L’origine du doute et le doute sur l’origine (des crises et des identités)

Publié le par Pierre GAPENNE

La notion de doute fait partie de ces entités énigmatiques qui permettent << une constante et opiniâtre manipulation de l’insoluble >> qui fascine tout autant qu’elle répugne...

La notion de doute fait partie de ces entités énigmatiques qui permettent << une constante et opiniâtre manipulation de l’insoluble >> qui fascine tout autant qu’elle répugne...

 

 

 

                Selon la formule d’un célèbre critique (Charles du Bos), il faut croire que la notion de doute fait partie de ces entités énigmatiques qui permettent << une constante et opiniâtre manipulation de l’insoluble >> qui fascine tout autant qu’elle répugne. Elle paralyse aussi parfois : le cinglant désaveu qu'elle inflige, le trouble que le doute suscite peut être vertigineux et il n’est pas en la puissance de notre esprit de l’oublier : faute de nous en souvenir avec suffisamment de lucidité, nous le nions, le renions ou le dénions et nous le refoulons. C’est là une de ses caractéristiques qui n’a pas échappé à un bon nombre de penseurs qui ne se sont pas faits faute d’entrevoir dans leurs malaises existentiels, la traduction d’une expérience du doute[1]  : << il y a comme un doute >>, << une ombre du doute semble planer au dessus de nos têtes >>. Un telle expérience ne manque pas d’être tout particulièrement paradoxale (c'est un scandale) dans la mesure où les conséquences du doute semblent avoir la force rétroactive de transformer les antécédences de ce même doute : l’effet est déjà dans la cause. Les civilisations elles-mêmes semblent n’avoir jamais eu de cesse de conjurer les contingences du doute : les notions de sacré et de numineux n’ont pas d’autres origines. Si l’improbable du doute est inespéré, il n’est pas impossible, aussi la sourde menace qu’il fait peser sur notre destinée est lourde de ses conséquences incertaines. Plus une société se civilise plus il est important que les énonciations qu’elle professe, soient prises comme des promesses plutôt que comme des menaces. Dans le doute, on s’abstient (parce qu’on est paralysé) et on a peut être bien tort : c’est peut être au moment du doute, dans les affres du doute que ferions le mieux d’agir, fusse dans l’hésitation. En effet, précisément la prise de conscience qu’en toutes choses il y a du doute, c’est peut être la marque la plus certaine d’une certaine civilité : l'alternative et l'expectative sont des ouvertures. Tant que nous sommes péremptoire, tant que nous sommes dans le << tout, tout de suite ou jamais >>, nous sommes arbitraire et féodal, dès que nous devenons un tant soit peu intimidé par l’ampleur des possibles qui s’offrent à nous, nous agissons avec plus de mesure et nous nous mettons en mesure d’aviser et de nous raviser en délibérant. L’issue du doute n’est pas aussi douteuse que son contraire. Le doute comme l’ironie accorde la possibilité d’un remords ou d’un regret avec humour en décidant que rien n’est vanité quoi que tout soit quand même vanité au fond et au bout du compte. Mais se moquer d’un problème, ce n’est pas toujours le résoudre :  nous ne voulons pas être la dupe des malversations de ceux qui nous paient de mots. Notre tâche sera donc triple :

 

-                    mettre en évidence l’action déflationniste du doute, c'est-à-dire le caractère inflationniste de l’évidence et de la certitude : s'il est vrai que l'anxiété du doute nourrit le doute, l'assurance et la certitude empruntent des voies qui confinent souvent à l'autopersuasion comme en témoigne la confiance exubérante qu’on place dans ceux qui deviennent  intelligents très vite et sans effort.

 

-                     travailler  à rechercher l’étalon capable de prendre la mesure de nos doutes, c'est-à-dire nous rendre capable de déterminer l’indétermination et de l’interpréter. Si tout était toujours douteux, tout serait toujours imprévisible avant et inexplicable après. Or, ce n'est pas le cas, si la perplexité mène le monde, tout n'est pas également douteux.

      

-                     nous mettre en mesure de caractériser la logistique et la jurisprudence du doute : avoir des doutes, c'est avoir des craintes ; oser la prudence, c’est risquer le doute et contenir la peur du risque : l’esprit spéculatif travaille à la réparation, il doit être tempéré dans ses audaces.


           Si le doute nourrit le doute, la confiance aveugle s’auto persuade également très aisément. Toutes les crises sont des crises de doute : pour sortir des crises, il faut sortir du doute, et pour sortir du doute nous avons besoin de savoir  de quel doute, le signe de la crise est le symptôme. Apprivoiser le doute, c’est domestiquer nos appréhensions, c’est déjouer les pièges des délires de l’interprétation qui s’emparent des esprits de ceux qui sont emportés par les rumeurs de la crise : se déprendre surtout de ces théories du complot qui amalgament (Edwige et la crise monétaire). Toute une philosophie du soupçon à laquelle Nathalie Sarraute dans L'ère du soupçon a fait écho, a fait peser le doute sur bien des choses : l'insinuation féroce ou sinistre du doute suspicieux confine à la perfidie venimeuse ou vénéneuse. Il s'agit désormais de suspecter les philosophies du doute. S’il y a un malin génie quelque part, c’est bien celui qui nous incline à préférer le déterminisme à l’indéterminisme, à renverser nos incertitudes en évidences et même en certitudes absolues. Tout se passe comme si, c'était les démentis les plus permanents de nos expériences qui finissaient par nous enthousiasmer avec le plus de force : dans Poétique, Aristote  soutient qu'<< il faut préférer l'impossible qui est vraisemblable au possible qui est incroyable>> (1460 a). A l'inoculation du venin (le pharmakon de Platon), nous préférerons la purgation aristotélicienne. Tant que le doute hypothèque notre esprit,  nos façons de voir et de percevoir sont insolvables et anesthésiées : notre capacité d’agir est neutralisée. Nous nous demanderons à quelle condition l'ambivalence du doute peut être créatrice ?


[1]) Sören KIERKEGAARD : Crainte et tremblement ; traduction

                                        : Le concept d’angoisse ; traduction

                                        : Miettes philosophiques

                                        : Post scriptum aux miettes philosophiques
 

                Si l’on en croit un bon nombre des expressions et des formules populaires courantes, << le doute n’est pas permis >>  <<pas de doute >> ou <<sans aucun doute >> : dans la vie, nous avons pour devoir sinon à consentir d’abord du moins à approuver ensuite des lieux communs, c'est-à-dire des vérités susceptibles d’être partagées. Au-delà d’un certain flou ou d’une ambiguïté certaine, nous devons en venir à nous fixer des certitudes, le doute n’est plus permis et l’évidence devrait s’imposer. La résipiscence nous oblige à admettre ce que la plupart des gens reconnaissent déjà comme une opinion commune : il est clair qu’un bon nombre de choses doivent aller de soi pour qu’on puisse vivre en commun. Dans son Vocabulaire de la philosophie, Lalande accorde une large place à la folie du doute : c’est une rumination anormale de problèmes métaphysiques, c’est un trouble mental caractérisé par la difficulté ou l’impossibilité d’aboutir à une assertion ou à une décision dans des cas où normalement les fonctions du jugement et de la volonté s’accomplissent sans résistance. C’est une recherche indéfinie de pourquoi dans des choses insignifiantes, c’est une hésitation constante, une peur des accidents, une crainte permanente de la maladie, une exagération proliférante de scrupules qui débouche sur l’aboulie et l’irrésolution totale. A la place de l’affirmation absente, une agitation mentale s’installe qui donne lieu à des manies obsessionnelles. On le voit assez avec ce tableau, le doute est corrosif : le doute nous ronge et finit par nous empêcher d’entreprendre quoi que ce soit : quand quelqu’un ou quelque chose nous laisse dans le doute, notre perplexité semble nous faire osciller et vaciller entre l’espoir et le désespoir. Le sens commun se range plus volontiers derrière ce qui est hors de doute. Les incrédules, les dubitatifs, les sceptiques sont des obscurs (personnages) : à ce titre, ils sont bientôt douteux donc suspects. Ce qui vaut vraiment à ses yeux, c’est ce qui est incontestable, ce qui est infaillible, ce qui n’est pas sujet à caution ou à controverse, ce qui est indubitable et indiscutable. Ce qui est sans cesse remis en cause nous contrarie nous chiffonne et finit par nous rendre nerveux. Régulièrement, l’actualité économique souligne les menaces pour les catégories socioprofessionnelles de la précarité du travail et de la précarité des conditions de vie : l’insécurité de notre condition d’existence, l’instabilité des positions qu’il nous est accordé d’occuper et la fragilité des statuts qui peuvent nous être conférés, l’inconstance des reconnaissances mutuelles créent des contradictions, des désordres et même les violences qui sont aux yeux de Hegel et de Marx, les moteurs de l’Histoire. Aristote, lui-même dans De l’interprétation fait du problème des futurs contingents le centre de sa méthode d’interprétation qui est à l’origine de la logique : il y a un doute pour savoir si la bataille aura lieu ou pas comme il y a un doute si on énonce dans une proposition des prédicats contraires. La résolution de ces doutes doit procéder par une application rigoureuse du principe de non-contradiction : l’essence du savoir, ce n’est pas seulement la justesse du jugement, c’est aussi l’exclusion de son opposé. Le savoir ne saisit la chose même qu’en éliminant les arguments contraires. Savoir veut toujours dire se tourner en même temps vers les opposés. Sa supériorité sur la prévention par l’opinion consiste dans sa capacité de penser le possible en tant que possible : seul a du savoir celui qui a des questions. Dans Vérité et méthode, Gadamer parcourt toutes les gammes des contradictions possibles mises en évidence notamment par Aristote dans Les topiques et dans Métaphysiques G. Ce qu’il ressort le plus clairement de ses développements, c’est qu’en dépit des certitudes gagnées sur l’ignorance, l’ombre d’un doute semble toujours continuer à planer sur les savoirs et la connaissances que nous avons acquis.

                Le pyrrhonisme de Montaigne se fonde d’abord sur ce relativisme généralisé : << l’impression de la certitude est le plus souvent un témoignage de folie ou d’incertitude extrême>>. (p 206) <<Ce qui fait qu’on ne doute de guère de choses, c’est que les communes impressions, on ne les essaie jamais et qu’on ne les sonde point>>. (p 204)<< L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore elle-même>>. (p 169) <<Contre les académiciens qui trouvaient trop crus de dire qu’il n’était pas plus vraisemblable que la neige fut blanche que noire, l’avis des pyrrhoniens est plus hardi : ils se servent de leurs arguments et de leur raison pour ruiner l’apparence de l’expérience, c’est merveille de voir jusqu’où la souplesse de notre raison les a suivi à ce dessein de combattre l’évidence des effets>> (p 227 - 237). <<Quelle assurance pouvons donc prendre de choses si instables et si mobiles, sujettes par sa condition à la maîtrise du trouble, n’allant jamais que d’un pas forcé et emprunté>>. (p 233) <<Mon jugement ne tire pas toujours avant, il flotte et il vague>> (p 231). <<Et la plus vraisemblable de leurs opinions, c’est que c’est toujours une âme qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, désire et exerce toutes ces autres opérations par divers instruments du corps et qu’elle loge au cerveau>>(p 212). << Quand ils prononcent : j’ignore, je doute, ils disent que cette proposition s’emporte d’elle-même>>. (p 193). <<La plupart des occasions des troubles sont grammairiens>> (p 192). En traversant la perspective de la réflexion et du doute, en pratiquant le doute méthodique et même hyperbolique, Descartes met en doute tout ce dont on peut douter afin d’assurer de cette manière la certitude de ses résultats. De sorte qu’il en vient à s’appuyer sur ce fundamental inconcussum de la conscience de soi. La voie cartésienne qui passe par le doute pour parvenir à surmonter les obstacles qu’il représente, trouve l’assurance de sa marche vers la connaissance dans les règles de la méthode : l’esprit doit produire à partir de lui-même un savoir valide. Face au doute, << je m’efforcerai de m’éloigner de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute jusqu’à ce que j’ai rencontré quelque chose de certain >> (p 79).  << Il n’y a donc pas de doute que je suis et s’il me trompe, qu’il me trompe aussi souvent qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai que je suis quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin , il faut conclure et tenir pour constant cette proposition , je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit >> (p 79). << Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis moi qui suis certain que je suis, de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance que je soutiens être plus certaine et évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant >>. Sortir du doute, échapper à l’élément corrosif du doute comme de l’ironie qui projette un doute sur ce qu’elle considère, c’est retrouver la voie de la constance et du sérieux de nos intentions. A l’issue d’un doute hyperbolique, Descartes a prétendu << qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui au lieu de spéculer, soient propres à nous rendre comme maître et possesseur de la Nature>>. Ce faisant, il ouvre la voie aux lumières et à leurs projets prométhéens industriels.

                Au sortir du dix-huitième siècle, les pays européens entrent dans ce que les historiens ont coutume d’appeler l’ère industrielle. Ce faisant, ils sortent d’une période qui vient après la Renaissance qui aura vu naître et enfanter ce qu’on désigne par capitalisme marchand, industriel et monétaire à savoir un système d’échange de richesses. Les historiens les plus avisés (Fernand Braudel, Pierre Chaunu, Karl Polanyi : La grande transformation) n’ont pas manqué de relever que la naissance de cet essor industriel est contemporain de la libération de l’usure de l’argent et de l’institutionnalisation de l’assurance : l’une et l’autre sont l’avers et le revers de la même médaille. C’est également dans ce laps de temps que les savants se sont penchés sur le calcul de probabilité, sur le calcul de risque, sur le calcul des chances et sur les statistiques (toutes ces lois des grands nombres). Très précisément, l’avènement du paradigme probabiliste est contemporain d’une certaine laïcisation des modes de vie comme en témoigne ce fameux tableau de Jan van Eyck représentant le mariage des époux Arnolfini, premier exemple d’un intérieur profane, prodigieux microcosme en tout cas où tous les objets symbolisent la fidélité conjugale plutôt que la présence divine. Le dispositif de la représentation se suffit à lui-même. Il n'est plus tributaire de l'aura du mystère divin. Le monde capitaliste trouve ici son origine essentielle dans la mesure où le calcul du risque vient supplanter la sourde et lourde menace d’un sacré qu’on est incapable de regarder en face. D’une certaine façon, on peut sans doute soutenir qu’avec l’avènement du paradigme probabiliste, on passe d’un monde marqué par l’angoisse du péché originel à un pélagianisme qui se caractérise par un allègement de la culpabilité. Pascal en sera le premier théoricien : la conception de la connaissance de Pascal est en effet unique par la manière dont elle s’oppose au projet de fonder les mathématiques et la physique dans une métaphysique : ce faisant, il récuse la problématique cartésienne de l’objectivation en introduisant les concepts d’infini, de hasard et de vide. Il trouve dans l’aléatoire une rationalité calculable et démontre qu’on peut en étendre l’usage à l’action humaine, substituant ainsi au projet fondationnel celui d’une étude de la décision des actes et des comportements humains. Dans cette optique, l’interprétation est le caractère le plus général de notre rapport au monde : nous ne sommes plus dans des ontologies faites d’objets, d’événements ou d’états de choses qu’il suffirait de décrire le plus exactement que possible ; au lieu d’être des miroirs du monde, nous sommes plutôt empêtrés dans les fils de la tapisserie que nous tissons nous-mêmes. (Encore que les grandeurs d’établissements que Pascal comme Bourdieu maintiennent dans une si sévère austérité, semblent prétendre nous surplomber  de si haut que leurs sciences paraissent véritablement inhumaines et pour tout dire tout à fait démiurgiques) (Voir Arroi ou désarroi de l'élève Bouveresse ? Le sens de la décence ). Dans Lois et symétrie, Van Fraassen restitue à l'histoire des sciences un ordre du monde (peut être une (in)soutenable légèreté) plus conforme aux infinies variétés des nuances du monde que nous habitons : selon son expression, << le monde sera humien ou ne sera pas >>.  La critique radicale du principe de causalité chez Hume, qui ouvre la voie à l'adoption ultérieure du principe d'évolution peut sans doute être considéré pour l'origine même de la philosophie moderne : de toute évidence, ce principe qui stipule que << tout ce qui existe a une cause >>, que la cause est toujours supérieure à l'effet, repose entièrement sur des expériences du domaine de la fabrication dans lequel le producteur est supérieur à ses produits.

                  Hume sera donc le premier qui assumera pleinement les déceptions du doute : l’expiation du doute qu’on redoute par-dessus tout passe par ce léger désenchantement consécutif à une espèce de découragement qu’on éprouve dans l’expérience et dans l’épreuve du doute. Le faux relâchement de cet auteur, cette << dégaine >> malicieusement un peu bourgeoise ne manque pas d’ironie douce et tendre : il croque des personnages qui ne manquent pas de pittoresques et il les montre ayant à faire avec leurs propres émotions. L’émotion, c’est cela qui nous fait entrer en nous : dans nos impressions. En un mot comme en cent pour le dire crânement, ce qui tient lieu chez Hume de doute, c’est l’articulation de la croyance et de la probabilité : Hume prend un soin tout particulier à distinguer des degrés de croyance qui ne sont rien d’autres que des probabilités fortes ou faibles. Cette mesure de la croyance est en réalité une mesure inversement proportionnelle du doute. Il manie la vraisemblance du probable en la contrebalançant avec l’invraisemblance de l’improbable si bien que <<je constate qu’une impression dont je ne peux tirer aucune conclusion à sa première apparition, peut devenir ensuite le fondement de la croyance, une fois que j’ai fait l’expérience de ses conséquences habituelles>> (p 167). << Ainsi, tout raisonnement probable n’est rien d’autre qu’une espèce de sensation>>. (p 168) Dans un tel univers, un certain nombre de modalités causales disparaissent purement et simplement. <<Mais pour donner à ce système toute sa force et toute son évidence, il faut en venir à la notion de probabilité qui est une évidence accompagnée d’incertitudes>>. (p 194) Après avoir examiné la probabilité des chances (lancement du dé), il entreprend d’interroger la probabilité des causes : << puisque l’habitude qui produit l’association naît de la conjonction fréquente des objets, elle doit parvenir par degrés à la perfection et acquérir une force nouvelle à chaque cas s’offrant à notre observation>>. (p 201) <<Dans tous les phénomènes, chaque fois qu’une cause se compose d’un certain nombre de parties et que l’effet s’accroît ou diminue selon les variations de ce nombre, l’effet est un effet composé qui naît de l’union de plusieurs effets qui proviennent de chaque partie de la cause>>. (p 208) <<La connexion et la conjonction constante prouvent suffisamment qu’une partie de l’une est la cause d’une partie de l’autre>>. << Ce qui donne de l’autorité à ce système, c’est l’accord de ces parties entre elles et la nécessité de l’une pour expliquer l’autre>>. <<La croyance qui accompagne notre mémoire est de la même nature que celle qui provient de notre jugement ; il n’y a pas de différences entre le jugement qui dérive d’une connexion constante et uniforme de causes et d’effets et celui qui dépens  d’une connexion discontinue et incertaine>>. (p 228) Aussi, comme le champ du possible ne se réduit ni au champ du probable ni encore moins au champ de l'improbable, nous pouvons raisonnablement considérer qu'il est légitime de faire droit au doute plutôt qu'à n'importe quoi d'autre : du reste, si tout est toujours possible, rien n'est jamais assuré. Quine dans Les deux dogmes de l’empirisme ne fera que le confirmer : il en tirera les conséquences quant à la détermination de l’expérience par les théories.

         

           Par delà Hume, c’est donc Adam Smith[1] qui va thématiser les jeux de la dialectique probabiliste de la main invisible du marché : il est notable du reste de relever que La théorie des sentiments moraux qui précède La recherche de la nature et des causes de la richesse des nations lui offre par avance l’esquisse d’un modèle de cette main invisible : la sympathie est l’opérateur de la sociabilité qui crée l’harmonie. Quoi que les hommes ne puissent que difficilement être à l’unisson, il y a un désir très fort que les autres entrent en communication ou en communion avec nos sentiments. Celui qui désire la sympathie adapte et règle ses sentiments pour les amener au même degré qu’un spectateur impartial. Bien mieux que l’amabilité accommodante de ceux qui affectent l’affabilité (trop polis pour être honnêtes) et bien mieux que ceux qui affectent la flatterie de ceux qui calculent leurs attachements, la posture de sympathie est une attitude faite à la fois de douceur et de fermeté qui corrige sans corrompre la qualité de la relation intersubjective. Contre Hobbes qui affirme que c’est le seul égoïsme qui détermine les actions de l’homme, Smith soutient que c’est au contraire une certaine libéralité qui libère leur générosité. Ce dont il s’agit, c’est en effet de ces jeux croisés de la valorisation progressive des sentiments : << l’intérêt de l’agent économique n’est pas tant de servir l’intérêt général, en préférant le succès de sa propre industrie, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté, il ne pense qu’à son propre gain mais ce faisant, c’est comme si il était conduit par une main invisible à remplir une fin qui dépasse ses desseins sans qu’ils n’entrent nullement dans ses intentions  conscientes >>. Le véritable moteur de ce dynamisme, c’est le plaisir de la sympathie réciproque qui conjure la méfiance, la défiance et le doute : la question qui se pose, c'est peut être celle de savoir si le spectateur impartial peut devenir aussi un spectateur impavide. C’est l’accord des sensibilités qui fait barrage au doute en décidant de ce qui convient s’agissant du goût et du dégoût que nous inspire les choses et les gens. L’introduction du doute dans les affaires se traduit économiquement par l’introduction de systèmes fiduciaires qui créent le climat de confiance susceptible de présider à des échanges équitables. Et ce n'est pas toutes ces prétendues crises de l'Etat providence de Pierre Rosanvallon qui pourront y changer quelque chose : il faut certes redistribuer et améliorer à la marge la participation démocratique des citoyens, éventuellement réformer les styles de nos délibérations mais les seules révolutions qui vaillent, c'est celles que nous avons à faire dans nos têtes : elles sont décrites dans La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn[2]. Avec tout le respect qu'on doit encore à la mémoire de la souveraineté de l'Etat, nous devons à la vérité de dire que l'Etat n'est pas le sauveur, l'Etat n'est pas la solution, l'Etat c'est par essence une série de problèmes systémiques capables de s'autoréguler : il n'est pas question d'accorder aux appareils administratifs d'Etat une infaillibilité pontificale (Voir Critique de la raison institutionnelle). Ce n’est pas forcément si compassionnel de soutenir que la rationalité de l’Etat ne peut être que subordonnée à la qualité des passions, des sentiments et des émotions collectives et individuelles (Voir Critique de la raison administrative). C’est la tâche de l’éducation de travailler à faire que cette qualité de la relation conserve toute sa subtilité. Le doute, c’est cette matière subtile faite de nos inclinations et de nos inclinaisons.


          Pour conclure, nous pouvons commencer par remarquer que la formule <<je me doute bien que…>> désigne à notre attention une notion qui finalement est assez proche de celle de <<je prends conscience de …>>. La mise en doute de nos opinions est la condition préalable à l’épanouissement de toutes les affirmations authentiques. Le doute instaure une espèce de méthode expérimentale qui interroge et ajuste la sensibilité de notre subjectivité à son contexte. Tandis que d'aucuns croient que des certitudes sans doute, sont préférables, nous aurons à l'inverse soutenu que des doutes sans certitude sont bien suffisants. Ainsi Hippocrate faisait de l'expectative, sa méthode de diagnostic : en faire le moins possible afin d'abord de ne pas nuire. Bien loin de fabriquer l'impuissance, une telle conception nous conduit sur le lieu même du vrai commencement. Ce qui nous fait douter, c'est l'activisme productiviste et la domination des clercs qui bardés de leurs prétendues sciences, finissent par anesthésier les sensibilités du peuple (donc d'une certaine manière dévoilent ses faiblesses) en en faisant trop. Les ténèbres du brouet du doute sont lumineuses.

[1]) Adam SMITH : Théorie des sentiments moraux ; traduction

                           : Recherche de la nature et des causes des richesses des nations ;

[2]) Thomas KUHN : La structure des révolutions scientifiques ; traduction

 

               

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Je vous invite à rejoindre la communauté des Philosopheshttp://www.over-blog.com/com-1001296317/La_commune_des_philosophes.html
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P
<br /> Bonjour : oui, je suis très honoré, j'ai visité votre blog et pour autant que je puisse en juger avec ce premier aperçu, vos articles semblent très interessant.<br /> <br /> Cordialement Pierre Gapenne<br /> <br /> <br />