L’individualisation des conditions (qui ne reconnaît pas la crise 3)

Publié le par Pierre GAPENNE

L’individualisation des conditions (qui ne reconnaît pas la crise 3)

 

 

                L’individualisation de l’égalité des conditions est un exercice d’apprentissage à la mauvaise foi : dans l’ordre de la comédie humaine, nos vies dévalent de dénis en dénégations : les petite voix vindicatives de nos revendications finissent par faire de nous de véritables renégats : bardées de certitudes, ces petites voix préfigurent les stéréotypes de nos styles les plus mauvais. Non pas ! Non, nous ne prétendrons jamais qu’avoir vingt ans, c’est le plus bel âge puisque c’est l’âge où nous commençons ces apprentissages à la mauvaiseté. Non pas plus du reste qu’avoir trente, quarante, cinquante ou soixante ans. L’entrée dans la vie adulte se présente comme l’entrée dans un royaume des contrevérités et des malfaçons du compromis et des compromissions. Aussi, elle devient rapidement un calvaire ponctué de noires déveines où la fortune est constamment mise à mal par des insuccès, des ratages, des accrocs et des abus. C’est donc plutôt une entrée en déloyauté où l’exception fait et défait la règle, où la fausse promesse est reine et où la dissimulation est un art : s’il est vrai comme l’affirme Sartre qu’il y a une vérité des conduites de mauvaise foi[1], elle est certainement à trouver dans  y a une frivolité[2] et une instabilité [3]. L’homme de la mauvaise foi est hors pair, hors série, hors sujet, voire hors la loi. La voix des plus mauvais jours, c’est celle qui nous vient lorsque nos vies ne semblent jamais pouvoir tenir leurs promesses, lorsque nos plus belles espérances sont toujours démenties par les faits. C’est celle de Patrick Dewaere dans Série Noire, c’est celle aussi de Christian qui l’autre jour, en novembre 2002, est mort. Tout le monde s’en est fichu pas mal semble-t-il ; il est vrai que ça faisait pas mal de temps que pour lui cela ne tournait plus tout à fait rond, qu’il avait cessé de s’intéresser à quoi que ce soit ou à qui que ce soit et d’intéresser encore qui que ce soit. Certes, on voyait bien qu’il était diminué, que sa mémoire flanchait, qu’il avait de plus en plus des moments de faiblesse, qu’il ne cherchait même plus à se racheter et on peut même dire que cela tournait franchement mal : << il était congestionné >> comme disait cette autre. Un monde qui s’effondre, une vie qui dévale sans cesse sans qu’il n’y ait plus jamais rien qui s’édifie et tout s’enfonce dans l’ennui profond[4]. Alors tout est dit : oui, ça fait longtemps qu’il buvait et qu’il buvait trop. C’était un homme du trop, il en faisait beaucoup. A vouloir trop faire événement, on brûle ses effets. Il en a toujours fait beaucoup trop, alors, sans frein, il a fini par dévaler sa pente, il s’est précipité vers sa fin. Il s’est souvent mis dans des états où la grandiloquence virait au scepticisme noir pour s’achever en nihilisme blanc. En tout état de cause, plus moyen de faire événement. Son mésusage de la vie avait usé jusqu’à la corde son appétit d’expériences : il ne lui reste plus qu’un monde usagé. Tout passe et trépasse à qui n’accroche plus : il n’y a plus de secret de quoi que ce soit. Oh ! Oui, lui, bon, avec lui, on s’attend à tout. Cela commençait souvent par des contrariétés insignifiantes, des agacements, puis cela s’amplifiait progressivement pour prendre des proportions dantesques invraisemblables : des crises de colère rentrées, des piétinements sur place, des exagérations de toutes sortes, des emportements : dans l’immobilité de sa station assise à la table d’une terrasse de café, il attrapait un regard noir, son port et son maintien se figeaient dans une attitude orgueilleuse et hiératique : plus rien ne trouvait grâce alors à ses yeux. Seul Malraux, la figure de Malraux enterrant Jean Moulin revêtait encore à ses yeux l’aura du vrai, du réel et du grand : du noble. Quand tout se réduit à de l’ignoble, il ne reste plus qu’à être cynique. Ainsi, se déconsidérait il aux yeux de tous ceux qui l’avaient connu. Comme le Geoffroy de l’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, il titubait çà et là au propre comme au figuré. C’en était trop, il fallait en finir : il a dévidé ainsi sa vie. Dans sa carrière de descente aux enfers, il semble qu’il ait rencontré des personnages inquiétants : nous croisons dans nos vies sans cesse de hideuses créatures : <<Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants de la ménagerie infâme de nos vices>>. Tandis que le bon sens donne à penser que le sens serait toujours déjà là, il apparaît que nous sommes quelques uns à nous apercevoir qu’il n’en est rien. Lecteurs attentifs de Beckett, de Ionesco et de Cioran, nous voulons dire avec eux ou dans leur prolongement que le monde est vraiment invraisemblable, non pas tellement ou seulement absurde, mais réellement ou seulement improbable. Nous autres qui avons tellement de scrupules à nous tenir pour satisfaits, nous autres qui avons les esprits tellement embarrassés, nous finissons aussi par avoir bien du mal à contenir notre sentiment d’incertitude, d’hésitation et de doute. Un tel sentiment finit ainsi par devenir une seconde nature, une manière d’être, une façon de vivre voire même un style de vie. Un style qui se lisse progressivement et qui s’introjecte, ou plutôt qui s’inocule ainsi le poison corrosif du doute à haute dose sans avoir pris la précaution préalable de se mithridatiser, un tel style nous surexpose à la mort. Le poison, c’est le dégoût ou l’aversion, la nausée qui finissent par nous étreindre lorsque nous devons constater que tous nos efforts sont vains et sont vaincus, lorsque nous sommes convaincus par le monde que nous sommes nuls et non avenus. Voir Tristes tropismes

 
 

des conduites du stade esthétique

 

[1]) Jean-Paul SARTRE : L’Être et le Néant ; éditions Gallimard, 1941.

[2]) Jacques DERRIDA ; L’archéologie du frivole ;

[3]) Soren KIERKEGAARD : Etapes sur le chemin de la vie ; traduction

[4]) Martin HEIDEGGER ; Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde, Finitude, Solitude ; traduction Daniel Panis, éditions Gallimard, 1929.

Publié dans Politique

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