Platon et Debord, même combat...(5-b)

Publié le par Pierre Gapenne

Cette propension du spectacle à tourner en dérision toute autorité et lui-même, a pris la relève de la contestation réelle qui s’est peu à peu épuisée. Comme les saturnales antiques, ce triste carnaval confirme l’esclavage qu’il fait semblant de contester : il fait de la profanation de la norme et de l’iconoclasme, la forme suprême de l’idolâtrie...

Cette propension du spectacle à tourner en dérision toute autorité et lui-même, a pris la relève de la contestation réelle qui s’est peu à peu épuisée. Comme les saturnales antiques, ce triste carnaval confirme l’esclavage qu’il fait semblant de contester : il fait de la profanation de la norme et de l’iconoclasme, la forme suprême de l’idolâtrie...

        IV) Platon et Debord, même combat
       l'addiction aux images, << the show goes on >> 

 

           

      Programmé de cette manière, l’exhibition de l’érotisme ou de la cruauté désamorce totalement la charge subversive de toute désobéissance : au lieu d’arracher le spectateur à la torpeur de sa quiétude, elle provoque chez lui une léthargie profonde qui l’anesthésie dans une apathie revendiquée fièrement où tout est indifférent. L’indifférence à la souffrance d’autrui que Himmler exigeait de ses SS est devenue la norme. Dans cette optique, la vérité et la réalité sont redondantes : il ne reste que des effets de réalité privés de sens. L’exemple limite du happy slapping illustre cette redondance : il faut ajouter à l’image sa plus-value de jouissance que produit la réalité, à savoir l’affirmation vide que ce qui a été effectivement filmé a bien eu lieu. Le principal grief qu’on pouvait adresser au spectacle jadis, c’est d’être contemplatif et qu’il maintient son spectateur dans une certaine passivité, de l’amener à s’identifier passivement à des vedettes, ce qui occulte les dialogues et les vécus individuels de la vie quotidienne qui restent sans langages et oubliés au profit du spectaculaire : << le spectacle est le contraire du dialogue [1] >>. Aujourd’hui, le spectacle réfute ces affirmations : tous les spectateurs peuvent désormais accéder à leur quart d’heure de célébrité, n’importe qui peut dialoguer avec tout le monde : il est devenu interactif et il invite chacun à participer en s’impliquant activement à ses dispositifs de grands jeux de rôles. Le trait fondamental du spectacle, c’est qu’il est programmé par un autre que le spectateur : je vois ce que l’autre veut bien me faire voir. Cet autre qui commande mon regard demeure lui-même invisible : il est hors champ. Comme dans la caverne de Platon, la visibilité la plus intense a lieu à partir d’un point de retrait le plus reculé. L’aliénation est étendue à tous les domaines de la vie, tout en la dissimulant on nous fait passer d’une identification à une autre par un programme préétabli pour une émancipation. C’est un monde renversé où la dépossession apparaît comme une appropriation et l’aliénation comme un véritable affranchissement. Le dépassement de l’aliénation se change en confirmation de l’aliénation : le spectateur peut désormais se forger ses propres chaînes et la dénonciation des faux dépassements est devenue un leitmotiv habituel. Il devient quasiment impossible de critiquer la société du spectacle : le spectacle se présente lui-même comme la contestation la plus radicale et la plus résolue de la passivité, de la séparation et de l’aliénation spectaculaire : du coup, il devient un activisme forcené frénétique. Cette propension du spectacle à tourner en dérision toute autorité et lui-même, a pris la relève de la contestation réelle qui s’est peu à peu épuisée. Comme les saturnales antiques, ce triste carnaval confirme l’esclavage qu’il fait semblant de contester : il fait de la profanation de la norme et de l’iconoclasme, la forme suprême de l’idolâtrie. Ce sont des images qui se moquent d’autres images qui se font à leur tour raillées et chassées par des images nouvelles.

 

                V) Le point d’achèvement du système des images

 

                 Dans La destination de l’homme, Fichte semble décrire le point d’achèvement qu’allait atteindre la société spectaculaire. << Il n’y a pas d’être, moi-même, je ne sais rien et je ne suis pas. Il existe des images, elles sont les seules choses qui existent, des images qui passent, des images sans signification ni buts : je suis moi-même une de ces images. Non pas même cela, je ne suis moi-même qu’une image confuse parmi d’autres images [2] >>. Au moment où il énonce cette désespérante vérité, Fichte nous précise qu’elles sont la conséquence inévitable d’une approche scientifique purement théorique du monde : << un système de la science ne peut être qu’un système de pures et simples images sans aucune réalité, sans signification ni but. La science n’est pas la réalité, elle méconnaît que quelque chose de réel est situé hors de l’image : ce quelque chose de réel, c’est la praxis, l’exigence d’agir, la libre volonté de se créer soi-même un monde autre et meilleur que celui qui existe pour mes yeux [3] >>. Au-delà de la contemplation passive des images d’images, se trouve la vérité de la vie, c'est-à-dire la praxis. Cette certitude qui passe de Fichte à Marx, Debord n’y aura jamais renoncé : jamais il n’aura cédé aux pressions de toutes ces théories à la mode qui dissolvent les vérités dans un pur jeu de simulacres et rendent ainsi toute critique impossible, jamais il n’a abandonné cette affirmation fondamentale qu’il s’agit d’atteindre un point de vérité qui en dehors du spectacle, serait un point de résistance à son emprise. Puisque la vérité peut se voir aussi dans les images, toutes les images ne sont pas spectaculaires, tout n’est pas spectacle et le spectacle n’est pas le tout du réel. Le spectacle est une totalisation négative qui se définit par ce qu’elle exclue et qui s’efforce de doubler le monde comme la carte de l’empire dont parlait Borges et qui serait aussi étendue que l’empire lui-même. Même s’il réussissait à tout redoubler, cela ne veut pas dire qu’il puisse tout absorber. L’hypothèse d’un spectacle intégré qui serait capable d’absorber le réel n’est qu’un fantasme. Ce point de résistance, cet élément rebelle, l’adversaire du spectacle, la classe de la conscience n’est plus le prolétariat (il n’est plus question d’attendre comme en 1967 le second assaut du prolétariat).

 

                VI) L’ontologie fondamentale du vivant.

 

                Les commentaires sont un faire part de deuil du prolétariat : la hantise et la paranoïa qui caractérise les commentaires est la rançon délirante de leur lucidité. Ce qui est désormais le sujet de la praxis, c’est cet innommable, cet infigurable, << qu’est le vivant se produisant lui-même [4] >>. Ce qui résiste seul à l’illusion ne peut être que la vérité elle-même, une décision pour la vérité. Alors que la brigade légère s’est dispersée sous le feu de l’ennemi, il va s’agir de rester fidèle à cet engagement initial pour une vérité. A une époque où bon nombre de gens déclinent sur tous les tons que n’est vrai que le << rien n’est vrai >> nietzschéen, il s’agit d’occuper cette position singulière d’un théoricien qui combat au nom de << la vérité qui est toujours menacée de devenir un moment du faux >> [5], au nom d’une vérité qui a cessé d’exister presque partout. <<Cette vérité qui peut apparaître aussi dans les images>> peut aussi apparaître en renversant le sens de ses images. Dans cette optique, qu’est donc la vérité ? Il faut s’interroger sur la négation la plus radicale : pourquoi le spectacle est il le lieu de la plus haute puissance de la non vérité : parce << qu’il provoque l’effacement des limites du moi et du monde qui refoule toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qui organise les apparences [6] >>. La vérité vraie est la vérité du vécu : ce qui résiste c’est la vérité réellement vécue, le travail vivant de l’expérience directement vécue qui ne se laisse pas dominer par une inversion de la mort. Le sujet de l’histoire ne peut être que << le vivant se produisant lui-même, devenant maître et possesseur de son monde, existant comme conscience de son jeu [7] >>. Dans ce désert des tartares où les guetteurs sont lassés d’attendre sans fin le fameux second assaut prolétarien, d’autres forces vives sont déjà à l’œuvre. La vérité vivante se fraie de nouveaux chemins. Les opprimés qui n’ont pas encore trouvé le chemin de leur délivrance doivent se rappeler que la ligne de démarcation essentielle, ce n’est pas celle qui existe entre la passivité et l’activité mais celle qui existe entre le vivant et le mort. Cette ontologie fondamentale du vivant prend le contre-pied << de l’inversion concrète de la vie qui est le mouvement autonome du non vivant>>, <<cette négation de la vie qui est devenue visible >>. Elle permet de combler ce déficit d’expérience dont prend acte la première thèse de la société du spectacle : << toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation [8] >>.

 

                VII) Libérer la praxis.

 

                Cette époque nouvelle, cette vérité qui vient en appelle à une théorie critique et rien ne nous oblige à nous soumettre aux préjugés qui pèsent sur la pensée de la société spectaculaire. Le sujet vivant de l’Histoire se donne à lui-même sa force de vie : ce sujet est un sujet cartésien qui n’a de cesse de s’approprier et de se réapproprier son soi et son monde. Les vivants doivent chercher à habiter le monde en essayant de le protéger contre les forces qui menacent de le détruire. Identifier la vie à l’activité revient à assimiler toute passivité à une aliénation, à un mal radical, à une prison de la praxis. En proclamant qu’il n’y a plus rien à faire qu’à attendre, en faisant l’apologie d’une passivité pré originaire ou à une démobilisation euro taoïste, la philosophie contemporaine conforte les hommes à leur penchant à courber l’échine devant le malheur. Dans un monde asservi, il est bon de rappeler les vertus de l’action et de la révolte pour faire face à la passivité apparente des victimes et des opprimés qui n’ont pas encore trouvé le chemin de leur libération. Il ne faut certes pas méconnaître les effets pervers d’une aliénation active ou d’une praxis dénaturée participant frénétiquement à sa propre aliénation dans ce nec plus ultra d’une société du spectacle interactive intégrée. Le spectacle, c’est le mort saisi par le vif en se faisant passer pour la vie : << comme le besoin de l’argent qui devient dans le spectacle un vrai besoin insatiable, la vie sociale du spectacle est faussée, c’est la vie de ce qui est mort se mouvant en soi-même [9] >>. Tandis que dans la perspective du caractère spectral de la vie, on laisse les morts enterrer les morts, dans la perspective de la vraie vie, la vie doit se délivrer de ses illusions mortifères : il s’agit de déceler sous le masque du spectre ou du fétiche, la chose même de la vérité de la vie. << Le spectacle n’est pas seulement un ensemble d’images, c’est un rapport social médiatisé par des images [10] >>. Les rapports sociaux se présentent illusoirement comme des rapports de choses.

 

[1]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 18.

[2]) Johann Gottlieb FICHTE : La destination de l’homme ; éditions Garnier Flammarion, traduction Jean-Christophe Goddard, p 147.

[3]) Johann Gottlieb FICHTE : La destination de l’homme ; éditions Garnier Flammarion, traduction Jean-Christophe Goddard, p 149.

[4]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 74.

[5]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 9.

[6]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 219.

[7]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 74.

[8]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 1.

[9]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 215.

[10]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 4.

Publié dans Politique

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