Libérer l'avenir...

Publié le par Pierre GAPENNE

Notre avenir semble s’opacifier davantage à mesure que l’exigence de transparence de nos sociétés de contrôle (ou de perte de contrôle) s’accroît également...

Notre avenir semble s’opacifier davantage à mesure que l’exigence de transparence de nos sociétés de contrôle (ou de perte de contrôle) s’accroît également...

 

 

<< Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas vraie ; de même si efficaces et bien organisées que soient les institutions et les lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes [1]>>

Introduction : libérer l'avenir [2]

                 Pas plus dans les époques passées qu’aujourd’hui, sans doute, l’avenir n’a jamais appartenu aux individus : cela paraît d’autant plus vrai lorsque nous prenons acte du fait que si nous avions auparavant des fins sans avoir tellement de moyens, nous avons désormais des moyens sans fins : une technologie envahissante. Que les populations humaines soient plus nombreuses et les densités de populations des sociétés que nous habitons soient plus bien plus grandes qu’elles n’ont jamais été, c’est là sans doute un autre fait dont on ne saurait minimiser l’importance. Notre avenir semble s’opacifier davantage à mesure que l’exigence de transparence de nos sociétés de contrôle (ou de perte de contrôle) s’accroît également : des expériences paradoxales d’injonctions contraires apparaissent nécessairement plus conflictuelles. L’hésitation, le doute surgissent partout sur presque tous les sujets qui concernent aussi bien notre vie ordinaire que les formes de vie qu’on peut souhaiter pérenniser ; des craintes et des peurs finissent par paralyser nos esprits et par brouiller les motifs de nos raisons d’être ou d’agir. La surexposition de nos vies privées à la vie publique nous amène à nous replier sur du secret (nous préférons l’idée que notre privé est secret, plutôt que de reconnaître la nature de ce privé) [3], et de proche en proche, nous sommes conduits à ne plus vivre qu’en état de suspension : nous ne faisons plus que survivre. Et << la satisfaction de survivre qui est une passion dangereuse et insatiable[4] >> devient aussi une joie malsaine. Le ressort de la survie, c’est notre intégration à la mentalité classe moyenne qui n’a de cesse de ramener l’inconnu à du connu. L’aseptisation des risques de nos sociétés nous a peut-être rendu lâche, médiocre et petit-bourgeois mais elle nous a rendu aussi sans doute suspicieux, pesant ça et là le poids des intérêts de nos entreprises : nous sommes tous devenus <<classe moyenne>>. Le << Peut on sauver le monde sans le changer, sans le transformer ? >> de l’économie renvoie à son opposé << peut on vouloir changer le monde sans se préoccuper de sa sauvegarde ? >> de l’écologie : l’économie n’est peut-être pas forcément l’ennemi de l’écologie mais contrairement à ce qu’annonce un bon nombre de sophistes philistins, on ne sache pas qu’elle puisse participer à l’écologie. Dans La grande peur des biens pensants ou dans Les grands cimetières sous la lune [5], Bernanos en 1934 n’en pouvait déjà mais : << la science ne libère qu’un bien petit nombre d’esprits prédestinés, elle asservit les autres : l’aristocratie polytechnique à laquelle sont remis nos destins imagine qu’un équipement planétaire arrivé au dernier degré de la perfection pourra rester sous le contrôle de la multitude >> : mais que dire des crises que nous vivons aujourd’hui ? S’avèrent elles être surtout des conflits de valeurs trop longtemps occultés par les certitudes de toutes les formes de scientismes et de technicismes administratifs, comme l’affirment certains  ou sont elles les symptômes d’une carence, d’un manque ou d’un défaut plus fondamental encore ? Si nous sommes devenus réfractaires à un certain modernisme intempérant, c’est que nous nous sentons tenus de prendre en considération les déconvenues du productivisme sans bornes et les désillusions du progrès. L’expérience de la réalité pour autant que l’on puisse parler d’expérience et pour autant qu’on puisse parler de réalité, nous donne plutôt à penser que nous sommes désormais entrés dans une ère de la survie : une telle ère appelle une philosophie de la survie au sens que Bergson donnait à ce terme, à savoir de supplément de vie. Ce travail de thèse se voudrait donc d’abord un travail de  recherche sur << une théorie de la connaissance >> capable de mettre fin autant que possible à ces sentiments d’irrésolution qui nous prennent dès lors que nous tâchons d’évaluer notre situation, mais il est aussi un travail de réévaluation de << notre théorie de la connaissance >> appropriée à notre situation à la lumière d’une théorie évolutionniste de la connaissance : dans une telle optique, il s’agira de se placer dans une perspective où le savoir (et notamment le savoir le plus primitif) est contemporain de la vie elle-même, d’un sentir. Même chez les organismes les plus primitifs, dans le cas des formes les plus archaïques de la sensibilité, tout dépend de la puissance du dispositif des dispositions de l’organisme lui-même, de sa structure, de son état interne et de son activité. Tout dépendra de son état de préparation au traitement des problèmes qui se posent à lui, de ses apprentissages : pour marcher avec assurance dans la connaissance, il ne s’agit peut être que de savoir pressentir pour bien s’orienter dans la pensée. Il n’y a pas de plus beau destin pour une théorie que d’ouvrir la voie à une théorie plus englobante au sein de laquelle elle prend place comme un cas particulier. << La vraie difficulté ne sera donc pas ici de trouver une réponse toute faite, mais bien de formuler des problèmes précis à propos desquels on puisse se mettre d’accord, non seulement sur ce qu’il y aurait lieu éventuellement de considérer comme des réponses acceptables, mais encore sur le fait que des réponses de ce type pourraient mettre fin à notre perplexité [6]>>. Le cahier des charges de notre théorie de la connaissance ne devra pas se borner à conjoindre la critique du dualisme à la promesse d’une théorie  unifiée, il devra être capable d’expliquer sur le mode d’une réduction inter-théorique comment ce qui se passe dans le cerveau peut être assimilé à des opérations de l’esprit. Il semble en particulier qu’en dépit des avancées de la connaissance scientifique, nous soyons restés dans une optique encore trop largement dominée par  le rationalisme dogmatique qui loin de mettre fin à notre perplexité la redouble au contraire : ce qu’il s’agira de faire, c’est :

- donc d’abord de désigner l’ennemi

 

              a) le dogmatisme rationaliste dont les stratégies immunisent les hypothèses au lieu de créer les conditions pour que les hypothèses inadéquates ou non pertinentes à une expérience ou à une situation soient éliminées par des tests d’essais et d’erreurs pour les remplacer ou les corriger : dans l’optique des rationalismes dogmatiques qui reposent souvent sur des conceptions déterministes telles que celles que les positivistes et les néo-kantiens ont pu développer, les sciences sont censées faire rupture avec le sens commun. La  considération de l’importance et de la valeur de la contingence et même des contingences des faits de nos mondes et de l’univers, devrait sans doute nous amener à réévaluer les pertinences de ces convictions, ainsi que des convictions qui sont attachées aux échelles des degrés de nos certitudes. Le réalisme matérialiste (qui semble redoubler les hypostases) : il est victime d’une réification lourde du mécanicisme et du technicisme en oubliant qu’une partie de notre éconiche est immatérielle. A ce matérialisme, nous pourrions opposer le vitalisme mais ce dernier aurait tôt fait de se voir reprocher ce que Monod opposait à Bergson : << la connaissance n’est pas projective, elle est objective [7]>>. Mais à son tour, à ce dernier nous pourrions opposer le fonctionnalisme et avec celui-ci, la considération d’une faillite des théories de la perception qui devrait sans doute nous interroger : en dépit des théories causales de la perception, tout bien considéré, si le monde que nous présente notre appareil perceptuel peut bien paraître commode dans nos usages habituels de la vie ordinaire, il peut sembler tout à fait inadapté à des modes (styles) de vie façonnés par des environnements artificiels créés par des innovations techno-scientifiques qui nous mettent dans des situations dans lesquelles entrent en compte la vitesse et l’accélération des événements que nous vivons et qui nous conditionnent d’une manière très différenciée.

 

- c’est ensuite de nous arracher à la menace de son empire :

 

                b) ce qui peut nous extraire du dogmatisme et du rationalisme, c’est peut-être une attention plus soutenue à la sensibilité fine et subtile inchoative d’un certain empirisme : un empirisme en quête non pas de certitudes, mais en recherche de signes, d’indices ou de critères, un empirisme plus soucieux de saisir les tendances et les pistes naturelles des lois de la nature que le formalisme figé des lois de la nature elles-mêmes, un empirisme qui s’expose par conséquent à la précarité de ses affirmations et à la réfutation de ses plus belles théories.  Cet empirisme, nous en trouvons une première esquisse dans les Essais de Montaigne : notamment dans De l’expérience : << s’agissant de la loi générale du monde, je la saurai assez quand je la sentirai [8]>>. Dans cette perspective, à l’inverse du rationalisme, les sciences ne sont que le prolongement  du sens commun : << savoir, c’est pouvoir ; la science de l’homme est la mesure de sa puissance, parce qu’ignorer la cause, c’est ne pas pouvoir produire l’effet. On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui, dans la spéculation, porte le nom de cause, devient une règle dans la pratique [9]>>. Ce signe de la pente naturelle de la bonne gouvernance de nos conduites dans nos environnements que nous recherchons au travers des sciences, nous pensons que nous pouvons en trouver la meilleure expression dans la notion de style : à partir de cette notion mise en perspective dans le cadre d’une énergétique, nous en savons suffisamment pour nous libérer de la peur de l’ignorance, pour désinhiber nos scrupules des entraves des cadres méthodologiques trop rigoureux et pour échapper à cette sensation d’étouffement qui nous saisit si nous voisinons avec ou dans certaines institutions scientifiques encore trop empreintes d’un positivisme intolérant. Le style, c’est donc la trace fugitive, furtive d’une énergie qui déploie ses puissances : les manifestations de style sont des simulacres, donc des espèces de mimétismes, des schèmes qui cristallisent des puissances d’affirmation. Avec le style, nous avons déjà une indication assez sûre de ce qui nous attend : il s’agit de nos rendre attentif au style d’introduction de l’élément empirique [10]de nos expériences. Une telle perspective désubstantialise enfin la notion de loi (et notamment la notion de loi de la nature) et accorde la plus insistante importance à la valeur de propulsion de la vie elle-même.

               

                - ce sera enfin d’ériger en principe l’attitude susceptible de conjurer le pire

 

                c) ce qu’il s’agira de dissiper, c’est le mystère du dualisme cartésien des articulations du corps et de l’esprit, le fantôme dans la machine et d’arbitrer le conflit entre ce que Wilfried  Sellars appelle l’<< image manifeste >> où prévaut la catégorie de la personne et de ses attributs perceptibles qui adoptent des ontologies liées à des schèmes perceptifs d’appréhension du monde et l’<< image scientifique >> où l’homme est conçu par des termes qui renvoient à des entités postulées par des théories scientifiques qui renvoient à des ontologies liées à des schèmes conceptuels scientifiques d’explication du réel : seul quelque chose comme un empirisme esthétique semble à même de nous délivrer du positivisme logique et du réalisme constructif (trop volontariste) des programmes de recherche. A l’égard des entités postulées et des mécanismes non observables, il n’est pas question de croire à leurs existences : en effet qu’elles aient un pouvoir explicatif ne signifie pas qu’elles existent. La postulation d’une entité n’a d’implication ni ontologique, ni métaphysique. Ce qu’en revanche, nous souhaitons préciser, c’est les dimensions jurisprudentielles et exploratoires du langage : notamment toutes ces subtilités qu’un Austin a su si bien mettre en évidence des chicanes du langage. De ce point de vue, si la notion de style peut bien d’abord apparaître comme le coup de force permanent d’une force de persuasion ou d’une force de conviction, nous nous emploierons à tâcher d’en trouver la trace originaire dans ce que Chomsky a désigné par la notion de compétence : à savoir un principe générateur [11]. L’application de la notion de style aux discours des sciences exactes suppose l’abandon de toute théorie de la vérité scientifique comme correspondance et la révision du lien entre la vérité et la pluralité des savoirs. L’apparition de nouveaux styles coïncide assez bien avec les changements paradigmatiques des révolutions scientifiques : celles-ci ne sont que le résultat des modifications insensibles de l’ensemble des croyances d’un modèle [12]. La notion de style permet de rendre compte de la plasticité du sens associé à une configuration de croyances caractéristiques d’un individu, d’une situation ou des raisonnements d’une théorie.


[1] ) John RAWLS : La théorie de la justice comme équité ; Points Seuil p 29.

[2]) Ivan ILLICH : Libérer l'avenir ; traduction Maud Sissung, Seuil, 1971. Voir également Alfred-North WHITEHEAD : Aventures d'idées,  (dynamique des concepts et évolution des sociétés); Editions du Cerf, traduction Jean-Marie BREUVART et Alix PARMENTIER, Paris 1993, p 254 : << Le futur appartient à l'essence du fait présent et n'a d'autres actualités que l'actualité du fait présent>>.

[3]) Sandra LAUGIER : Le privé, le secret et les voix du langage ordinaire ; en ligne.

[4]) Elias CANETTI : Masse et puissance ; traduction Robert Rovini, éditions Gallimard, Collection Tel, p 244.

[5]) Georges BERNANOS : La grande peur des bien pensants ; éditions Gallimard, collection La Pléiade, 1938.

[6]) Jacques BOUVERESSE : La parole malheureuse, le fantôme dans la machine ; éditions de minuit, 1967.

[7]) Jacques MONOD : Le hasard et la nécessité ; éditions Point Seuil.

[8]) Michel de Montaigne : Essais ; III, 23 ; éditions Garnier-Flammarion, p 283.

[9]) Francis BACON : Novum Organum ; traduction Lorquet, en ligne, § 3.

[10]) Michel BITBOL : article Les lois de la nature : contingence ou nécessité.

[11]) Noam CHOMSKY : La linguistique cartésienne , La nature formelle du langage ; traduction Nelcya Delanoë, Dan Sperber, éditions du Seuil, 1966.

[12]) Thomas KUHN : La structure des révolutions scientifiques ; traduction Laure Meyer, éditions Flammarion, 1970.

Publié dans Politique

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