sentiments d'être abusé ou moqué par l'entourage, et le fait d'avoir travaillé dur et être non reconnu sur son résultat tandis que d'autres y sont parvenus sans trop d'effort. Le ressentiment peut également survenir lors d'un rejet social ou interpersonnel, délibérément humiliant, notamment ou par le sentiment d'injustice généré par certaines contradictions de la vie courante...<br /> Certains insistent sur le fait que le ressentiment individuel est toujours associé à l'expression de griefs, qu'il juge être des détournements narcissiques de volonté de justice. Selon ceux-ci, « le grief remâché devient le mode exclusif de contact avec le monde, tout s'y trouve rapporté, il sert de pierre de touche et de grille herméneutique. Il donne une raison d'être et un mandat social qui permettent cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une sorte de privatisation des universaux éthiques et civiques, un détournement ethno-égotiste des valeurs. Le grief est cultivé pour lui-même, la masse de griefs se gonfle, -- d'avanie en échec et en accrochages avec les Autres, -- et occupe tout l'horizon mental. L'être de ressentiment est tellement préoccupé par ses griefs qu'il conçoit mal que ses interlocuteurs ne sont pas possédés par les mêmes obsessions. Le ressentiment devient ainsi « une seconde nature » ».<br /> le ressentiment individuel est plus fort quand il vise un individu proche ou intime. Une blessure, émotionnelle ou physique, infligée par un ami proche ou l'être aimé peut causer des sentiments de trahison, et peut avoir un impact profond. L'individu affecté peut se sentir susceptible, anormalement nerveux, en pensant ou en croisant le chemin de celui dont il pense qu'il lui a porté préjudice, avoir des sentiments de colère et de haine envers cet autre individu ; le ressentiment peut s'intensifier quand l'individu visé est heureux ou félicité. Il devient pathologique et émotionnellement débilitant quand il n'est pas résolu par l'action, l'acceptation, le pardon ou la réconciliation ; Il finit alors par causer une attitude chroniquement cynique, hostile et sarcastique, source de douleur morale voire de déni, déni qui freine les relations sociales harmonieuses, et cause une difficulté à passer outre, empêchant de croire aux autres, et entretenant un manque de confiance en soi, et une hyper-compensation.<br /> La sensibilité en mauvaise part : par-delà le senti et le ressenti individuel, quand le ressentiment concerne les intersubjectivités d'un groupe, il peut facilement alimenter des idéologies auto entretenues car limitées par des impasses selon l'ouvrage de deux universitaires canadiens (Angenot et Paterson, 1997) titré « les idéologies du ressentiment », ouvrage visant à cerner la définition et les origines du ressentiment et à produire « une phénoménologie et une heuristique du ressentiment accompagnées de réflexions et d'hypothèses sur la conjoncture culturelle contemporaine » ; ces auteurs en voient des traces ou des marques dans le féminisme, dans l'écologisme, dans le populisme et dans certains nationalismes qui peuvent conjointement cultiver le sentiment d'insécurité et de ressentiment...<br /> Dans son ouvrage L'Homme du ressentiment (1933), Max Scheler évoque les causes individuelles du ressentiment, qui en s'agrégeant les unes aux autres, peuvent créer un ressentiment diffus mais généralisé dans la société. Certaines guerres, dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, peuvent s'expliquer par le ressentiment de certains groupes sociaux à l'égard de voisins ou d'autres groupes ; il en a été de même lors de la Révolution française ou lors de la Révolution russe, sans compter les conditions psychologiques ayant contribué à l'accession d'Hitler au pouvoir en 1933 (cf. le « Diktat » du Traité de Versailles), d'ailleurs année de publication de l'ouvrage. Pour l’historien Marc Ferro : « À l'origine du ressentiment chez l'individu comme dans le groupe social, on trouve toujours une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas réagir, par impuissance. Il rumine sa vengeance qu'il ne peut mettre à exécution et qui le taraude sans cesse. Jusqu'à finir par exploser. Mais cette attente peut également s'accompagner d'une disqualification des valeurs de l'oppresseur et d'une revalorisation des siennes propres, de celles de sa communauté qui ne les avait pas défendues consciemment jusque-là, ce qui donne une force nouvelle aux opprimés, sécrétant une révolte, une révolution ou encore une régénérescence. C'est alors qu'un nouveau rapport se noue dans le contexte de ce qui a sécrété ces soulèvements ou ce renouveau. La reviviscence de la blessure passée est plus forte que toute volonté d'oubli. L'existence du ressentiment montre ainsi combien est artificielle la coupure entre le passé et le présent, qui vivent ainsi l'un dans l'autre, le passé devenant un présent, plus présent que le présent. Ce dont l'Histoire offre maints témoignages. »<br /> Le ressentiment, dérivé du verbe ressentir, qui est une réfection de recentement puis resentement signifie d'abord le « fait de se souvenir avec rancune et animosité », seul sens demeuré vivant. De la fin du xvie au xviie siècle, le mot « ressentiment » s'est dit d'une impression morale : « fait d'éprouver une douleur ». Puis il a eu, jusqu'à la fin du xviiie siècle, le sens de « sentiment éprouvé en retour ». Aujourd'hui [Quand ?], ce substantif spécialisé pour « rancune » n'a plus de rapport sémantique avec le verbe dont il dérive : les êtres de ressentiment sont une race d'homme pour qui « la véritable réaction, celle de l'action, est interdite et qui ne se dédommagent qu'au moyen d'une vengeance imaginaire23. » L'être de ressentiment est profondément réactif, c'est-à-dire qu'il est dans une situation d'impuissance qui engendre des frustrations. Tout homme, quel qu'il soit, à qui l'on interdit l'action, et qui de ce fait se trouve dans l'impuissance, est affecté par le ressentiment : c'est-à-dire qu'il ne peut que subir l'impossibilité de s'extérioriser.<br /> « Le ressentiment instinctif agit dans l'homme comme dans l'animal ; il est destiné à nous garantir de la violence soudaine, dans les circonstances où la raison viendrait trop tard à notre secours ; il s'apaise aussitôt que nous apercevons que le mal qu'on nous a fait était involontaire. Le ressentiment délibéré n'est excité que par l'injure volontaire, et par conséquent il implique un sentiment de justice, de bien et de mal moral. Le ressentiment qu'excite en nous l'injure faite à un autre, s'appelle proprement indignation. Dans ces deux cas, le principe d'action est au fond le même ; il a pour objet, non de faire souffrir un être sensible, mais de punir l'injustice et la cruauté. Comme toutes les affections bienveillantes sont accompagnées d'émotions agréables, toutes les affections malveillantes sont accompagnées d'émotions pénibles. Cela est vrai même du ressentiment le plus légitime. »<br /> René Girard identifie le ressentiment à l'envie à l'égard d'un modèle scandaleux, estimé comme un indépassable obstacle à l'accomplissement du désir. Girard critique l'idée « romantique » qu'il puisse exister des individus « supérieurs » seuls capables de sentiments autonomes, et considère que l'imitation est la condition ordinaire et générale de l'Homme. Nous sommes tous « réactifs » au sens indiqué avec mépris par Nietzsche, y compris et même à commencer par les êtres qui, apparemment, sont supérieurs au sens nietzschéen. De telles personnes, comme Stavroguine dans Les Démons de Dostoïevski, Roméo et Juliette ou les idoles du star-système, non seulement ne sont pas supérieures, mais elles sont au contraire suprêmement dépendantes des sentiments d'autrui pour nourrir les leurs, au risque, lorsqu'elles sont livrées à elles-mêmes, du suicide et des mondes artificiels. Nietzsche lui-même apparaît à Girard comme particulièrement « ressentissant » (par exemple à l'égard de Wagner, qu'il admirait avant de l'attaquer), et la tension entre le mépris pour les « esclaves » et sa propre situation devient un paramètre explicatif de la folie de Nietzsche. Girard évoque également les idéologies du ressentiment (le communisme, l'anti-sémitisme, et plus généralement tous les « anti- » quelque chose…) sur le même thème, alors que la Bible et le christianisme « crucifiés » par Nietzsche et plusieurs auteurs modernes lui apparaissent au contraire comme porteurs de la vérité des sentiments.<br /> S'il y a du ressentiment, c'est d'abord et surtout qu'il y a des comportements castrateurs de nos semblables qui n'ont de cesse de nous agresser pour nous clouer le bec ou même pour s'employer à nous anéantir : le mépris, le non-respect, la haine, la cruauté ou la domination constituent les bruits de fond de cette violence fondamentale qui cherche à nous atteindre en vue de nous rabaisser. Une diplomatie des relations. Activer toutes les puissances de la sensibilité pour produire des effets d'intelligibilités : pour en finir avec les opacités du monde, rendre les choses claires comme le jour...<br /> La culture (notamment celle des GJ) a souvent le sentiment que son autonomie est menacée... Voir la seconde préface de Claude Lévi-Strauss de Les structures élémentaires de la parenté, p XVII... Trop souvent, nous nous replions sur les bulles idéologiques qui sont les plus proches de nos communautés d'appartenance initiales : nous n'avons plus suffisamment d'intérêt pour un sens commun élargi, plus large ou plus œcuménique...<br /> Le populisme est un symptôme : sa cause est chercher dans le système des sensibilités. Il faut sortir de l'apathie démocratique, des structures enfouies des cadres de la bulle idéologique de la communauté d'appartenance qui sollicite le plus nos préférences initiales...<br /> La lutte de classe s'inscrirait donc dans le ressentiment, le moteur premier de l'esclave ne serait pas de recouvrir sa liberté mais le ressentiment ? Valery Poulet. Notons d'abord que le premier moteur du livre lamda de la métaphysique de Aristote de Stagire est immobile et qu'il est essentiellement " un acte pur ". Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage : le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours un maître s'il ne transforme sa force en droit et son obéissance en devoir : prétendre vouloir ou pouvoir toujours se la jouer sur le mode du rapport de force, finit par durcir, endurcir et réifier les agilités de l'esprit de ces forcenés... (quand on a l'esprit violent, on l'a aussi confus). Le sens de la lutte n'aurait jamais dû être compris ou interprété comme une lutte pour l'existence (cela, on le laisse au darwinisme social), comme un conflit d'hostilités mais bien plutôt comme le dialogue et la confrontation de sensibilités : c'est la vulnérabilité, la sensibilité et la délicatesse qui libèrent... C'est le travail du rêve (préavis de rêve) qui peut sans doute le mieux absorber les scories des fragilités des expériences malheureuses de la conscience contrariée : explorer les manières d'être vivant, les domaines de la sensibilité de nos expériences que nous ne sommes pas encore bien capable de ressaisir par le langage...<br /> Le populisme est le symptôme le plus caractéristique du ressentiment : sa cause est à rechercher dans un système des sensibilités anesthésiées par les philistinismes intellectuels de nos administrations. Il serait donc souhaitable qu'une diplomatie des relations capable d'activer toutes les puissances de la sensibilité puisse produire des effets d'intelligibilités renouvelés : pour en finir avec les opacités du monde, pour rendre les choses claires comme le jour, il nous faut sortir de l'apathie démocratique, des structures enfouies des cadres de la bulle idéologique de la communauté d'appartenance qui sollicite le plus nos préférences... La culture (notamment celle des GJ) a souvent le sentiment que son autonomie est menacée... Voir la seconde préface de Claude Lévi-Strauss de Les structures élémentaires de la parenté, p XVII... Or, ce vague sentiment n'est sans doute qu'une impression chimérique : trop souvent, nous nous replions sur les bulles idéologiques qui sont les plus proches de nos communautés d'appartenance initiales : nous n'avons plus suffisamment d'intérêt pour un sens commun élargi, plus large ou plus œcuménique...
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