La relève de la forme...

Publié le par Pierre GAPENNE

Si la notion de forme contient le fond de son contenu, aux deux sens du terme contenir : c'est qu'elle enveloppe et repousse ou tient en respect, à distance...

Si la notion de forme contient le fond de son contenu, aux deux sens du terme contenir : c'est qu'elle enveloppe et repousse ou tient en respect, à distance...

La relève de la forme...

 

 

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        Les formes sont des différences réelles des choses (Francis Bacon). Les formes des choses sont-elle susceptibles d’expérimenter leurs évolutions naturelles spontanément ?

De la fin du réductionnisme à la compréhension d’une nature de l’imagination comme spontanéité créatrice.

Position, composition et imposition de formes : de la décomposition à la recomposition des formes : redécomposition, distorsion, dysformation et déformation des formes.

 

            Si la notion de forme contient le fond de son contenu (aux deux sens du terme contenir : enveloppe et repousse ou tient en respect, à distance), c’est sans doute qu’elle s’en extraie  et qu’elle s’en arrache. Autrement dit, cet élément qui semble être une partie intrinsèque de la connaissance tout autant que sa reconnaissance, semble aussi la représenter et pouvoir en tenir lieu à lui tout seul parce qu’elle en exprime à la fois l’essence et l’existence comme forme de vie. Pourtant, nous ne saurions dire que l’une soit réductible à l’autre : elle en provient sans doute, elle en émerge peut-être mais en aucun cas, nous ne saurions dire que l’une puisse être déduite de l’autre ou réduite à l'autre. La forme du concept sans intuition est vide, la forme de l’intuition sans concept est aveugle.

 

            Dès lors se pose la question de savoir si les formes sont susceptibles d’avoir une génération spontanée de formes intelligibles capables d’expérimenter de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire se pose la question de savoir comment ces formes émergent d’une forme encore informe de nos sensibilités ? La forme est saillante, le fond est prégnant : les enjeux de ces questions nous renvoient à la question des enjeux de la perception. Les erreurs et les illusions de la perception ne sont pas de simples trompe l’œil, ce sont surtout des perspectives qui peuvent tromper l’esprit. Les conflits sur les formes à prescrire ou à proscrire ne revêtiraient pas une forme aussi dramatique s’ils n’engageaient également les valeurs ultimes des personnes, à savoir la forme sans doute la plus hautement sublimée chez chacun de l’échelle des intérêts des savoirs hiérarchisés.

 

      Après un premier moment dans lequel nous tâcherons de reconstituer les origines de la notion de forme, dans un deuxième temps, nous nous attacherons à décrire des niveaux d’exigence différents d’émergence de formes a priori de nos sensibilités (intuitions de l’espace et du temps) et de nos entendements (les appareils de catégories de nos sciences). De proche en proche, nous serons amenés ainsi à délimiter et à circonscrire un nouveau champ de nos formes authentiques de conscience : tant que nous sommes surdéterminés par les informations de nos sciences, nous sommes circonvenus par les fausses consciences de leurs idéologies. Le niveau auquel, il s’agira de nous hisser, c’est celui d’une conscience de la libre nécessité de notre condition : la relève de la forme rejoue la dialectique d’une science de la logique qui en passant par le rapport du fondant au fondé, entend redistribuer les formes de la pensée par le moyen de la réflexion. Un singulier légitime, c’est un particulier qui est passé par l’universel, un particulier légitime, c’est un singulier qui est passé par le général : autrement dit, le particulier et le singulier doivent assumer et subsumer les informations des sous-déterminations de l’expérience ordinaire au travers des fermentations et des germinations des formes symboliques de leurs imaginations. Si l'identité formelle n'est pas encore une identitée formée, c'est à l'épreuve de des expériences de la vie qu'elle devra apprendre à mettre des formes conformément aux codes (de politesse) des transactions de nos civilisations entre ce qu'il y a à dire et les contraintes externes constitutives des champs de conscience de nos sciences.

 

            La notion de forme a d’abord été la traduction latine de la morphé grecque d’Aristote qui elle-même retraduisait l’eidos en l’interprétant comme une configuration des propriétés d’un substrat : (984 a 14) la forme est un assemblage anhoméomère d’homéomères (héritage d’Anaxagore), (Métaphysique, 1029 a 3), c’est-à-dire que la forme est un équivalent de l’Idée du Timée de Platon. L’artisan-divin, le démiurge platonicien est seulement responsable de la forme du monde : rien ne laisse supposer qu’il ait produit sa matière, mais s’il n’est pas créateur de la matière du monde, il est bien créateur de la forme du monde. Il semble bien qu’aux yeux d’Aristote, la forme, c’est-à-dire la cause formelle est « la raison d’être première » des choses, leurs premiers principes (983 a 33). A ce titre, ajoute-t-il en (999 a 33), « sans la forme, rien n’existe », car « la forme est la matière réalisée et s’il n’y a pas de forme, la matière ne pourra pas devenir forme » : la matière n'est réelle que pour autant qu'elle est expression de l'esprit. Ce rôle accordé à cette notion de forme prend toute son importance au travers des développements du livre Z de Métaphysique puisque c’est au travers des déterminations de leurs formes que les individus vont acquérir leur quiddité, à savoir, leurs différences spécifiques et individualisantes. La forme, c’est ce que nous voyons de la chose qui nous est en elle, le plus manifeste. De ce fait, la forme se trouvera donc constamment associé par Aristote au discours sur les intelligibles : la forme d’une chose, c’est ce qui peut en être circonscrit par une définition dans le logos : « ce que chaque être dit être par soi ». Le To Ti einai, ce que « chaque chose a à être » signifierait littéralement, « l’être de ce que c’était », ou encore « l’être ce que c’était pour la chose d’être ». C’est ainsi que chez Plotin, (I, 6 et V, 8), la forme est amenée à être la « belle forme », c’est-à-dire, la forme active par excellence du Beau le plus intelligible : « car tout ce qui est informe peut naturellement recevoir une figure et une forme, mais tant que cela n’a part ni à une raison ni à une idée, cela reste laid et étranger à l’ordre intelligible » (I, 6, 2). Forme divine ou Forme humaine, la Forme sera une grâce des Muses dont l’art aura cristallisé tous les caractères dans une silhouette. (V, 8, 1 et V, 8, 7) « Il me semble que dès lors que, si nous étions nous-mêmes, archétypes, essence et forme, et que cette nature fût ici-bas démiurgique, notre activité créatrice dominerait immanquablement et sans tracas son ouvrage ». C’est la belle forme qui nous fait participer le plus activement à l’intelligible. Dans la scolastique, les spéculations sur les causes formelles ne manqueront pas de complexifier et de subtiliser toute cette question : Erwin Panofsky dans Idea souligne que l’insertion d’une forme dans la matière contient une exigence d’harmonie qui doit exister entre la forme et son contenu : cette connaissance forme dans l’esprit une cosa mentale qui s’exprime dans une espèce de dessin ou de « dessein implicitement impliqué » qui par avance préfigure et conditionne la cause efficiente de l’ouvrage qui va être entrepris : par « dessin interne », j’entends le concept formé dans notre esprit pour connaître toute chose : ce concept que peut former n’importe quel entendement, c’est par souci de clarté que nous devons le distinguer et le déterminer comme un modèle dont on doit autant que possible se rapprocher. (p 236)

 

 

           Mais Francis Bacon dans le Novum-Organum, II, 17 va être amené à préciser que : «  en parlant de formes, nous n’entendons rien autre chose que les lois mêmes et les déterminations d’un acte pur qui règlent et constituent quelques propriétés simples, comme la chaleur, la lumière, la pesanteur, en toute espèce de matière et dans tous les sujets qui peuvent recevoir cette propriété. Ainsi, la forme de la chaleur ou la forme de la lumière est absolument la même chose que la loi de la chaleur ou la loi de la lumière ; car jamais nous ne faisons abstraction de la réalité et ne perdons de vue la pratique. Que si quelqu’un trouve que nos formes ont encore quelque chose d’abstrait, en ce qu’elles mêlent et réunissent des natures hétérogènes, il reconnaîtra que son intelligence est captivée et retenue par la coutume, par sa répugnance à décomposer et par des opinions sans fondements. Car, il est très certain que toutes ces choses quoique hétérogènes et diverses, conviennent dans la forme ou dans la loi qui règle la chaleur, la rougeur ou la mort ; et qu’on ne peut émanciper le pouvoir de l’homme, l’affranchir du cours ordinaire de la nature, l’agrandir et le porter à des effets nouveaux et à de nouveaux modes d’opérer, que par la découverte et la mise au jour de ces formes ».Si on ne triomphe de la Nature qu’en lui obéissant,  comme l’affirme Francis Bacon en I, 3 du Novum Organum, c’est sans doute que cette notion de forme a une affinité toute particulière avec la Nature naturante et avec la Nature naturée de l’Histoire Naturelle puis de la biologie, comme en témoigne son usage si fréquent dans l’œuvre d’Aristote.

 

            La notion de forme, en tant qu’elle s’oppose à l’informe, désigne en première approximation, une certaine mise en ordre d’une matière, c'est-à-dire une intuition première qui saisit par une figure ou un schéma, un contour ou un profil des aspects des choses et de leurs changements. L’opposition de la forme à la matière est souvent reconduite aux oppositions de la forme et du contenu, de la forme et du fond, de l’intérieur et de l’extérieur ou de l’esprit et de la lettre. Tantôt, la forme, c’est l’intérieur et c’est l’esprit (la cause formelle de la statue, c’est l’idée de la statue), tantôt au contraire, la forme, c’est l’extérieur et c’est la lettre. En ce sens, si la notion de forme s’apparente à quelque chose comme une donnée immédiate de la conscience, elle s’oppose résolument à l’intuition donatrice originaire de « la chose même » : l’immédiateté ne fait illusion qu’aussi longtemps que nous concevons notre rapport au travers de la perspective d’un réalisme naïf de l’expérience pure d’une première expérience. Les formes a priori de la sensibilité (les intuitions sensibles de l’espace et du temps ainsi que les intuitions qui président à nos jugements de goûts) et de l’entendement (l’appareil des catégories), s’établissent à la faveur d’un travail de l’imagination créatrice. Les formes de la signification ne sont pas d’emblée des formes toutes faites qui ne feraient que s’imposer et s’imprimer dans la conscience mais le produit d’une mise en forme qui s’effectue par la médiation de la conscience en vertu des conditions de l’intuition et de la pensée pure : « en effet, cette appréhension des formes dans l’imagination ne peut jamais s’effectuer sans que la faculté de juger réfléchissante, même inintentionnellement, ne la compare, à tout le moins, avec sa faculté de rapporter des intuitions à des concepts ». (Critique de la Faculté de Juger, p 36)  Par des arguments en forme, je n'entends pas seulement cette manière de raisonner  par lequel un raisonnement peut conclure  par la force de la forme mais aussi cette forme de raisonnement enveloppée par une force formatrice qui a été prédémontrée.(Nouveaux Essais, IV, 18 § 4). En réalité, au travers de la reconstitution de l’émergence des morphogenèses naturelles ou artificielles des formes qui vont contribuer à nous aider à définir les individualités, à partir de leurs espèces et de leurs genres d’appartenance, nous saisissons des médiations. Les déterminations primitives de ces formes sont des essences qui se changent en de purs concepts de la réflexion que la section sur l’ « Amphibologie des concepts de la réflexion » de la Critique de la raison pure, met sur le même plan que l’accord et le conflit, l’identité et la diversité. On aperçoit alors, et alors seulement, que l’analyse de la « forme » théorique de la connaissance, loin de pouvoir se confiner à l’intérieur d’une couche isolée pour en quelque sorte s’y fixer à demeure, doit au contraire avoir sans cesse en vue l’ensemble des moments constitutifs de la connaissance qui se révèlent déjà tout pénétré d’interprétations et de significations de l’expérience commune. La prise de conscience de cette émergence progressive de formes nouvelles et inédites, comme des déterminabilisitions interactives qui s’entre ajustent entre elles (s’entraident ou s’entr’empêchent), est en même temps « une émergence issue de la constitution d’un réseau de significations de ces émergences », une émergence d’émergence, une attention conjointe dans un effort d'être au monde, c'est-à-dire une conscience actualisable « de faits dans un espace logique » (Tractatus Logico-Philosophicus, 1.13)

 

            C’est tout particulièrement ce qu’ont bien vu les théoriciens de la gestalt théorie qui se sont appliqués à tâcher de comprendre la forme par la structuration de ses fonctions : c’est ainsi qu’ils ont été amenés à  circonscrire quatre lois de cette structuration : 1) d’abord une loi générale de prégnance d’après laquelle parmi toutes les structures possibles, il y en a une qui est prédominante qui s’impose de préférence aux autres (l’imprégnation d’une tonalité affective dans l’enfance)… ; 2) la loi de la séparation des unités : dans l’ensemble d’un champ perceptif, certaines unités perceptives se constituent spontanément selon des lois de proximité des éléments autour de colonnes verticales formées de deux rangées de points tandis que si on diminue ou si on augmente certaines distances, cette structure cesse de s’imposer selon des lois de similitudes entre des éléments… ; 3) la loi de la bonne forme selon laquelle la forme prégnante est toujours la meilleure parce qu’elle présente le maximum d’unité, de simplicité, de régularité, la mieux structurée, la moins compliquée, la plus symétrique et la mieux reconnaissable… 4) les lois de la figure et du fond, de la forme et du contenu selon laquelle, dans un champ hétérogène, la forme de la figure par son contour caractéristique se détache du fond plus homogène, plus uniforme qui n’en a pas. La forme est enveloppée par un fond dont elle s’extraie par un contraste saisissant. La morphogenèse des formes des tissus et des organes qu’on voit à l’œuvre dans l’embryologie des êtres vivants, constitue de ce point de vue, un modèle tout particulièrement instructif : la formation d’un être vivant à partir d’une cellule initiale, constitue une merveille de rigueur et de précision. Comment, à partir de celle-ci, en émergent des milliers de milliards, en lignées spécialisées selon un ordre parfait dans l’espace et dans le temps, voilà qui défie l’imagination ? Au cours du développement embryonnaire sont progressivement traduites et exécutées les instructions qui contenues dans les chromosomes de l’œuf, déterminent quand et où se forment des milliers d’espèces moléculaires constituant le corps de l’adulte. Tout le plan de la croissance, toutes les séries des opérations à effectuer, l’ordre et le lieu des synthèses, leurs coordinations, tout cela s’inscrit dans l’exécution d’un plan qui traduit le message nucléaire. François Jacob, dans La logique du vivant, décrit les processus des forces formatrices des formes du vivant. Les transformations et les métamorphoses des formes se laissent décrire en ces termes. Si l’on parvient à montrer comment peuvent émerger des entités et des propriétés bien définies, ce n’est en effet qu’à partir de formes émergentes qui proviennent des stratégies d’un principe organisationnel de structures abstraites dont on peut définir par avance la complexité par des réseaux relationnels ramifiés.

 

            L’agencement et la composition des formes laissent entrapercevoir des convergences possibles de formes vers des unités idéales de significations fonctionnelles : Donald Davidson dans son essai le plus connu, Actions, Reasons and Causes (1963) propose de décrire cette émergence comme une « survenance ». « Bien que la position que je décris, nie qu’il y ait des lois psychophysiques, elle est compatible avec la thèse selon laquelle les caractéristiques mentales sont en un certain sens dépendantes des caractéristiques physiques, ou survenantes par rapport à elles. On peut interpréter cette survenance non pas comme une réduction des unes aux autres mais comme signifiant qu’il y a deux événements qui sont corrélés d’un côté à un aspect physique et de l’autre à un aspect mental ».

           

            Trois niveaux d’exigence des émergences de formes peuvent rendre compte :

 

-         à un premier niveau, on peut voir émerger dans la perspective d’une espèce de nominalisme empirique des désignations nouvelles de choses : la juxtaposition et la superposition de formes distinctes relativement permanentes qui témoignent seulement de leurs dispersions…

 

-         à un deuxième niveau, l’émergentisme faible : la caractérisation des individus, des espèces et des genres dont la naissance des caractéristiques reste contingente.Dans L’origine des espèces, Charles Darwin rend compte des mécanismes de cette contingence par le rôle prédominant qu’il accorde au hasard  puisque les deux facteurs des variabilités individuelles et spécifiques sont 1) des mutations accidentelles des duplications des gènes et 2) la loterie génétique de la reproduction sexuée…

 

-         à un troisième niveau, l’émergentisme fort : le développement des tissus et de leurs répondants dans le cerveau qui constituent un tout qui commande étroitement la configuration de l’ensemble des conduites ou des comportements. L’exemple le plus intéressant de la possibilité d’une émergence forte, c’est celui de l’action de notre esprit sur le cerveau et le corps : est-ce que nous sommes réellement libres de décider ce que nous décidons ? Notre soi-disant liberté n’est-elle qu’une illusion ? Chez Spinoza, la liberté n’est ainsi que la compréhension des chaînes de causalité, c’est un acquiescement à nos déterminations intérieures : je choisis d’acquiescer à ce que mon corps physique veut et à ce que les processus neuronaux font…Dans La structure du comportement, Maurice Merleau-Ponty consacre le dernier chapitre de cet ouvrage à mettre en évidence le rôle de la réflexion dans cette émergence… : « l’expérience de mon corps comme mien » (Traité des passions § 31), qui discrédite la métaphore aristotélicienne de « l’âme comme un pilote dans un navire », est expliquée par un « mélange réel de l’esprit et du corps » (Sixième méditation). Cette co-naissance, ce contact aveugle est une participation à l’existence : « une action de la pensée, qui n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse pas d’envelopper en soi un raisonnement » (Dioptrique p 150).

 

            Le refus et la contestation des formes toutes faites, proteste contre la subordination des formes à des fonctions et revendique qu’une autonomisation spontanée des formes, puisse être envisagée comme étant au principe d’une éthique et d’une esthétique naturelle d'une nature naturante. Une structure est dite émergente si elle paraît survenir d’elle-même et si elle est issue de sa dynamique propre, c’est-à-dire que ses propriétés qui n’existaient pas préalablement dans les éléments qui l’ont composée, contribuent pourtant à les faire apparaître. Exemples : l’émergence des formes de la vie, l’émergence de formes de la matière, l’émergence des formes de civilisation. Sa création n’a rien de surnaturel. Elle est le plus souvent un phénomène observable, reproductible, mesurable et qui correspond à des lois scientifiques reconnues. Même les transitions de phase qui ont donné naissance à notre univers peuvent être reproduites, si celles-ci mettent en jeu des énergies que l’on peut obtenir en laboratoire. On peut ainsi créer de la lumière et de la matière à partir du vide. Ce que l’on appelait autrefois « le mystère des origines » devient aujourd’hui lois de l’émergence. Jean Piaget, dans La naissance de l’intelligence chez l’enfant consacre tout un chapitre de ce livre à l’évolution de l’intelligence sensori-motrice dans lequel il est amené à souligner que tandis que dans « la théorie des formes, l’idéal est d’expliquer l’intelligence par la perception, il s’agirait plutôt de tenter d’expliquer, les tâtonnements de l’intelligence et de la réflexion (de l’intelligence réfléchie) par une équilibration active : «  une forme est d’autant meilleure qu’elle satisfait davantage à une double exigence d’organisation et d’adaptation de la pensée, l’organisation consistant en une interdépendance des éléments donnés et l’adaptation en un équilibre entre l’assimilation et l’accommodement » (p 345). Si l’on veut saisir comment les schèmes d’assimilation et les schèmes d’accommodements s’intègrent dans une intelligibilité dynamique, nous devons nous reporter aux dernières pages de La formation du symbole chez l’enfant : Piaget fait procéder les mécanismes de nos intuitions d’un système de mise en jeu de nos imitations et de nos représentations qui cristallisent nos pensées dans et au travers de jeux de langages ou de jeux de mots qui nous intègrent dans des situations en replaçant les textes de nos pensées dans les contextes intersubjectifs de nos milieux sociaux ou dans les contextes intersensitifs de nos environnements naturels…

 

            « On appelle « émergence » une combinaison préexistante d’éléments préexistants produisant quelque chose d’inattendu. Un exemple classique de ce type de phénomène est celui de l’eau, dont les caractéristiques les plus remarquables sont totalement imprévisibles au vu de celles de ses deux composants, l’hydrogène et l’oxygène ; pourtant la combinaison des deux ingrédients donne naissance à quelque chose d’entièrement neuf. » expose le paléoanthropologue Ian Tattersall qui réfléchit à l’émergence du langage, car la sélection adaptive ne lui semble pas une bonne explication de son apparition : « l’apparition de la pensée symbolique ne semble nullement être le résultat d’une tendance opérant sur la longue durée, comme la sélection darwinienne l’exige. L’autre hypothèse est donc celle-ci : cette innovation relève probablement de ce que l’on appelle l’émergence. » « Des phénomènes d’émergence se produisent dans toute une gamme de systèmes à l’échelle du laboratoire, depuis la mécanique des fluides jusqu’à la cinétique chimique, l’optique, l’électronique ou la science des matériaux. » rapporte Grégoire Nicolis dans « L’énigme de l’émergence ».  L’ordre émergent n’apparaît pas seulement à cause des propriétés de chacun des éléments mais de leurs interactions qui s’auto organisent. C’est un ordre collectif. Il a un caractère d’une apparition d’une nouveauté structurelle. L’émergence suppose un comportement global qui n’était pas inclus dans les propriétés de chacune des parties et un comportement survenant brutalement de façon discontinue. « On dira qu’une propriété ou un processus est émergent à un niveau d’organisation donné si, bien que réductible en principe aux propriétés de ses constituants de niveau inférieur, sa survenance semble impossible à prédire a priori à partir de la connaissance que l’on a de ses propriétés. »

 

La genèse des formes linguistiques en est un autre exemple : elle nous fait découvrir la « forme interne » des langues : le passage à la forme des langues et des langages, c’est-à-dire l’invention des grammaires et de leurs syntaxes qui distinguent entre les adjectifs, les substantifs et les verbes d’état ou d’action. Peter Frederick Strawson dans Individuals, analyse le processus de la survenance de ces formes linguistiques qui adviennent à la faveur de la constitution de formations discursives propres à chacun des domaines du savoir. Michel Foucault dans L’archéologie du savoir, (p 243)

 

    Le terme d’émergence, de « création naturelle », ou d’« organisation spontanée », (production brutale d’une structure qui n’était pas précédemment conçue) ne doit pas prêter à confusion. Il n’a rien à voir avec l’idée d’un pouvoir créateur, métaphysique ou extra physique.  « Ce qui qualifie un phénomène émergent, c’est une propriété collective qui n’est présente dans aucune des molécules individuelles. Les lois qui gouvernent les systèmes émergents sont en relation avec les lois mathématiques des transitions de phase survenant dans de tels systèmes, et plus généralement dans tout ce qui se passe à un niveau supérieur à celui des molécules individuelles. »La vie a émergé de la matière inerte. La matière a émergé du vide. Le temps et l’espace ont émergé de la matière. Les structures matérielles (des molécules aux galaxies) sont nées du temps et de l’espace, le concept d’émergence est de plus en plus utilisé pour décrire cet étagement des complexités. Il repose sur la constatation que dans un ensemble formé de parties différentes, le tout est davantage que la somme des parties. Si nous regardons une montre, la montre est davantage que la somme de ses rouages. Si nous regardons un organisme vivant, celui-ci est plus que la somme de ses organes. Par ailleurs, ce qu’indique la montre, la mesure du temps et ce que l’on fera de cette mesure, ou le comportement qu’adopte l’organisme, ne peuvent être déduit de ce que sont les organes, même additionnés.

            Ceci paraîtra une banalité, mais la portée philosophique du concept est bien plus grande qu’on ne l’imagine a priori. Elle confirme ce que la science des systèmes indiquait par ailleurs : un système, même composé d’éléments simples, risque d’évoluer dans le temps de façon imprévisible.

            Mais c’est en biologie et en physique que le phénomène de l’émergence est de plus en plus évoqué. En biologie, cela n’a rien d’inattendu. En physique, il oblige à admettre qu’il n’est pas possible d’expliquer l’apparition des structures complexes en recherchant des lois simples régissant les composants premiers de la matière. C’est tout récemment le prix Nobel américain Robert Laughlin qui l’a montré le mieux. Robert Laughlin est un physicien quantique. Il connaît donc bien le non-réalisme de la mécanique quantique. Il considère que celui-ci, grâce à la prise en considération du phénomène de l’émergence, devrait être importé dans la physique des objets de notre monde, dits macroscopiques. Il en donne des exemples à propos des états de la matière super-fluides ou de la supraconductivité. Bien que ces états soient couramment utilisés, nul physicien ne peut expliquer à ce jour d’où ils proviennent.

            Pour Laughlin, l’émergence remet en cause le primat du réductionnisme. Celui-ci inspire au contraire les grandes théories de la physique cosmologique, notamment la M. Théorie ou théorie du Tout, puisqu’elle vise à donner en quelques équations les recettes permettant de reconstruire notre univers dans tous ses aspects. La M.Théorie repose sur le postulat qu’en analysant les entités complexes de ce monde, par exemple les atomes, on peut en extraire les éléments fondateurs qui permettront ultérieurement de reconstruire ces entités complexes ou de les modifier. Il s’agit donc d’une démarche réductionniste analytique, conforme à ce que proposait Descartes : réduire le tout à ses parties, pour mieux le comprendre. Mais pour un nombre croissant de physiciens, il s’agit d’une entreprise vaine, reposant sur une erreur de conception fondamentale. Le physicien anglais David Deutsch avait déjà constaté que la physique théorique, à elle seule, n’était pas capable d’expliquer la génération de complexité correspondant à l’apparition de la vie ou des grands systèmes cognitifs collectifs propres aux sociétés humaines modernes. Il fallait trouver un autre paradigme explicatif. Depuis les travaux fondateurs de Stuart Kauffman (At Home in the Universe, the Search for Laws of complexity and Organisation, 1996), on sait aujourd’hui que ce paradigme existe, c’est celui de l’émergence. En forçant le trait, on dira que la théorie de l’émergence prend acte de l’échec de la pensée scientifique traditionnelle, analytique et mathématique.

            L’émergence ne remplace pas une explication par une autre puisque précisément elle se borne à constater l’inexplicable. Elle ne permet pas en général de comprendre pourquoi tel phénomène complexe apparaît. A fortiori elle ne permet pas de prévoir comment évoluera ce phénomène. Elle permet seulement d’affirmer que cette apparition n’est pas due à un miracle mais qu’elle relève d’un processus physique. Elle est un peu comparable en cela à la théorie de la sélection darwinienne en biologie. La diversification des espèces s’explique en général par la sélection darwinienne, mais le détail de celle-ci comme la façon dont l’évolution se poursuivra à l’avenir ne peuvent être explicités par ce principe général. Ils ne peuvent qu’être constatés a posteriori.

            Au plan d’une vision générale sur l’Univers, le concept de l’émergence ne permet pas de comprendre immédiatement pourquoi le monde est ce qu’il est et moins encore ce qu’il deviendra. Il permet juste de comprendre qu’aucune théorie réductionniste, comme la théorie du Tout évoquée ci-dessous, ne permettra jamais d’analyser et reproduire la complexité du monde. Mais en vérité il fait beaucoup plus. Il oblige à ouvrir les yeux sur des problèmes non résolus, voire insolubles en l’état, ce qui aura le grand avantage d’éviter que leurs soient données de fausses solutions. Parmi ces problèmes non résolus se trouvent les mécanismes eux-mêmes qui permettent l’émergence. Rien ne dit qu’ils seront un jour explicités par la science. Sont-ils généraux ou propres à tel ou tel domaine de la matière et de la vie ? On ne peut le dire encore. Mais il n’est pas interdit qu’à force de travail et en évitant les fausses bonnes solutions, on puisse en faire progressivement apparaître quelques-uns.

 

 

      L'improbable émergence des formes. La « théorie » (qui n’est pas une théorie au sens traditionnel du terme) de l’émergence relève en effet du domaine scientifique. Elle ne se borne pas à constater l’hétérogénéité ou la non-prédictabilité de certains phénomènes, ce qui n’aurait aucun intérêt pratique. Lorsque le scientifique constate l’apparition d’un phénomène émergent, il a tout à fait le droit de l’étudier, en faire la typologie, l’intégrer au corpus des connaissances du moment. Il ne dira pas que le phénomène émergent révèle la réalité en soi du monde, il dira seulement qu’il s’intègre à l’ensemble des relations établies ici et maintenant entre un réel inconnaissable en essence, des instruments permettant de générer des phénomènes nouveaux et des esprits humains générateurs de systèmes de représentation symbolique. Dans cette perspective, le scientifique se doit d’être d’abord un expérimentateur instrumentaliste, aux yeux grands ouverts, comme le demande Robert Laughlin. C’est en effet en observant les phénomènes inattendus générés par le fonctionnement des appareils traditionnels ou nouveaux qu’il peut identifier des émergences pouvant expliquer ces phénomènes. Il ne prétend pas en faisant cela qu’il accède à une quelconque réalité en soi, à un quelconque univers fondamental. Il se borne à dire qu’il construit une réalité relative à lui et à ses observations, s’inscrivant momentanément et parfois localement dans le devenir de la société scientifique humaine, qui constitue elle-même une émergence plus globale. Mais on peut penser que, même en ce cas, on ne pourra pas utiliser les mécanismes de l’émergence, à supposer qu’ils aient été compris, à générer tel univers plutôt que tel autre, sauf peut-être sur un plan très local. Les résultats obtenus auraient en effet de grandes chances d’être différents de ceux attendus, ce qui ne permet pas de grandes ambitions. Il faut se résoudre à vivre avec l’incertitude. Mais c’est peut-être ainsi que notre univers est devenu ce qu’il est.

              Conclusion. Quand les attitudes deviennent formes, la réflexion se fait Cosa Mentale : elles tendent alors à se corriger et à exiger leurs clarifications en aptitudes et en compétences. Portant l’art au concept, au travers de l'émergence des formes, la science doit procéder d’une réminiscence qui en faisant advenir à la forme, la connaissance : la forme qu’on est devient une forme qu’on a ; la forme qu’on a, c’est la forme qu’on fait advenir. La théorie de l’émergence s’apparente ainsi un peu, au plan épistémologique, à la physique statistique : celle-ci se refuse à postuler l’existence d’un réel en soi. Elle se borne à rassembler les interprétations relativisées des phénomènes que les observateurs voient émerger au travers de leurs instruments : à nouveaux instruments, à nouveaux observateurs, nouveaux phénomènes. Néanmoins, l’émergence de ces nouveaux phénomènes permet de construire un monde qui bien que reposant sur des fondements inexpliqués, existe cependant en termes de réalité relativisée, dans le monde macroscopique qui est le nôtre. La physique statistique est typiquement constructiviste. Elle construit un monde relatif à l’homme. On retrouvera là Protagoras : "l’homme est la mesure de toute chose". Mais l’homme n’est pas la seule mesure des choses. Comme il n’est pas le seul organisme complexe existant sur Terre, et dans la mesure où le processus de qualification des émergences provenant de l’univers quantique sous-jacent est accompli en permanence par d’innombrables organisations physiques ou matérielles en prise avec cet univers quantique, chacune de ces organisations construit sa propre réalité relative. On aura la réalité relativisée de la termite ou celle de la bactérie, qui coexistera et qui éventuellement,  interagiront avec la réalité relativisée construite par l’Homme. Autrement dit, on aboutira à un monde complexe tel que la science humaine peut l’observer, résultant de l’activité émergente d’une infinité d’acteurs matériels et biologiques, sur fond d’indétermination…

Publié dans Philosophie

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G
La relève de la forme... Sa relance...
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