Amour ou allégeance aux lois

Publié le par Pierre GAPENNE

 

         
     Qui de nous deux à l'autre, a droit de faire loi ? (Gorgibus, scène 1 de Sganarelle ou le cocu imaginaire, Molière)

        << Nécessité n'a pas de loi >> Don Juan ACTE V, scène 2.

        << Nourri dans la maison dans l'amour de la loi >>, à Joas on a expliqué la loi, << Dans son livre divin , on m'apprend à la lire. Et déjà de ma main, je commence à l'écrire >> (Acte II scène 7, Athalie, Jean Racine)

       << Il est contraire au droit, de juger sans que la loi toute entière ait été prise en considération >> Théodicée, Leibniz, p 184.

   Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi
? tant qu'on se contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera  de raisonner sans s'entendre, et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature, on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une loi d'Etat. Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social.

    L'art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l'indigence de la matière mais des conditions nécessaires de l'esprit. (Lettres sur l'éducation esthétique, Friedrich Schiller)

    La coutume est semblable à un roi, la loi à un tyran : ce qui doit s'entendre que la coutume est raisonnable et que la loi n'est point animée de l'esprit de la raison naturelle. Le droit est-il dans la nature ou seulement dans l'opinion des hommes ? 
Le droit naturel des gens est sorti des moeurs et des coutumes, lesquelles se sont rencontrées dans un sens commun, manière de voir uniforme, sans réflexion et sans prendre exemple l'une de l'autre.
L'homme n'est pas injuste par le fait de nature mais par l'infirmité d'une nature déchue. Giambattista Vico, Principes de la philosophie de l'Histoire tiré de la La science nouvelle relative à la nature commune des nations ; traduction Jules Michelet.

   Que telle ou telle chose doive se faire, c'est ce qu'on appelle généralement une loi morale, expression qui laisse entendre très naturellement que cette proposition est d'une certaine façon analogue soit à une loi naturelle, soit à une loi au sens légal du terme, soit aux deux. Il n'y a en fait d'analogie réelle entre ces trois usages que sur un point : c'est que tous trois contiennent une proposition qui est de nature universelle. Une loi morale affirme : << ceci est un bien dans tous les cas >> ; une loi naturelle affirme : << ceci se produit dans tous les cas >> ; et aux termes d'une loi, prise au sens légal du mot, << on ordonne que l'on fasse ou que l'on s'abstienne de faire, ceci dans tous les cas >>. Georges Edward Moore, Principia ethica, § 74.

   << Le cerveau peut inventer des lois pour la passion, mais le tempérament ardent saute par dessus la froide règle >> Le marchand de Venise Acte I scène 2, William Shakespeare. Où l'on voit le gouffre entre la loi mosaïque de l'ancien testament (loi du talion) et celle du nouveau (aimer son prochain : qui me choisira devra tout donner, le coffret de plomb).

                La notion de loi est sans doute plus polyvalente qu’ambivalente (notamment en régime de démocratie d'opinion où les lois tendent à ne devenir que des lois circonstancielles) : les ambiguïtés qu’elle recouvre, tiennent autant aux complexités historiques et existentielles des appropriations de nos vécus qu’à la difficulté que les sémantiques de nos langages puisse traduire les activités du bras séculier de la loi en règles pratiques. Tantôt, les lois ont la rigueur d’une règle impérative qui oblige nécessairement, tantôt les lois n’expriment qu’un certain degré de régularité, de permanence ou de récurrence ; tantôt la loi est un commandement qui vient d’une extériorité transcendante, tantôt la loi se déploie sur un plan d’immanence qui rend compte d’un ordre de succession ou d’arrangement ; tantôt les lois rendent compte formellement d’une externalité analytique logique ou mathématique, tantôt les lois traduisent les dynamiques des évolutions des relations internes d’un ensemble d’individus dans des considérations généralisantes qui laissent une place à une intelligibilité susceptible de s’improviser. Kant dans le Projet de paix perpétuelle distingue les leges praeceptivae, les lois préceptives, les leges prohibitivae, les lois prohibitives et les leges permissivae, les lois permissives : il est obligatoire de, il est interdit de et il est possible de. La règle de la loi ne commande rien : tout au plus, elle peut nous indiquer qu'en faisant ou en ne faisant pas quelque chose, nous nous exposons à telle ou telle sanction. Dans son acception juridique, la loi comme expression du droit et de la volonté générale, est faite par les hommes et elle est le produit d’une situation historique, non pas forcément comme la traduction d’un rapport de force mais aussi bien comme liberté : << à celui qui sait écouter la loi de sa conscience, la volonté de bien faire supplée à toutes les lois >>. Pour saisir la dynamique organique des sociétés, le réseau des structures du tissu social et économique de ses populations, de ses institutions étatiques ou pas, nous devons prendre conscience que les lois polarisent les intérêts des individus qui la compose en constituant des projets d’action qui anticipent les changements du futur. L’automatisme de l’activité conservatrice est le plus souvent corrigé par une fonction de sélection que l’on trouve aussi à l’œuvre dans l’attention spontanée sous la forme d’une certaine loi d’intérêt : parmi tous les états de conscience qu’un état présent peut évoquer associativement, ceux qui le sont de préférence sont ceux qui s’harmoniseront avec ce qui nous intéresse le plus actuellement. Les comportements des hommes obéissent à des lois spontanées implicites mais dès que des individus constituent un groupe humain, il se donne des lois qu’ils expriment par des usages, par des coutumes et par des règles qui on pour fonction de l’arracher à sa condition présent pour devenir autre : la loi et les lois s’inscrivent dans nos manières d’être par les médiations de nos langages. Dès lors, l’homme se saisit lui-même comme volonté douée de liberté : il ne peut pas ne pas vouloir être libre : << la liberté est l’obéissance à une loi qu’on s’est prescrite >> (chapitre 8 du livre I du Contrat social). Il se découvre aussi bien comme un être de besoin en quête de satisfactions qu’un être de désir appellant toujours autre chose ou quelqu’un d’autre. D’emblée, les lois de notre humaine condition aspirant à plus de justice, nous mettent en lutte avec les lois de la nature. Autrement dit, nous ne pouvons être nous-même qu’en nous affrontant ou en nous accordant avec tous les autres. Nous ne sommes satisfaits et autonome que pour autant que nous avons su assimiler et dépasser l’hétéronomie de la loi des autres. Le chemin est rempli d’embûches car d’abord, il n’est pas si facile de savoir ce que nous même nous voulons, car enfin, il n’est pas non plus si simple de dégager la volonté générale de l’expression de l’élan vital. Alors que chacun est épris de justice et de paix, nous découvrons avec effroi que ce but n’est pas accessible à quiconque sans que nous ayons à nous opposer à la violence inéluctable que les autres  nous oppose : pour la canaliser, nous devons la discipliner. L’intériorisation de la loi << Je mettrai la loi dans leurs cœurs : scelle l'instruction de ma loi et enferme s'en l'attestation dans les coeurs de mes disciples >> (Isaïe VIII 16), de la règle d’or ou des préceptes du décalogue, passe par une mise en perspective de la légalité à partir de la légitimité.  

                Le terme de loi provient du terme latin lex qui vient du verbe legere : recueillir, écouter, lire. La loi est faite pour être lue. Elle est une parole importante, dite et écrite de façon solennelle par les hommes ou gravée en nous par dieu : d’une façon ou d’une autre, la loi est toujours consignée. Ce qu’elle dit est en rapport étroit avec la raison : la loi en est le principe. Comme le père est le principe du fils, la loi est le principe de l'ordre. Elle relève du logos (synonyme de raison) et Platon renvoie le nomos (loi fondamentale normative) au noûs (l’intelligible). La loi a une portée universelle qui la rend accueillante à l’activité rationnelle. << Le nomothète légifère les yeux tournés vers l’âme et la vertu : la vertu est la fin de la cité, aussi on donnera le pouvoir de faire et de garder les lois à celui qui connaît le mieux cette fin, celui qui est capable de distinguer les bonnes fins des mauvaises et des fausses fins >>. La raison doit légitimement commander aux êtres leurs parts de plaisir et de peines. Seule la délibération raisonnée de la loi, tire l’homme de la barbarie : c’est par le fil d’or de la loi que les dieux tirent les fils des marionnettes que nous sommes. Au travers du personnage de Thrasymaque dans République et du personnage de Calliclès dans le Gorgias, Platon met en évidence deux dérives du pouvoir : Thrasymaque soutient que << le juste n’est rien d’autre que le plus avantageux au plus fort >> et Calliclès affirme avec arrogance que << le juste n’est que l’expression de l’intérêt des plus faibles qui veulent prendre leurs revanches sur les plus forts >>. Chacun à sa façon, ne reconnaît que le droit du plus fort. A l’inverse, Platon va soutenir que la loi a égard au tout de la cité : elle cherche l’intérêt global de la cité : elle en est comme son âme : << il faut donc à ce qu’il semble que ces sortes de gouvernement, s’ils veulent imiter le mieux possible le gouvernement véritable, celui qui gouverne avec art, se gardant bien une fois qu’ils ont des lois établies, de jamais rien faire contre les coutumes des ancêtres >> (300 e). << Ces lois, ce sont celles qui disent que certaines personnes doivent avoir autorité sur certaines autres : les parents sur leurs enfants, les personnes de haute naissance sur celles qui sont d’une extraction inférieure : comme la maxime de Pindare l’indique dans cette formule qu’on trouve dans Les Lois (744 b) et dans le Gorgias (484 b). Dans cette perspective << la loi qui règne sur toutes les choses du  monde >>, << la loi, reine du monde, des êtres mortels et des dieux immortels qui conduit le monde d’une main souveraine pour justifier la plus extrême violence >>, est la mesure réglée des actions non plus par une obéissance ou une soumission à un plus fort ou à la volonté particulière d’une personne. La loi est fixée d’avance, elle est écrite et promulguée : tous les citoyens sont témoins et garants de sa stabilité : on ne la change que publiquement, hors de tout secret politique. << La loi commune est celle qui existe conformément à la nature. En effet, il y a un juste et un injuste communs de par la nature, que tout le monde reconnaît par une espèce de divination lors même qu’il n’y a aucune communication, ni convention mutuelle >>(1373 b). Dans ce passage de Rhétorique, Aristote rend assez bien compte de la présence d’une composante théologique, d’une composante transcendante ou transcendantale dans la pensée de la loi : l’hypothèse d’une unité réelle des lois fondée en leur auteur commun (dieu), organise l’univers par des lois et décrets que les êtres inanimés exécutent mécaniquement. La nature obéit à la volonté de dieu, car ses décrets s’y manifestent avec constance. Cette coutume de dieu qu’est la nature est le produit d’une volonté législatrice : << la volonté de l’auteur n’est pas hésitante et faillible comme celle des hommes >> (Discours sur la Métaphysique § VIII). La sagesse et la toute puissance de l’auteur divin se manifestent dans des lois simples et efficaces. Inversement, la crise et la déchéance récente du concept de loi, s’expliquent en partie par la crise et la déchéance de son garant divin. Il faut dons se demander si la pensée de la loi peut s’émanciper de la réflexion sur dieu, si elle peut se laïciser, fût-ce en s’inspirant des enseignements théologiques pour les transporter dans un contexte neutre. C’est bien ce qu’a tenté de faire Montesquieu dès les premières lignes de L’esprit des lois : ce qu’il convient de relever d’emblée, c’est que sa conception s’oppose frontalement à une fatalité aveugle de la lettre de la loi. Bien loin d’être aveugle et fatale, la raison qui fait qu’il y a des lois, c’est cela qui rend intelligible les effets du monde au travers de l' esprit des lois. << Dans leurs significations les plus étendues, les lois sont des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses : dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois >> (L’esprit des lois). << Les lois sont des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit >>. Chez Montesquieu, comme chez Rousseau, la loi n’est que l’expression de la volonté générale. A ce titre, la liberté, c’est l’obéissance à la loi que la volonté générale s’est prescrite. Elle n’est pas le respect par le public d’une sphère privée et hors d’atteinte des lois. Il n’y a dans cette perspective de liberté politique que sous les lois : être libre, c’est ne pas être contraint de faire ce que les lois défendent et de ne pas être empêché de faire ce que les lois prescrivent. Ce qu’on doit le plus redouter, c’est le régime par lequel le despote se place au dessus des lois en ayant le pouvoir de condamner le citoyen arbitrairement. La sécurité juridique est la condition essentielle de la liberté. C’est les règles des procédures des institutions judiciaires qui doivent nous garantir et nous prémunir des détournements de la loi.

                << La loi n’a pas détruit la nature, elle l’a instruite, la grâce n’a pas détruit la loi, elle l’a fait exercer >>. Avec cette formule dans un raccourci saisissant comme il en a si souvent le secret, Pascal met en évidence l’embryon du réseau des notions dans lequel cette notion s’inscrit dès son origine. En effet, les mythes de l’origine sont nombreux qui mettent en scène le recours à une règle impérative capable de rendre compte du cours des choses de la nature en invoquant l’autorité des lois. L’ordre des phénomènes induit des généralisations qui trouvent leurs énonciations dans des lois générales dont le modèle le plus simple sont les modus tollens et le modus ponens : si A, alors B et Si A, alors non C ; si quelque chose, alors autre chose. De proche en proche on croit pouvoir déduire du constat de la succession de deux choses, une implication nécessaire : << après cela, donc d’après cela >>, le post hoc se change en propter hoc. Les sciences constituent ainsi des ensembles de propositions qui concourent à expliquer les phénomènes par  des chaînes de déductions nomologiques. (Eléments d’épistémologie p 77 à 80 de Carl Hempel). Dans le deuxième tome de La philosophie des formes symboliques, consacré à la pensée mythique, Cassirer montre que la pensée légaliste procède de la pensée mythique qui se caractérise outre le principe du << post hoc, ergo propter hoc >> par le principe du << juxta hoc, ergo propter hoc >>. Pour étayer sa démonstration, Cassirer fait appel à cette loi d’association que David Hume  dans le Traité de la Nature Humaine a si bien mis en relief : les idées s’appellent les unes les autres et se lient pour former des ensembles distincts déterminant le cours de la pensée : << la contiguïté spatiale et temporelle se métamorphose par un simple mécanisme d’association en causalité >>. A suivre le progrès de la pensée scientifique qui procède par l’énonciation de lois, on voit que l’élaboration du concept de causalité va de pair avec la catégorie du tout et des parties : toutes deux appartiennent à la même orientation d’analyse la pensée et la pensée mythique ont expliqué un processus quand elles l’ont interprété à partir de leur point de vue spécifique. La légalité du mythe commence par l’intuition de l’action finale sur laquelle elle débouche et finit par la prise en considération de la totalité de son contexte. Cassirer poursuit son exploration de l’origine de la légalité en mettant en relief comment la nécessité procède dès Anaximandre de la Diké : << De là où elles viennent, les choses, c’est vers là aussi qu’elles se dirigent selon un ordre nécessaire >> de la justice. Démocrite précise Cassirer, est le premier à penser la notion de loi naturelle dans toute sa rigueur et dans toute sa généralité : << Les hommes se sont donnés l’illusion du hasard, de la Tukhé pour pallier leur perplexité >> : << Rien n’arrive par hasard et tout se fait selon la Raison  et par la Nécessité >>. Dans l’unité du nombre, de la loi, le monde sensible est réduit à son intelligibilité en un univers cohérent unifié par une constitution purement théorique. << Tout ce qui apparaît dans l’être est rapporté à certains nombres qui lui donnent une expression parce que cette mise en relation est la seule voie possible pour établir entre les phénomènes une légalité générale et univoque >>. << Se constitue ici une sorte de symbolique qui loin d’exclure l’être même des phénomènes, implique au contraire l’idée d’une légalité universelle et sans faille de la totalité des êtres et des phénomènes >>. P 302. On croit avoir compris la loi lorsqu’on a compris en rendant intelligible son origine à partir de certaines dispositions fondamentales de la nature humaine et à découvrir les règles psychologiques selon lesquelles elle déploie son intelligibilité à partir du noyau originaire qui tisse ses relations dans le langage. La question de l’origine du langage est indissolublement liée à la question de l’origine de la loi. Hegel dans La phénoménologie de l’esprit ne manque pas de souligner à l’envi : [il esquisse dans un chapitre du tome 2 (VI, L’esprit ; C, L’esprit certain de lui-même dans la conscience de la belle âme) p 184 intitulé Le langage de la conviction dans l’universalité de la bonne conscience], une généalogie du savoir qui s’appuie sur le langage (de la conviction) : << le savoir immédiat du soi certain de soi est loi et devoir >>. L’énonciation de cette assurance supprime en soi-même la forme de sa particularité, le fait de l’énonciation reconnaît l’universalité nécessaire du soi. L’origine mythique et théologico-politique de la loi, Pascal, se référant au peuple juif, l’atteste dans la pensée 451 (620) : << la loi par laquelle ce peuple est gouverné, est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un Etat. Cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes en ce qui regarde le culte de la religion obligeant ce peuple à la retenir dans son devoir >>. En 60 (294), il annonce que << en vérité, la vanité des lois, l’homme s’il en comprenait l’injustice, s’en délivrerait. Il est donc utile de l’abuser. Autrefois, s’il était écrasé par les vices, maintenant il l’est par les lois >>. Il y a sans doute des lois universelles mais la raison a tout corrompu. Rien n’est aussi fautif que les lois qui redressent les fautes et les torts. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine mais non pas à l’essence de la loi. Si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré une qui fût juste universellement, il aurait peut être pu soutenir que la justice réside dans les lois naturelles >>. << Le mot loi pris absolument s’applique toutes les fois que les individus pris un à un, qu’il s’agisse de la totalité des êtres ou de quelques uns de même espèce, se conforment à une seule et même règle d’action bien déterminée, une loi dépend d’ailleurs tantôt d’une nécessité de nature, tantôt d’une décision des hommes. Une loi dépend d’une nécessité de la nature quand elle suit nécessairement de la nature même et de la définition d’un objet. Si elle dépend d’une décision prise par les hommes, alors, elle s’appelle plus justement une règle de droit >>.  << Celui qui rend à chacun le sien parce qu’il est contraint par le mal qu’il redoute, agit par le commandement d’autrui, on ne peut pas dire qu’il est juste ; mais celui qui rend à chacun le sien parce qu’il connaît la vraie raison des lois et leur nécessité agit en constant accord avec lui-même et par son propre décret, il mérite donc d’être appelé juste >>. Traité Théologico-politique, chapitre IV, p 85 à 87.

                La loi en France est la source principale du droit : sans doute, la coutume, les usages et la jurisprudence peuvent ils nous aider à interpréter la justesse et la justice du droit mais ces forces ne sont que supplétives. C’est en effet au travers de la loi que s’exprime complètement la plénitude de l’ordre juridique : le droit étant un devoir être et non un être, le droit explicite ce qu’il faut faire. La loi évacue l’incertitude en formulant un choix conforme au bien commun. La supériorité de la loi procède de la confiance que nous plaçons dans le choix qu’elle effectue et qu’elle incarne dans le développement démocratique. La volonté du Prince de l’Ancien Régime était une règle suprême indiscutable ; à partir de la Révolution, la loi en revanche ajuste la réorganisation de l’expression de la volonté générale au travers d’une légalité qui cherche sa légitimité dans un droit naturel. La question est donc de savoir si le pouvoir est libre d’ériger en loi toute règle qui lui paraît mériter de l’être. En Angleterre, le sens de la loi n’est vraiment fixé que lorsqu’elle a subi l’épreuve de la jurisprudence : le règne de la loi signifie qu’à côté de l’ordre, on entend faire place à la liberté des individus. Si le règne de la loi n’assure pas la félicité universelle, il ne se résume pas non plus à identifier la loi à une décision autoritaire. Toutes le théories qui opposent le fond à la forme, le droit à la règle constructive, le droit social à la réglementation, ne font que reconduire sous des termes nouveaux le dualisme traditionnel entre la loi naturelle et la loi positive. Expression d’une certaine rationalité, la loi est générale, impersonnelle et permanente. Ces caractères attachés à la conception classique de la loi, n’illustrent pas seulement une philosophie du droit, ils définissent pratiquement la politique législative : une manière d’entendre le rôle du pouvoir. Parce qu’elle est générale, la loi doit être brève et simple, elle ne doit pas être subtile parce qu’elle assure l’unité de tous : tous, nous sommes censés la connaître. C’est l’unité de la loi qui fait l’unité de la communauté ; si la pensée juridique du dix-huitième siècle répugne à la coutume, c’est en raison de la diversité des milieux et des croyances où la coutume s’enracine et qu’elle perpétue. A la généralité de son objet, la loi joint l’impersonnalité de ses destinataires : << quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action comma particulière. Le respect de la loi présuppose une certaine stabilité, voire une permanence qui nous mette à l’abri des caprices des régimes qui fonctionnent au bon plaisir >>. Ce gage de sûreté de la loi conduit à la sacraliser : l’amour intellectuel de dieu est sans doute une autre manière de parler de l’amour de la loi qu’on doit distinguer cependant de l’amour de l’ordre. Son observance devient un critère de moralité << car nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement un observateur de la loi >>. (Constitution de l’an III, article 5). La science de la législation a pour but de faire de bonnes lois pour réduire les mauvaises mœurs. Ainsi, en France, s’est installé autour de la loi une atmosphère de dévotion et la majesté de la loi rejaillit sur la fonction législative. Jusqu’en 1958 (date de la création du conseil constitutionnel dans la création de la constitution de la cinquième République), la loi bénéficiait d’une absolue souveraineté qui lui permettait de se soustraire à tout contrôle. La loi avait une valeur indiscutable. La fixité de la loi est le témoignage d’une bonne conscience morale : elle suppose une société stable, des croyances fermes et des représentations inébranlables. Pourtant, si la loi a pu être sacralisé à outrance, il faut reconnaître qu’elle connaît aujourd’hui plutôt sinon un certain déclin, du moins une permanente et constante défiance et contestation qui n’a de cesse de vouloir la falsifier. La concurrence faite à la loi par des procédés de réglementation est doublée d’un certain discrédit des institutions qui sont les matrices de la loi. Lourdes d’une histoire dont les enseignements tendent à relativiser la loi, les institutions s’entre empêchent plus qu’elles ne s’entraident. Nos sociétés sont entraînés dans un perpétuel changement où les desseins du futur se nourrissent abondamment de l’expérience du passé : << la loi du prudent est source de vie >> (Traité-Théologico-Politique, chapitre  IV). Les valeurs de ces desseins qui reposent sur les analyses des appropriations et des inappropriations des expériences des vécus du passé, se présentent comme des anticipations qui émanent spontanément de la discipline de l’esprit. L’esprit, c’est la puissance civilisatrice de transformation des individus, des peuples et des civilisations, l’esprit des lois, c’est ce qui fait entrer le droit dans l’existence, c’est ce qui réalise le droit comme contenu substantiel par l’application d’un ordre juste à un système de relations. La loi nous fait entrer dans la sphère du jeu des interactions humaines. L’obligation envers la loi implique au point de vue du droit de la conscience de soi, la nécessité qu’elle soit reconnue universellement. Dura lex, sed lex : nul n’est censé ignorer la loi. Le règne des lois doit former un ensemble ouvert : << la loi est l’image calme du phénomène changeant. Dans son essence, la loi a force de loi quand la pensée délivre de la contingence du divers : en s’opposant à la sagesse inconceptuelle du chœur de la tragédie >> (Phénoménologie de l’esprit). La force du savoir dialectique lui vient de sa capacité à reconstituer l’évolution des morphogenèses des figures qui font droit à la loi naturelle et humaine. D’Antigone à Orphée, << la loi veut appréhender et exprimer l’opposition comme opposition des côtés statiques et veut appréhender et exprimer en eux, la déterminabilité qui caractérise leur rapport réciproque >>. (Phénoménologie de l’esprit, p 233)  

                Conclusion : sans doute, la nécessité de la loi, tire t’elle d’abord son exigence de cette conception aristotélicienne qui prétend que << la nature ne fait rien en vain >>. Si la nature ne fait rien en vain, alors, elle oblige impérativement. Dans l’appendice du livre I de l’Ethique, Spinoza met en évidence la dimension anthropomorphique de la notion de loi : les lois sont des projections : << les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mêmes en vue d’une fin. L’origine des lois est à situer dans le désir anthropomorphique de comprendre les choses comme si des recteurs de la nature les faisaient agir personnellement. Comme ils savent que ces moyens (la loi exprime un moyen en vue d’une fin), ils ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu’il y a quelque chose d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage. Ayant considéré les choses comme des moyens, ils pensent aux moyens qu’ils ont l’habitude d’agencer pour eux-mêmes et ils ont dû conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres recteurs de la nature doués de liberté humaine qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leurs convenances. Comme ils n’ont jamais rien reçu  sur la complexion (l’ingenium) de ces êtres, ils ont dû en juger dû en juger d’après la leur >>. Ainsi, si la loi peut paraître n’être qu’un instrument grossier, il n’en reste pas moins que la loi institue la garantie de la possibilité de la participation de tous à la vie de la cité. La loi protège en créant un espace où se règlent les conflits opposant les riches et les pauvres, les puissants et les faibles. Si la science vivante qui recherche le bien politique prévaut sur les lois écrites qui n’en sont que l’imitation, il n’en reste pas moins que la loi est au moins un pis-aller qui nous oblige à nous conformer à sa règle de peur d’ajouter à l’imperfection des lois des dangers encore plus grands : changer de lois sans égard au tout ordonné de la législation est périlleux : << il faut donc que les gouvernements s’ils veulent imiter le mieux possible le gouvernement véritable, celui qui gouverne avec art, se gardant bien une fois qu’ils ont des lois établies, de jamais rien faire contre les coutumes des ancêtres >> (300 e). Les lois n’inventent pas des valeurs artificielles mais elles favorisent des valeurs préexistantes : une fois écrites, les pauvres et les riches, les faibles et les puissants peuvent jouir des bienfaits de la loi, d’un droit égal. Le nomos établit la juste distance entre le crime et la punition et entre la victime et le coupable. La loi produit un lien si général s’imposant de façon égale pour tous qu’il dépasse l’assujettissement premier pour devenir une force qui libère  et tient chacun en respect. Les anciens ne se sont pas demandés pourquoi la nature se soumet à des lois mais pourquoi elle s'ordonne selon des genres. Bergson dans L'évolution créatrice, (p 228 à 233) se demande si les modernes n'ont pas interverti les genres en les ramenant à des lois alors qu'il s'agirait de réduire les lois à des lois du genre.

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