Critique de la foi perceptive...(6-c)

Publié le par Pierre Gapenne

L’illusion semble déjà à l’œuvre dans les phénomènes les plus élémentaires de la vision...

L’illusion semble déjà à l’œuvre dans les phénomènes les plus élémentaires de la vision...

Critique de la foi perceptive...(6-c)

 

VIII) Critique de la foi perceptive.

 

                Lorsqu’il analyse le caractère fétiche de la marchandise, Marx compare la réification à la tendance propre à la vue à transformer en choses de simples impressions sensibles : << c’est ainsi que l’impression lumineuse d’un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même mais comme la force sensible de quelque chose qui existe en dehors de l’œil [1] >> : l’illusion semble déjà à l’œuvre dans les phénomènes les plus élémentaires de la vision. Il faut réinscrire l’illusion du spectacle dans les conditions de possibilité de la vision. Le mode d’appropriation du Capital se prête à une loi fondamentale du regard, à une folie de la vision qui réifie tout ce qu’elle vise et la transformation ultime du Capital en spectacle ne ferait alors qu’opacifier cette folie spéculaire spéculative qui va devenir le mode d’appréhension universel de la société toute entière. En ce sens, le Capital est déjà image, auto figuration défigurée de sa propre réalité. Plus exactement, il s’agit d’une illusion au deuxième degré d’une image pervertie qui serait la forme accomplie de la réification de la marchandise. Mais la détermination fondamentale du spectacle et de la vue elle-même comment la désigner ? << Par un abandon mystique à la transcendance de la marchandise [2] >>. A la différence du toucher ou même de l’ouïe, la vue est le sens de la transcendance, c’est un sens extatique qui nous projette hors de nous-même dans l’horizon du monde en transformant des impressions visuelles immanentes en perceptions d’objets extérieurs. Le monde de la vision se fonde ainsi sur une foi perceptive, sur la croyance en la réalité de ces objets et dans la vision fascinée du spectateur d’images. Le spectacle ne fait donc que redoubler l’Ur doxa primordiale.

 

                IX) La renaissance du sujet par le rien en soi.

 

                On peut certes naturaliser le spectacle comme le fait Régis Debray en considérant qu’il est une condition inévitable et indépassable de toute vision mais il n’en reste pas moins que à la croyance initiale qu’il accompagne toute vision, le spectacle ajoute une autre vision à laquelle il  nous impose d’adhérer : nos attentions sont captées et nous voyons le monde à travers les yeux de l’appareil comme si je le voyais de mes propres yeux. Lorsque le regard de l’autre se substitue à mon propre regard, l’inversion visible de la vie atteint son paroxysme : à la transcendance du voir et à l’aliénation originaire qu’elle implique, le spectacle surajoute une autre aliénation qui a désormais une base historique et sociale. Là où scintillent les leurres du spectacle, il s’agit de faire voir la vérité des images. Question : puisque toute vision et toute image comportent une part d’aliénation, comment peut on donner à voir de la vérité ? La folie de la vision, c’est sa transcendance qui m’arrache à moi-même pour me jeter dans un monde d’objets. Or, la vraie vie est hors du plan de la vue sur un tout autre plan : sur le plan d’une vie invisible qui se donne aveuglément à voir à elle-même. Le spectacle est l’inversion de cette vérité vivante, il est le cheval de Troie de la transcendance dans l’immanence : l’intrusion de la mort elle-même faisant irruption dans la vie. << Le refoulement de la vérité doit être associé à l’écrasement du moi [3] >>. L’héritier de Descartes met en évidence que cette vie inversée par le malin génie du spectacle n’est rien d’autre que la vie singulière dépossédée d’elle-même qui désire revenir à soi en surmontant son aliénation. << Là où était le ça économique, le je (ne veux rien d’autre que du rien) doit advenir et émerger [4] >>. << Rien n’est plus naturel de considérer toutes choses à partir de ce rien en soi choisi comme centre du monde [5] >>. Cet égocentrisme consiste à affirmer un sujet vrai capable de résister à la non-vérité du monde : c’est un Descartes qui n’aurait jamais consenti à trahir la vérité dans l’immanence du visible. Ce qui se montre dans les images, c’est que la vraie vie est absente, elle est toujours déjà passée. Faute de pouvoir présenter immédiatement la vie, il faut se résigner à ne la laisser entrevoir qu’en négatif : n négatif qu’ le cheval de Troyà partir des images de sa disparition : par un travail du négatif d’une esthétique négative.

 

       

                 X) Fausses sciences et fausses consciences

 

                Et en effet, ce qu’il aurait fallu dire d’abord du spectacle, c’est qu’il est << le règne autocratique (non pas seulement de l’économie marchande mais aussi et surtout des économies industrielles) ayant accédé au statut d’une souveraineté [1] et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagne ce règne >>  par les apparences, devenue irresponsable par un certain nombre de secrets de raison d’Etat. Non content d’avoir trahi et travesti la conscience en fausse conscience [2], le spectacle au travers du fétichisme du travail a métamorphosé le devenir falsificateur du monde en devenir monde de la falsification : nous sommes désormais soumis non seulement aux  mensonges de nos défaussements mais également à ceux  d’un certain nombre de fausses sciences au service de certaines catégories sociales. Ce modèle productiviste est à ce point  intégré  dans et par les institutions et surtout dans et par les administrations qu’il ne peut plus guère désormais être vécu que sur un mode nihiliste passif aveugle. Dans cette optique, l’armée de réserve du conservatisme activiste (Le Parti Socialiste et les anciens Trotskystes) est devenu le foyer du refoulement passif du productivisme qui œuvre à gérer la bêtise ambiante des régimes de pensée des larbins. Jean Baudrillard [3] aura su superbement et parfaitement prolonger les analyses de Debord pour les faire converger  vers une analyse de la valeur d’échange et fort du background de l’ethnologie et de l’anthropologie notamment de celle de Marcel Mauss, il aura su parfaitement mettre en évidence le caractère magique de l’économie marchande sans la vilipender comme peut le faire si allègrement et si injustement Debord : avant d’être esthétique, économique ou scientifique, notre regard a été magique. A  l’inverse, il montre les métamorphoses des régimes du désir en mettant bien en évidence que c’est  la vocation de la valeur d’échange d’accomplir les désirs au travers de tous les avatars des mimétismes de nos images et de nos représentations qui se cristallisent et se fixent en normes axiologiques en se  mesurant aux étalons de nos centres d’intérêt. Au fond,  les seuls qui soient vraiment à la hauteur du texte de Debord, c’est Rogozinski et Baudrillard parce que comme lui, ce sont à la fois de vrais stratèges et de vrais stylistes (et non pas des hagiographes). Se mettre à la hauteur du texte de Debord, c’est analyser notre époque à partir des Mémoires du Cardinal de Retz et à partir des Mémoires de Louis de Saint Simon.


[1]) Guy DEBORD : Commentaire sur La société du spectacle ; éditions, § II.

[2]) Joseph GABEL : La fausse conscience ; Les éditions de Minuit, 1962.

[3]) Jean BAUDRILLARD : Le système des objets ;

                                       : Pour une critique de l’économie politique du signe ; éditions Gallimard, collection Tel.

                                       : La société de consommation ;

                                        : Le miroir de la production ; (l’illusion critique du matérialisme historique) éditions Casterman.

     

 

 

 

 

 

[1]) Karl MARX : Le Capital ; traduction Jules Roy, éditions Garnier Flammarion, p 69.

[2]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 67.

[3]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § .

[4]) Guy DEBORD : La société du spectacle ; éditions Gallimard, § 52.

[5]) Guy DEBORD : Panégyrique Tome 2 ; éditions Gallimard, p 1659.

[6]) Guy DEBORD : Commentaire sur La société du spectacle ; éditions, § II.

[7]) Jean BAUDRILLARD : Le système des objets ;éditions NRF.

                                       : Pour une critique de l’économie politique du signe ; éditions Gallimard, collection Tel.

                                       : La société de consommation ; ses mythes et ses structures , éditions NRF.

                                        : Le miroir de la production ; (l’illusion critique du matérialisme historique) éditions Casterman.
                                    : L'échange symbolique et la mort ; éditions Gallimard.

Publié dans Politique

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